"Qu'un sang impur" [Analyse d'une œuvre]

Par Raphaël Delpard

"1960. La guerre d'Algérie a déjà 6 ans. Les combats sont sanglants et ne font pas de prisonniers" ?

Première interrogation. L'auteur, Abdel Raouf Dafri, situe l'action en 1960, ce qui est bien entendu son droit le plus absolu. Cependant, ni la bande annonce, non plus que son film ne nous proposent d'aperçu de la situation politique et militaire pour situer l'action, ne serait-ce que par des allusions succinctes.

C'est gênant. Rappelons qu'en 1960 le conflit entre les nationalistes algériens et l'Etat français se situe dans sa phase finale.

Sur le terrain des opérations militaires, grâce au plan Challe1, l'ALN (Armée de libération nationale) - la branche militaire du FLN (Front de Libération Nationale [algérienne]) - est quasiment refoulée de nombreux territoires qu'elle occupait.

La pression exercée par le FLN sur les populations a considérablement diminué, car les militaires algériens de l'ALN ne disposent plus de leurs "zones refuges". Ils sont coupés de leurs bases arrière tunisiennes grâce à l'efficacité de la "Ligne Morice". La ligne Morice est une barrière électrifiée qui constituait une défense armée à partir de juillet 1957, et qui séparait les territoires algérien et tunisien.

Blanc, chrétien, croisé, assassin de musulmans, aveuglé par le drapeau français et ses valeurs traditionnelles

Son nom est emprunté à celui d'André Morice, qui, à l'époque, était ministre des Armées du gouvernement français. Rappelons aussi qu'en 1960 eut lieu l'épisode des « Barricades », qui faisait suite à l'action menée par le député Lagaillarde contre le Gouvernement général dont l'immeuble était situé à Alger.

Les manifestants affrontèrent les forces de l'ordre. Il y eut des morts et des blessés. L'action était une réponse à l'allocution du chef de l'Etat, lequel annonçait dans une intervention télévisée la tenue probable d'un référendum. Les manifestants avaient compris que Charles de Gaulle était sur la voie de l'abandon et trahissait ainsi les Algériens et les Français qui l'avaient porté au pouvoir le 13 mai 1958 sur la base du maintien de l'Algérie dans la France.

Le 6 octobre 1960, De Gaulle annonça la création d'un Etat algérien souverain et indépendant. C'était donc plié, selon l'expression utilisée de nos jours. La guerre se terminerait bientôt, même si l'on pouvait imaginer qu'il y aurait ici et là des convulsions militaires sur le théâtre des opérations.

Chaque camp, cependant, se tenait tranquille dans l'attente de la suite des décisions politiques. Ni l'Armée française ni les soldats algériens n'avaient intérêt à provoquer le moindre remous dans la crainte de voir s'effondrer la paix qui était à portée de main, quoi qu'on en disait.

Après le référendum, De Gaulle se lancera dans une autre guerre - une guérilla plus précisément - contre les Français d'Algérie.

Rappelons à ce propos à Abdel Raouf Dafri, que la troupe française - j'évoque ici les « appelés du contingent » - n'était pas, dans son ensemble, favorable au putsch des généraux. C'est leur réticence qui fera échouer l'entreprise considérée par les media gaullistes et ceux de gauche comme séditieuse.

Dafri affirme : « Les combats sanglants ne font pas de prisonniers... ». Pas de prisonniers ? Il est regrettable pour son film qu'il contienne d'aussi énormes « imprécisions » ; s'il avait effectué un minimum de recherches, Dafri aurait découvert, pour le seul intérêt du spectateur bien entendu, l'un de mes ouvrages qui parut sous le titre : Les oubliés de la guerre d'Algérie. Lorsque l'on lance des accusations historiques contre une nation, il est généralement préférables qu'elles soient fondées...

L'enquête que j'avais menée raconte en effet, témoignages à l'appui, ce que fut la vie des soldats français prisonniers des Algériens : l'ALN ne disposant pas de lieux de détention, les prisonniers étaient contraints de marcher de jour et de nuit en empruntant sans cesse le même circuit.

Il y en eut qui marchèrent ainsi pendant trois ans... Ils sont apparus dans l'historiographie de la Guerre d'Algérie sous l'appellation de « prisonniers nomades ». D'autres ont été transférés à Oujda, au Maroc, base arrière de l'Armée algérienne, et parqués dans des maisons individuelles.

Ils dormaient à même le sol et devaient supplier les gardiens pour qu'ils leur permettent de se laver. Sans compter la nourriture, composée de rations congrues. Certains d'entre eux ont perdu la raison, d'autres, de retour à la vie civile, ont mis fin à leurs jours. Ce qui a motivé leur geste est trop long à exposer ici, ce n'est pas le sujet de l'article.

