Homélie de Monseigneur MOLINAS
Eglise Saint-Michel de Draguignan - 5 décembre 2012

 

La Clé de notre maison

Cinquante ans sont passés.

Il m’arrive souvent de penser à mon père lorsque, là-bas, pour la dernière fois, il ferma la porte de notre maison. Je pense à tous ceux qui ont eu à accomplir ce geste. Saisir une dernière fois la poignée d’une porte dont le mouvement a rythmé toute une vie ; en un bref instant, juste le temps de tourner la clé à double tour, faire mémoire des mains jeunes et fermes de ces nouveaux époux, dont l’amour et le courage donnèrent vie à une génération nouvelle, promise à toutes les espérances sécrétées par l’invisible dynamisme d’un soleil nouveau ; surprendre la main de l’enfant qui se hisse sur la pointe des pieds pour s’accrocher à la poignée, et qui, ne pouvant que répondre à l’appel du dehors, s’élance bientôt dans la lumière des arènes de midi ; contempler enfin les mains noueuses de ceux qui, au terme du combat, poussent cette même porte afin de pénétrer dans la paix et la fraîcheur d’un univers peuplé de souvenirs et d’images de luttes, de conquêtes, de joies et de rages, qui vous gardent le sang chaud jusqu’au dernier battement d’un cœur comblé. Fermer une dernière fois cette porte et s’en aller sans espoir de retour.

Seigneur, cinquante ans sont passés et je voudrais, aujourd’hui encore, que tu puisses accueillir l’expression de notre souffrance. Nous savons que Toi, tu ne nous as pas abandonnés ; Toi, tu ne nous as pas trahis. Tu nous as accompagnés dans notre descente aux enfers. O ! bien des fois, nous avons pensé, à tort, que tu t’étais un peu détourné de nous. Forcément, on disait, on criait, on écrivait partout que nous étions maudits, que notre péché était inavouable ; qu’il ne pouvait y avoir de pardon pour nous, les infâmes, les tortionnaires, les profiteurs. Nous aurions fini par y croire nous aussi et, du coup, en arriver même à  avoir peur de nous faire reconnaître comme venant de là-bas. Mais bien vite, des noms, des visages d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards venaient nous hanter comme autant de victimes innocentes qui imploraient qu’on ne les oubliât pas. Non ! Aucun péché, même inexpiable, n’aurait pu justifier les crimes et les massacres que nous avions subis. Dieu, que ces années furent terribles ! Tu le sais, Toi qui reste auprès de ceux qui souffrent. Tu étais resté proche de nous, non pour nous donner raison contre les autres, mais simplement pour prendre sur tes épaules cette croix trop lourde pour nous. C’est bien grâce à Toi, Seigneur, que nous ne nous sommes pas effondrés, et que nous sommes là aujourd’hui pour te prier encore. Il m’arrive même de penser que notre exode peut être comparé à celui de ton peuple, Israël. N’a-t-il pas fallu que Tu le pousses, que Tu le tires, que Tu l’entraînes dans le désert ! Mais quarante ans après, il entrait en Terre Promise.

Et pour nous, cinquante ans après, où en sommes-nous ? Beaucoup de ceux qui ont vécu cette traversée du désert sont aujourd’hui véritablement entrés en Terre Promise, puisqu’ils sont auprès de Toi. Pour ceux qui sont encore ici-bas, pour nous, si nous avons su garder confiance et foi en Toi, nous savons que nous pouvons dès maintenant vivre de Ta promesse. La Terre Promise n’est plus un pays déterminé, mais tout lieu de cette planète où l’homme vit en communion avec Toi.

