En réponse à l'affirmation de Rachid Mimouni, citée au panneau IV de l'exposition F.N.A.C.A. :
"Au pays du couscous et des musulmans, le blé reculait devant la vigne"
on peut apporter les précisions contestataires suivantes publiées dès 1930 dans

 

Cahiers du Centenaire de l'Algérie III
L'Evolution de l'Algérie de 1830 à 1930

Par M.E.F. Gautier Professeur à la Faculté des Lettres d'Alger

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p44-48

Parmi les produits proprement agricoles il est intéressant de mettre à part les vieilles cultures indigènes.

En première ligne :

Les Céréales

Le Maghreb a toujours cultivé des céréales, blés durs, qui ont toujours donné aux indigènes la semoule, base de leur alimentation; orge, qui donne aussi du pain et qui, dans l'alimentation des chevaux, remplace l'avoine de chez nous; pour mémoire, dans certains coins; la Kabylie par exemple, le sorgho (bechna).

La colonisation européenne a introduit des céréales nouvelles, le blé tendre par exemple, l'avoine, le maïs, mais ces céréales nouvelles restent subordonnées. Elles n'ont pas détrôné le blé dur et l'orge qui sont adaptés au pays, et auxquels une sélection millénaire a donné des qualités très appréciées.

L'influence de la colonisation, qui est énorme, a porté sur autre chose : les instruments et les méthodes de labour.

L'indigène ne connaissait que l'araire, la petite, charrue à soc en bois, qui égratigne le sol. Le colon a introduit la grande charrue des labours profonds. Les machines agricoles modernes ont une très grande diffusion et sont l'objet d'un gros commerce d'importation. Ajoutez l'usage du fumier, des engrais chimiques.

Quel a été le résultat ?

Production et superficies emblavées.
La courbe de la production osceille brusquement suivant que les années ont été sèches ou humides.
La courbe des superficies emblavées ne varie à peu près pas. Le contraste est vif avec les autres courbes sauf avec celle des ovidés qui est du même Type stationnaire.

Quand on établit la courbe des céréales (production et superficies emblavées, entre les années 1900 et 1924), le résultat est décevant. La courbe n'a pas du tout l'allure triomphante des ascensions rapide : elle accuse une stagnation. Et, si on la prolongeait dans les années antérieures à 1900, elle conserverait le même caractère. En 1865, d'après Trabut, le chiffre des emblavures oscille entre 2 millions et 2 millions 500.000 hectares. C'est à peu de chose près le chiffre de 1923.

Que s'est-il passé? un phénomène complexe.

De 1840 à 1870, dans les belles plaines côtières, dans la Mitidja par exemple, on a fait du blé en grand. Et en définitive on a échoué, définitivement.

La raison en est simple. Malgré les efforts prolongés des colons, le blé dans la Mitidja n'a jamais pu rendre plus de 10 à 12 pour 1.

C'était un progrès énorme; l'indigène n'obtient guère que du 5 au 6. Mais sur nos plateaux limoneux de la Picardie, par exemple, le rendement est de 40 à 50.

Il faut laisser aux agronomes le soin d'expliquer cette disproportion, s'ils le peuvent. Et se contenter de constater le fait, surabondamment établi.

Il est vrai  que les rendements sont inférieurs à 10 dans d'autres coins de la planète, grands exportateurs de céréales, au Manitoba par exemple.

Mais le Manitoba est un pays de culture extensive où la terre n'a pas de valeur, et qui ne peut rien produire en dehors des céréales ? La Mitidja est une plaine magnifique au terreau profond, noir, meuble, imbibé d'eau, à proximité d'un port d'embarquement. Un sol pareil a une vocation de culture intensive à grand rendement.

On ne se résignait pas à cette culture improductive des céréales qui paraissait un gâchage de richesses latentes. On pressentait la possibilité de cultures concurrentes, infiniment plus rémunératrices.

Ces cultures nouvelles, la Mitidja les a cherchées avec acharnement de 1848 à 1870.

Le problème de la mise en valeur a reçu sa solution dans les premières années de la troisième République. La crise du phylloxéra en France a créé la viticulture algérienne. La vigne a conquis la Mitidja et en a éliminé les céréales. Dès 1885, il y a déjà à Boufarik 1.318 hectares de vignes, contre 1089 hectares de blé. Aujourd'hui le blé a pratiquement disparu. C'est la vigne essentiellement qui est la base de l'opulence actuelle; d'un rapport énorme et sûr; jusqu'à 150 hectolitres à l'hectare, d'un gros vin de coupage très riche en alcool (jusqu'à 150), d'écoulement facile.

Une évolution analogue s'est produite dans toutes les parties riches du Tell.

Mais alors la courbe des surfaces emblavées n'aurait pas dû rester stationnaire, elle aurait dû s'effondrer.

Si elle s'est maintenue, c'est qu'il s'est produit ailleurs dans le sud de l'Algérie une évolution inverse et compensatrice.

D'après Trabut, au début de la colonisation, on admettait que la culture des céréales exigeait 600 millimètres de. pluies. Aujourd'hui on obtient de belles récoltes dans des régions où les pluies ne dépassent pas 350 millimètres. Cette révolution d'immense portée a été amenée par l'introduction des méthodes de culture sèche qu'on a baptisées en Amérique dry farming.