Côté des Français, n'en déplaise à Dafri, on compte aussi des prisonniers algériens. Leur incarcération n'était certes pas de joyeuses vacances ; certains ont connu les séances d'interrogatoire, car il était nécessaire pour l'Armée française de recueillir le maximum d'informations utiles à la protection des civils et des militaires. D'autres, j'en ai vus, j'y étais, restaient quelques jours dans l'unité qui les avait fait prisonniers.

Ils y étaient nourris correctement, soignés si c'était nécessaire ; j'en témoigne d'autant plus aisément que je servais dans une unité du Service de Santé des Armées. Ensuite ils étaient conduits soit dans un camp soit dans une prison, à Alger ou dans une autre ville.

J'ajoute à la liste des actions meurtrières de l'Armée française aux dépens des prisonniers algériens la fameuse "corvée de bois", parce qu'il ne me viendrait pas à l'idée d'occulter les épisodes du conflit qui ne parlent pas en faveur du comportement de la France.

C'est précisément le plus grand problème de crédibilité du réalisateur de Qu'un sang impur : il a raison lorsqu'il évoque dans le cahier de presse la barbarie qui sévissait dans les deux camps, le malaise réside en cela que son film ne montre strictement qu'une seule barbarie : celle des Français.

L'un des personnages principaux du film est un certain Paul Andreas Breitner. Voici ce qu'en dit le résumé officiel du film : "Vétéran de la guerre d'Indochine, le Lieutenant-colonel Paul Andreas Breitner a laissé son glorieux et douloureux passé militaire derrière lui. Jusqu'au jour où il est contraint de se rendre en Algérie récupérer le corps du colonel Simon Delignières, porté disparu dans les Aurès Nemencha, une véritable poudrière tombée aux mains des rebelles. Alors qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même, Breitner se voit forcé d'assurer cette mission quasi suicidaire accompagnée de Soua Ly Yang, ancienne combattante dans le groupe de commandos qu'il dirigeait au Viet Nam".

Mais d'où sort ce colonel avec son nom à consonnance germanique ? Que vient-il faire dans le rôle principal de cette cacophonie censée extraire la quintessence de la Guerre d'Algérie ?

Avoir engagé un comédien belgo-néerlandais pour tenir ce rôle n'est assurément pas innocent. Son accent, se rapprochant de celui d'un Allemand, suggère que les soldats français, ou ceux agissant sous le drapeau tricolore, étaient des ersatz de nazis, et donc, par extension, que l'Armée française en Algérie avait des comportements de nazis.

Un Allemand engagé dans la Légion, sans doute un ancien nazi camouflé sous l'uniforme français puisqu'on mentionne sans autre élément d'explication le "glorieux et douloureux passé militaire derrière lui".

Le narratif du film est ainsi truffé d'invraisemblances, d'artifices destinés au détournement de la sensibilité du spectateur sans aucun lien avec le sujet, et de messages codés.

Une fois encore, nous ne prétendons pas qu'il n'y ait pas eu d'Allemands engagés dans la Légion Etrangère, ni même d'anciens soldats d'Hitler, mais ils n'étaient en aucun cas représentatifs de l'Armée française, et surtout, ils n'eurent évidemment aucune fonction historique dans le conflit algérien.

Il est dit de surplus dans le résumé que Breitner est accompagné de deux femmes. L'une est Soua Ly Yang, "ancienne combattante dans le groupe de commandos qu'il dirigeait au Viet Nam".

Il est inutile de chercher à saisir la vraisemblance du personnage de Ly Yang dans le film, car il relève de la fantasmagorie "missionnaire" du réalisateur. C'est inimportant, sauf qu'elle incarne également l'un des acteurs principaux de l'action.

L'autre femme est Assia Bent Aouda, "membre du FLN, spécialiste en explosifs, qui intègre la mission dans l'espoir de sauver la vie de sa mère, prisonnière des parachutistes français".

La rencontre avec ce second personnage, j'ai un peu honte de le concéder, m'a fait éclater de rire. Parce qu'il n'y avait pas de femmes dans les unités combattantes de l'Armée tricolore, pas plus que dans les rangs de l'Armée algérienne !

Au cas où Abdel Dafri fait allusion à des femmes-terroristes, à l'exemple de Zohra Drif, celles-ci agissaient uniquement dans les villes et jusqu'à la fin de la Bataille d'Alger, sur ordre d'Ali Lapointe. Ce dernier inventait les explosifs qu'elles posaient dans les cafés ou les bals, causant à ces occasions de nombreux morts et des invalides permanents parmi les civils, dont un chiffre non négligeable d'enfants.

