Où sont les roses de Baraki.
Connaissez-vous
la plaine de la Mitidja ?
C'est une
immense plaine, autrefois un marécage infesté de moustiques qui semaient la
désolation chez les pionniers. Ils souffraient et souvent mouraient de la
fièvre jaune, du paludisme, de la malaria, de la typhoïde. Mais aujourd'hui, à
l'heure où se passe ce récit, c'est une vaste étendue verdoyante, plantée de
vignes, de blé, d'oliviers et d'agrumes. Quand vous quittez la ville et que
vous arrivez en vue de cette plaine, alors vous êtes au Paradis. Les effluves
de toutes sortes vous assaillent et vous enivrent. L'odeur camphrée des grands
eucalyptus, le parfum suave des orangers et citronniers en fleurs, les
fragrances envoûtantes des géraniums rosas et le plus merveilleux des
parfums : celui des roses centifolia, roses
connues des Grecs et des Romains.
C'est une débauche de parfums qui enchantent
votre âme, volutes parfumées allant au gré du vent et tourbillonnant autour de
vous.
Au petit
matin, avant que le soleil ne se lève, une petite fille, portant à chaque bras,
deux grands paniers d’osier, sort de la maison silencieuse, et se dirige vers
le jardin.
Elle doit
cueillir les pétales des roses toutes perlées de rosée, quand leur parfum est
encore emprisonné dans ces gouttelettes irisées d’eau pure. Elle pose un de ses
paniers au bord de l’allée et, consciencieusement, tenant d’une main la tige
d’une rose centifolia, odorante à souhait, elle
détache les pétales d’une rose épanouie. Elle laisse les roses en bouton, ne
cueille que celles qui, avec la chaleur du jour, seraient fanées au soir. Ses
petites mains agiles cueillent, cueillent et le panier s’emplit d’un nuage
mousseux, blanc, rose, rouge, jaune. Ses mains embaument. Elle adore ce parfum,
elle respire, hume profondément, s’enivre de toutes ces senteurs délicieuses.
Son panier est plein. Elle le dépose et prend le second. Elle continue son travail. Car c’est Son travail. Elle est très fière de travailler comme les grands qui lui font confiance. Ses deux
paniers remplis, Emilie retourne à la maison.
- « Grand-mère,
j’ai fini ! »
- « C’est très bien ! ma chérie, allez ! viens déjeuner ».
Emilie
s’attable devant son bol de lait et engloutit ses tartines, copieusement
garnies de confiture. Elle est si bonne la confiture dde grand-mère. Son
petit-déjeuner achevé, Grand-mère et Emilie s’apprêtent à faire de la confiture
de pétales de roses.
D’abord, il
faut mettre les pétales, sans les
froisser, c’est si fragile, délicatement dans une grande marmite en cuivre, où
il y a déjà un peu d’eau. Les pétales flottent un moment et s’enfoncent, il
faut alors mettre une autre couche de pétales et ainsi de suite. De la marmite,
posée sur le poêle à bois, s’élèvent des volutes parfumées. La cuisine et toute
la maison embaument. C’est un vrai délice. Quand les pétales deviennent
translucides, on met la marmite en attente, jusqu’au lendemain. Puis on remet
la marmite sur le feu, en ajoutant du sucre fin. Quand le mélange commence à
émettre des petites bulles, il faut baisser le feu au minimum et laisser tout
doucement bouillonner, en remuant de temps en temps, très doucement avec une
cuillère en bois. Le mélange prend une teinte ravissante, un peu de rose, de
violet, de parme.
Emilie adore
passer ses vacances chez ses grands-parents. On fait tant de choses
intéressantes ici. Et puis surtout, on la considère comme une grande. C’est
important cela. Une grande personne ne se fait pas gronder. Et aussi,
Grand-mère a promis de lui apprendre les secrets de sa cuisine, réputée dans
toute la famille :« Ah ! le gratin de grand-mère ! » ou encore « les terrines de grand-mère ! » quel régal ! Et les confitures et les gâteaux. Emilie ne va pas s’ennuyer une
seconde.
Et grand-père
est si gentil avec elle. Elle l’adore, il sait tout faire de ses mains. Elle
n’a qu’à demander et il fabrique sur mesure : maison de poupées ou petite
armoire, ou répare son vélo. Il sait aussi si bien raconter l’histoire de sa
vie, ou des contes fantastiques qui lui font peur, mais après tout, quand on
est bien blottie dans les bras de son grand-père, c’est délicieux d’avoir
peur !
Il n’y a pas
de doute, elle est une petite fille heureuse. Elle s’en souviendra toute sa
vie.
Le temps a
passé, des chagrins elle en a eu cette petite fille ! D'abord vivre en
état de peur permanente, redoutant les attentats, les bombes à la sortie des
écoles, sous les sièges des cinémas, sous les étals des marchés, aux arrêts de
bus. L'insécurité, la peur au quotidien puis le départ. Le bateau surchargé
d'hommes, de femmes, d'enfants pleurant leur pays perdu, qui les emporte loin
de chez eux, vers une terre inconnue.
Puis l'accueil
pas très chaleureux de ces français de France qui les regardent comme des bêtes
sauvages. Pourtant nous sommes français nous aussi, la petite fille l'a appris
à l'école.
Puis les
restrictions, plus question d'acheter de la confiture ! Du riz, des pâtes
et encore du riz, des pâtes !
Nouvelle
école, pas d'amies plutôt des ennemies. Nouveau logement : caisses,
cartons chaises bancales, plus rien qui lui rappelle sa jolie chambre et le
beau jardin de Baraki.
Les
grands-parents sont morts de chagrin d'avoir laissé la terre qui les avait vus
naître, leur maison, leurs morts, leurs meubles, leur jardin avec ses grands
arbres, toute leur vie. Les parents aussi ont rejoint le Paradis des Braves
usés avant l'âge par les difficultés, le travail.
La vie s'est
écoulée. La petite fille a grandi, elle veut devenir quelqu'un, ses professeurs
lui ont dit qu'un jour elle deviendrait quelqu'un. Elle ne sait pas trop ce que
ça veut dire ? Mais ses professeurs y croient, alors !
Elle
s'acharne, étudie, travaille pendant ses vacances scolaires.
Travaille
aussi le soir chez des particuliers, étudie encore et toujours pour montrer que
les Pieds-Noirs (c'est comme ça qu'on les appelle
maintenant !) ne baissent pas les bras, qu'ils savent rebondir, changer
mille fois de métier pour réussir dans la vie.
Car cette vie,
ils ne l'ont pas choisie. L'Histoire a décidé pour eux.
Maintenant 50
ans ont passé. La petite fille est devenue femme puis mère puis grand-mère mais
dans son cœur demeure toujours le parfum des roses de Baraki.
Et cette
vieille dame aux beaux cheveux blancs garde au fond de son cœur l'amour de sa
terre que le destin lui a dérobée. Le soir dans son fauteuil, elle ferme les
yeux et revoit la petite fille si fière de cueillir les pétales de roses pour
sa grand-mère, mais c'était dans une autre vie !
Extrait de
« De la Côte Turquoise à la Côte d'Azur »
Médaille d'Or
du Mérite Culturel.
Jocelyne MAS
Poète – Ecrivain - Conférencière
Site Internet :
http://www.jocelynemas.com
1962
Ma grand-mère Virginie Bertrand dans son jardin un mois avant notre départ sur
les routes de l'exil.
Mis en page le 13/08/2014 par RP. |