Le nom vient des Etats-Unis. Mais la méthode elle-même n'a rien d'américain; il est vrai seulement qu'elle a été là-bas analysée scientifiquement et probablement perfectionnée. A cela près le dry farming est vieux de 2.000 ans et il est méditerranéen.

En somme, dans ce pays silencieux ou chacun garde pour soi sa pensée, tout le monde savait; excepté nous, septentrionaux immigrés.

A partir de 1900 environ, nous aussi nous avons pénétré le secret de polichinelle. On ne sait pas bien comment. A coup sûr nous n'avons pas été à l'école des Etats-Unis. Le dry farming apparaît dans les toutes dernières années du XIXe siècle en Oranie, plus précisément à Sidi-bel-Abbés. Il a été importé par des Andalous. On ne nous en dit pas davantage et je suppose qu'on n'en sait pas plus long.

Les résultats de cette révolution furent considérables.

Et par exemple à l'est de Tiaret s'étendent les plaines du Sersou. jusqu'à la fin du XIXe siècle, le Sersou fut, comme le reste des Hauts-Plateaux, une steppe à peu près vide, pays de nomades et de moutons. Or, brusquement, en un nombre d'années étonnamment petit, elle s'est couverte de superbes moissons et de villages européens. a été le succès le plus retentissant du dry farming, celui qu'on cite toujours en exemple.

Ainsi est-il arrivé que les céréales, expulsées des belles plaines, ont envahi les terres arides, jadis improductives. L'équilibre s'est maintenu, mais au total le progrès est nul.

Si nous nous demandons pourquoi, ce n'est pas que le colon n'ait fait en matière de céréales les mêmes merveilles qu'en d'autres domaines. C'est que cette culture ne l'intérresse pas, toutes les fois que le sol est riche. Il a reconnu au contact des réalités que la vocation agricole du pays est ailleurs. Et en effet dans les domainses méditerranéens ce sont surtout les cultures arbustives qui sont chez elles.

ainsi que dans:

L'oeuvre agricole française en Algérie - 1830-1962. Deuxième édition. Editions Jacques Gandini 2002.

Statistiques agricoles officielles de l'Algérie

Crales
Autres crales, racines alimentaires, lgumes secs, fves et fveroles
Superficie (ha)
Production (qx)
Superficie (ha)
Production (qx)
1867
2 260 446
4 664 496
46 528
206 995
1870
1 693 510
12 319 610
33 705
241 215
1875
2 897 781
19 312 833
52 153
363 437
1880
2 840 883
14 315 532
47 779
315 485
1885
2 545 614
16 354 353
51 420
255 594
1890
2 821 016
18 541 901
45 448
279 314
1895
2 879 463
16 577 189
36 436
203 196
1900
2 907 519
22 538 136
32 071
170 812
1905
2 834 164
14 231 339
57 202
711 767
1910
3 001 066
22 127 815
72 020
859 129
1915
2 987 347
19 059 921
89 087
666 611
1920
2 589 163
17 266 922
70 154
567 922
1925
3 109 705
19 165 814
79 595
493 942
1930
3 292 108
19 745 434
85 903
475 020
1935
3 107 807
17 485 939
54 991
277 204
1940
2 672 000
9 309 000
-
325 000
1945
2 178 000
3 574 000
-
32 000
1950
2 674 000
18 651 000
-
655 250
1955
3 430 300
19 987 200
-
597 500
1960
2 845 700
17 353 500
-
576 050

Pages 244-245

   Ce n'est pas sans amertume que l'on entreprend de retracer l'histoire des progrès de la céréaliculture algérienne. Cette amertume grandit à la lecture des statistiques de la F.A.O. : il apparait que la superficie consacrée aux céréales a doublé, ce qui suppose la suppression généralisée des jachères, puisque l'extension de la céréaliculture dans le sud est trop aléatoire (zones de pluviométrie inférieures à 400 mm), par conséquent :

- tous les perfectionnements possibles dans le travail du sol, expérimentés par les agronomes francais, ont été rejetés, ainsi que les principes concernant le choix des assolements en liaison avec le travail du sol.

- l'emploi obligatoire de variétés adaptées aux différentes zones de culture est méconnu et rejeté.

   Les résultats de ces rejets des principes fondamentaux, basés sur une expérience séculaire, se traduisent par les chiffres suivants (d'après des statistiques de la F.A.0.):

   Sur 6 121 000 hectares (3 292 000 en 1957) de blé dur + blé tendre + orge + avoine, il a été récolté un total de 3 771 000 quintaux de grains, ce qui correspond à un rendement de 1,6 quintal à l'hectare (pour la période 1969-1971).

   En 1957 (dernières statistiques valables avant l'indépendance), le rendement moyen de l'Algérie en céréales (b.d + b.t + o + av) était de 6,7 quintaux/hectare (avec 11,9 en culture européenne et 4,9 en culture musulmane) à rapprocher également des chiffres cités page précédente.

   Lorsque les agronomes attiraient l'attention sur la démographie en Algérie et la nécessité d'augmenter la production des céréales vivrières, ils voyaient trop bien un avenir qui était, à court terme, dramatique pour ce pays, et décourageant pour ceux qui avaient travaillé de tout leur coeur et de toute leur énergie pour l'éviter.

 

Mis en page le 8/03/2009 par RP