Mais jamais une femme n'aurait pu se trouver dans une unité militaire. Quelle qu'elle soit. Alors que dans le film on en compte deux !

Autre contradiction historique : il est dit dans le résumé que Breitner récupère un sergent-chef sénégalais, lequel est condamné à mort dans le film pour le meurtre de son officier. Je sais bien que Qu'un sang impur est une fiction, et qu'une fiction peut prendre des libertés avec la réalité historique ; mais lorsqu'il n'y a pratiquement plus aucun lien entre ladite fiction et la réalité historique, pourquoi, dans ces conditions, prétendre illustrer la Guerre d'Algérie ? J'ose donc demander sur quelle archive le réalisateur s'appuie-t-il pour nous proposer cette nouvelle ineptie ?

Combien y a-t-il eu de soldats ayant assassiné l'officier qui les commandait pendant la Guerre d'Algérie ? Aucun à ma connaissance, et je passe pour l'un des spécialistes de ce conflit.

Dans le film, le lieutenant-colonel ex-allemand nazi est à la recherche du corps du Colonel Simon Delignières. Qui l'a mandaté pour cette mission ? Dans quel cadre s'inscrit-elle ? Mais surtout, à quelle réalité "factuelle, méconnue, révélatrice ou problématique" du conflit Dafri entend-il s'attaquer ?

Il y eut bien un sous-lieutenant, Hervé Arthur, qui fut égorgé dans l'embuscade de Palestro2 avec quarante de ses hommes. Mais son corps a été retrouvé. Le seul officier de l'Armée française qui a bel et bien disparu pendant le conflit fut le Capitaine Raymond Bouchemal. Un capitaine, rien à voir donc avec un colonel. Le reste est à l'avenant.

Faute de références plausibles aux événements, ce film n'est plus qu'une fiction partisane et biaisée qui prend le prétexte de la Guerre d'Algérie pour permettre à Abdel Raouf Dafri de se livrer à une critique abjecte, toujours la même : celle de l'Armée française, celle de la France. A l'en croire, une armée de soldats bornés ne sachant faire qu'une chose : tuer. C'est de la caricature au premier degré. Sans l'esquisse d'une nuance, d'un questionnement, sans le moindre recul, sans la moindre analyse. Lorsque l'on retire l'ensemble de ces éléments d'une narration, il ne demeure que de l'émotion de bas étage.

Que sont devenus pour Darfi les trente mille soldats français qui sont morts ? Les soldats algériens également tombés au combat ? Que diable ne montre-t-il pas les femmes européennes violées par les nationalistes dans les cours d'immeubles ? Où sont les femmes arabes qui se prostituaient, s'offrant aux militaires français et qui, par crainte de perdre leur virginité, et donc d'être répudiées par leur futur mari au moment de l'examen prénuptial, pratiquaient la sodomie entre deux portes ?

Le réalisateur n'a-t-il pas entendu parler des soldats français éviscérés après qu'ils furent morts, ou est-ce que cette barbarie-là n'a pas "mérité son attention" ? Combien de fois, pourtant, avons-nous dû, après l'affrontement, les récupérer dans cet état. Ils étaient tués au cours d'un accrochage avec l'ennemi, et avant que le Service de Santé et une unité de protection n'interviennent, les soldats algériens revenaient sur place et leur ouvraient le ventre. C'était une façon pour eux de salir la mort.

Où sont passés les civils algériens auxquels leurs compatriotes coupaient le nez s'ils étaient pris fumant des cigarettes françaises ? Où est l'adolescent algérien, fils d'un harki, c'était son seul crime, pendu par les pieds, la tête plongée dans une cage, où des rats lui dévoraient le visage ? Ses cris de terreur sont à jamais mêlés à ma mémoire. Ca, c'était ça la Guerre d'Algérie, rien à voir avec l'opérette de fin des soldes proposée par ce que propagandiste, récupérateur de souffrances.

Lequel Abdel Raouf Dafri, né à Marseille le 13 août 1964, se prétend "un enfant de la France. Un de ces fils de la première vague d'immigrés débarqués du bled un an après la proclamation d'indépendance de l'Algérie".

Ce type de déclaration est inconsommable sans apprêts : que viennent faire ses parents en France ? La question n'est pas incongrue, elle est légitime et même nécessaire. Les parents de Dafri quittent l'Algérie qui vient d'obtenir son indépendance pour aller vivre au milieu de la nation dont les arrière-grands-parents ont asservi les Algériens pendant 132 ans ? Ils s'installent au milieu de ce peuple qui, à en croire le film, a pris du plaisir à tuer et à torturer celui de Dafri ? J'ai du mal à saisir... ils en redemandaient ?