Et cependant, Seigneur,  nous ne pouvons renoncer aux souvenirs, à l’histoire. La Bible n’est-elle pas remplie de ces histoires d’hommes? Ne parle-t-on pas de l’Histoire Sainte pour désigner Ta rencontre avec l’humanité ? Et n’est-ce pas à travers l’histoire des hommes que tu traces Ton chemin et que Tu les appelles à te suivre ? Comment, Seigneur, pourrions-nous découvrir le sens de notre histoire si nous la désertions ? Pourquoi ne pourrions-nous pas, nous aussi, exercer ce qui, finalement, serait « le droit à l’histoire » ?

Et de plus, cette histoire n’est pas seulement notre histoire ; elle est aussi l’histoire de l’Algérie et celle de la France.

 Et pourtant, nombreux voudraient laisser croire que l’histoire des Pieds-Noirs est une histoire défunte…mais personne n’ose lui donner une sépulture. Il est tellement plus commode de la maintenir dans une obscurité qui évite de mettre en lumière les aspects les moins flatteurs d’une histoire de France qui se voudrait exemplaire et infaillible. Et pour cela, ne va-t-on pas jusqu’à jeter dans les oubliettes de l’histoire tous ceux qui ont été sacrifiés, dans leur innocence ou dans leur bravoure, pour avoir cru en la parole donnée.

 Il nous faut savoir résister et lutter contre toutes les tentatives mises en œuvre pour nous faire taire ; elles sont nombreuses et variées. Il y a maintenant cinquante ans, notre petit peuple était jeté sur les routes de l’exil. C’était l’année de mes quinze ans. Récemment, dans une lettre peu amène, un correspondant qui réagissait à l’un de mes textes sur l’Algérie, me demandait : « Mais, quel âge aviez-vous donc? » - sous-entendu « Vous deviez être bien jeune pour oser aujourd’hui prétendre nous parler de cette époque. » Et bien oui, j’étais jeune ! Mais déjà assez grand pour avoir pris racine dans cette terre qui m’a vu naître ; pour me sentir de ce pays et pas d’ailleurs ; pour être, aujourd’hui encore,  meurtri jusqu’au plus profond de mon être par le déracinement et par les années de misère morale et matérielle qui devaient suivre  ce triste été 1962. Alors, de grâce, que l’on ne vienne plus me demander quel était mon âge lorsque je mis les pieds sur le Kairouan pour une traversée sans retour. Cette année, j’ai soixante cinq ans et je me souviens. Nous nous souvenons !

Notre petit peuple n’était ni exceptionnel ni parfait, mais il avançait à travers ombres et lumières dans un contexte qu’il n’avait pas choisi et où, malgré tout, il savait faire preuve de courage, de charité et de fraternité. La preuve en est, ce reportage diffusé il y a quelques années sur la troisième chaîne dans l’émission Thalassa, sur Bouharoun, petit port fondé par quelques familles napolitaines, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Alger. Dans le local où se rencontrent aujourd’hui les pêcheurs de Bouharoun, sont pieusement accrochées aux murs des photos jaunies de bateaux et d’équipages composés d’européens et d’arabes. Au journaliste qui le questionne sur comment on vivait à Bouharoun avant l’indépendance, un patron de pêche répond : « Mais on se connaissait tous, Italiens, Espagnols, Algériens. On vivait ensemble comme une famille…après il y a eu les événements. » Il ne revendique pas une guerre de libération ou d’indépendance ; il parle pudiquement et comme à regret des événements dont la violence a brisé les liens qui unissaient les deux communautés.

    Alors Seigneur, par Celle que nous avons tant invoqué là-bas sous le vocable de Notre Dame d’Afrique, Notre Dame de Santa Cruz ou Notre Dame de Stora, nous en appelons à ton amour et à ta vérité. Viens apaiser nos cœurs et cicatriser nos déchirures. Permets que nos morts aient enfin droit à une sépulture digne et reconnue dans l’histoire de notre pays. Que ta vérité puisse enfin toucher tous les coeurs et permettre à chacun de savoir ce dont il a à te demander pardon, afin que la paix et la miséricorde puissent enfin nous réunir. Inch Allah ! Amen !

 

Mis en page le 06/12/2012 par RP