Où sont les roses de Baraki.

Confiture de pétales de roses.

 

La scène se passe en territoire de France à Baraki, petit village à 20 km d'Alger dans la plaine de la Mitidja.

Connaissez-vous la plaine de la Mitidja ?

C'est une immense plaine, autrefois un marécage infesté de moustiques qui semaient la désolation chez les pionniers. Ils souffraient et souvent mouraient de la fièvre jaune, du paludisme, de la malaria, de la typhoïde. Mais aujourd'hui, à l'heure où se passe ce récit, c'est une vaste étendue verdoyante, plantée de vignes, de blé, d'oliviers et d'agrumes. Quand vous quittez la ville et que vous arrivez en vue de cette plaine, alors vous êtes au Paradis. Les effluves de toutes sortes vous assaillent et vous enivrent. L'odeur camphrée des grands eucalyptus, le parfum suave des orangers et citronniers en fleurs, les fragrances envoûtantes des géraniums rosas et le plus merveilleux des parfums : celui des roses centifolia, roses connues des Grecs et des Romains.

 C'est une débauche de parfums qui enchantent votre âme, volutes parfumées allant au gré du vent et tourbillonnant autour de vous.

 

Au petit matin, avant que le soleil ne se lève, une petite fille, portant à chaque bras, deux grands paniers d’osier, sort de la maison silencieuse, et se dirige vers le jardin.

Elle doit cueillir les pétales des roses toutes perlées de rosée, quand leur parfum est encore emprisonné dans ces gouttelettes irisées d’eau pure. Elle pose un de ses paniers au bord de l’allée et, consciencieusement, tenant d’une main la tige d’une rose centifolia, odorante à souhait, elle détache les pétales d’une rose épanouie. Elle laisse les roses en bouton, ne cueille que celles qui, avec la chaleur du jour, seraient fanées au soir. Ses petites mains agiles cueillent, cueillent et le panier s’emplit d’un nuage mousseux, blanc, rose, rouge, jaune. Ses mains embaument. Elle adore ce parfum, elle respire, hume profondément, s’enivre de toutes ces senteurs délicieuses.

 

Son panier est plein. Elle le dépose et prend le second. Elle continue son travail. Car c’est Son travail. Elle est très fière de travailler comme les grands qui lui font confiance.


Ses deux paniers remplis, Emilie retourne à la maison.

- « Grand-mère, j’ai fini ! »

- « C’est très bien ! ma chérie, allez ! viens déjeuner ». 

 

Emilie s’attable devant son bol de lait et engloutit ses tartines, copieusement garnies de confiture. Elle est si bonne la confiture dde grand-mère. Son petit-déjeuner achevé, Grand-mère et Emilie s’apprêtent à faire de la confiture de pétales de roses.

D’abord, il faut mettre les  pétales, sans les froisser, c’est si fragile, délicatement dans une grande marmite en cuivre, où il y a déjà un peu d’eau. Les pétales flottent un moment et s’enfoncent, il faut alors mettre une autre couche de pétales et ainsi de suite. De la marmite, posée sur le poêle à bois, s’élèvent des volutes parfumées. La cuisine et toute la maison embaument. C’est un vrai délice. Quand les pétales deviennent translucides, on met la marmite en attente, jusqu’au lendemain. Puis on remet la marmite sur le feu, en ajoutant du sucre fin. Quand le mélange commence à émettre des petites bulles, il faut baisser le feu au minimum et laisser tout doucement bouillonner, en remuant de temps en temps, très doucement avec une cuillère en bois. Le mélange prend une teinte ravissante, un peu de rose, de violet, de parme.

 

Emilie adore passer ses vacances chez ses grands-parents. On fait tant de choses intéressantes ici. Et puis surtout, on la considère comme une grande. C’est important cela. Une grande personne ne se fait pas gronder. Et aussi, Grand-mère a promis de lui apprendre les secrets de sa cuisine, réputée dans toute la famille  Ah ! le gratin de grand-mère ! » ou encore « les terrines de grand-mère ! » quel régal ! Et les confitures et les gâteaux. Emilie ne va pas s’ennuyer une seconde.

 

Et grand-père est si gentil avec elle. Elle l’adore, il sait tout faire de ses mains. Elle n’a qu’à demander et il fabrique sur mesure : maison de poupées ou petite armoire, ou répare son vélo. Il sait aussi si bien raconter l’histoire de sa vie, ou des contes fantastiques qui lui font peur, mais après tout, quand on est bien blottie dans les bras de son grand-père, c’est délicieux d’avoir peur !

Il n’y a pas de doute, elle est une petite fille heureuse. Elle s’en souviendra toute sa vie.

 

Le temps a passé, des chagrins elle en a eu cette petite fille ! D'abord vivre en état de peur permanente, redoutant les attentats, les bombes à la sortie des écoles, sous les sièges des cinémas, sous les étals des marchés, aux arrêts de bus. L'insécurité, la peur au quotidien puis le départ. Le bateau surchargé d'hommes, de femmes, d'enfants pleurant leur pays perdu, qui les emporte loin de chez eux, vers une terre inconnue.

Puis l'accueil pas très chaleureux de ces français de France qui les regardent comme des bêtes sauvages. Pourtant nous sommes français nous aussi, la petite fille l'a appris à l'école.

Puis les restrictions, plus question d'acheter de la confiture ! Du riz, des pâtes et encore du riz, des pâtes !

Nouvelle école, pas d'amies plutôt des ennemies. Nouveau logement : caisses, cartons chaises bancales, plus rien qui lui rappelle sa jolie chambre et le beau jardin de Baraki.

 

Les grands-parents sont morts de chagrin d'avoir laissé la terre qui les avait vus naître, leur maison, leurs morts, leurs meubles, leur jardin avec ses grands arbres, toute leur vie. Les parents aussi ont rejoint le Paradis des Braves usés avant l'âge par les difficultés, le travail.

 

La vie s'est écoulée. La petite fille a grandi, elle veut devenir quelqu'un, ses professeurs lui ont dit qu'un jour elle deviendrait quelqu'un. Elle ne sait pas trop ce que ça veut dire ? Mais ses professeurs y croient, alors !

Elle s'acharne, étudie, travaille pendant ses vacances scolaires.

Travaille aussi le soir chez des particuliers, étudie encore et toujours pour montrer que les Pieds-Noirs (c'est comme ça qu'on les appelle maintenant !) ne baissent pas les bras, qu'ils savent rebondir, changer mille fois de métier pour réussir dans la vie.

Car cette vie, ils ne l'ont pas choisie. L'Histoire a décidé pour eux.

 

Maintenant 50 ans ont passé. La petite fille est devenue femme puis mère puis grand-mère mais dans son cœur demeure toujours le parfum des roses de Baraki.

Et cette vieille dame aux beaux cheveux blancs garde au fond de son cœur l'amour de sa terre que le destin lui a dérobée. Le soir dans son fauteuil, elle ferme les yeux et revoit la petite fille si fière de cueillir les pétales de roses pour sa grand-mère, mais c'était dans une autre vie !

 

Extrait de «  De la Côte Turquoise à la Côte d'Azur »

Médaille d'Or du Mérite Culturel.

 

Jocelyne MAS

Poète – Ecrivain - Conférencière

Site Internet : http://www.jocelynemas.com

 


1962 Ma grand-mère Virginie Bertrand dans son jardin un mois avant notre départ sur les routes de l'exil.

 

Mis en page le 13/08/2014 par RP.