Le sens de l'histoire voudrait qu'ils soient restés en Algérie pour y bâtir le pays de leurs rêves enfin libérés des "monstrueux colons".

Sang impur ou navet indigeste, on n'échappe pas au pathos d'Abdel Raouf Dafri, lequel ne répond en aucune manière à la question simple que je viens de formuler : « La France est mon pays, l'Algérie celle de mes parents. Sur ce point, je sais exactement où j'en suis et je n'ai aucun problème d'identité. Le destin de mes parents, comme celui de beaucoup d'immigrés algériens, est la conséquence d'une colonisation très violente commencée en 1830 avant de déboucher sur une guerre d'Indépendance qui va durer près de huit ans, soit deux fois plus longtemps que la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle les deux camps feront preuve d'une effroyable sauvagerie ».

Mon pays ? Le problème est que les déclarations du réalisateur, jurant à qui veut l'entendre qu'il a refusé de choisir un camp au détriment de l'autre, sont mensongères. L'une des preuves de ce que j'avance consiste en l'affiche du film ; elle montre un soldat français, la tête et le visage occultés sous le pan du drapeau tricolore. Le treillis est largement ouvert sur la poitrine où nous voyons pendre la croix chrétienne à une chaine. Il faudrait être complètement sot pour ne pas comprendre le message : le soldat est chrétien et tue des Arabes. C'est un croisé, digne descendant de Godefroy de Bouillon, venu assassiner des musulmans en Algérie. Non, Dafri, nous ne sommes pas totalement sots, nous avons eu l'occasion d'apprendre la dialectique qui mène au Bataclan et à la promenade des Anglais. Je ne fais pas d'amalgame, je décris l'affiche de votre film telle que chacun peut la voir.

Le film en soi ne présente strictement aucun intérêt, ni sur le plan historique, ni éventuellement philosophique. Question filmique ; il nous a été donné de voir des séries « B » plus inventives et mieux ficelées. Tkss... disons les choses simplement et sans détours : Qu'un sang impur est une allégorie islamo-gauchisante de réécriture politiquement correcte de l'histoire servant de déversoir de haine au réalisateur.

De plus, Abdel Raouf Dafri était parfaitement au courant de ce qu'un sujet comme celui-ci, traité comme il l'a fait, lui assurerait, sans s'exposer au moindre risque, les faveurs de la presse bienpensante.

Mais tant de haine et tant de mensonges... Antispécisme grégaire à l'encontre des Français, mais formulé dans un double langage pernicieux d'une sorte de nationalisme à la fois identitaire et anti-identitaire, dans lequel les nouveaux arrivants seraient les dépositaires de la vraie France et les garants de son avenir, et les indigènes, forcément des racistes qui devraient avoir honte ne serait-ce que de la couleur blanche de leur peau : « Je suis heureux d'être Français (sic), donc je raconte l'histoire de mon pays qui se trouve, en ce début du 21e siècle, traversé par des questionnements sur son identité, sa souveraineté et ses frontières. Ceux qui s'emparent de la question de l'identité sont, hélas, majoritairement, des sournois racistes persuadés qu'être Français (sic), c'est forcément être catholique et blanc de peau ».

Le journaliste et avocat Charles Consigny, a rédigé un article3 paru dans le magazine Le Point, qui me semble décrire correctement le personnage de Dafri et son œuvre. J'en propose ici un court mais explicite extrait : « Un homme vulgaire et belliqueux. Il incarne une nouvelle jet-set Canal + fière d'être analphabète, de se dire de gauche, et de produire des œuvres nulles aux frais de l'Etat ».

Vous pouvez ne pas aller voir ce film sorti dans les salles le 20 janvier dernier. Abstenez-vous afin de ne pas donner à Dafri ne serait-ce que l'impression que son ode à la haine participe d'une œuvre artistique, philosophique ou historique. N'y allez pas, en mémoire des soldats français, algériens morts au combat, des déracinés, des victimes du terrorisme, des massacrés d'Oran, et des cent-soixante-mille harkis assassinés sur l'ordre du premier président algérien, Ben Bella..

Notes :

1- Maurice Challe est l'un des généraux du putsch qui aura lieu à compter du 21 avril 1960 et se terminera le 26 du même mois [https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Challe_(1905-1979)]

2 - Embuscade de Palestro [https://fr.wikipedia.org/wiki/Embuscade_de_Palestro]

3 - Charles Consigny : "Mais qui êtes-vous, Monsieur Dafri ?" [https://www.lepoint.fr/invites-du-point/charles-consigny/charles-consigny-mais-qui-etes-vous-monsieur-dafri-20-10-2013 1745943_1449.php]


Mis en page le 18/02/2020