Nouvelles révélations sur la tragédie des Européens disparus
par Jean Monneret

Après la signature des accords* d’Evian et la proclamation du cessez-le-feu le 19 mars 1962, les opérations de l’armée française contre le FLN prirent fin en Algérie .Les partisans de son maintien dans la souveraineté française continuèrent toutefois leur combat, regroupés dans l’Organisation Armée Secrète. Importante à Alger et à Oran, l’action de cette dernière inquiétait le gouvernement français par sa pugnacité. Elle inquiétait aussi le FLN, l’organisation nationaliste qui avait dirigé la lutte pour l’indépendance. Celle-ci reprochait au gouvernement français de ne pas réprimer suffisamment l’OAS et de lui laisser trop de champ libre.

Le FLN décida alors de recourir à ses propres méthodes. Son but : terroriser la population européenne qui globalement soutenait l’Armée Secrète. Le 17 avril 1962, dans la ville d’Alger, en wilaya 4 (algérois), dans la ville d’Oran et en wilaya 5 (Oranie), l’organisation déclencha une vaste campagne d’enlèvements visant les Pieds Noirs.** Bien que quelques responsables de cette organisation aient prétendu ensuite, faussement, qu’ils faisaient enlever des cadres et des militants de l’OAS, les témoignages, les archives, nos recherches, comme celles, plus récentes, de Jordi dans son dernier livre ***, font apparaître une réalité différente. Les enlèvements pratiqués par le FLN étaient le plus souvent aveugles. Ils frappaient des Européens qui avaient le tort de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment.

Les personnes enlevées en cette période de 1962 qui suivit le 19 mars, jour de la proclamation d’Evian sont, pour la majorité, toujours portées disparues. Elles habitaient le plus souvent de petites localités de la Mitidja ou les quartiers périphériques de la capitale situés à la lisière des zones musulmanes. Les enlèvements touchaient donc ceux des Pieds-Noirs que les commandos nationalistes pouvaient atteindre ; femmes, enfants, vieillards n’étant pas épargnés. Des cités HLM sises au Ruisseau, à Belcourt, à Kouba, à Hussein-Dey et à Maison-Carrée, faubourgs  populaires d’Alger, se vidèrent en quelques semaines, parfois en quelques jours, de leurs habitants. Une terreur indicible se répandit sur la ville, accompagnée de la rumeur,- on en sait plus sur ce point actuellement-, que les gens enlevés étaient saignés dans des hôpitaux du FLN des zones indigènes qui manquaient de plasma****.

 A Oran, des phénomènes semblables se produisirent. De nombreux Européens furent enlevés à partir du 17 avril sur les grands axes routiers menant à la ville et sur l’autoroute de l’aéroport, vers la Sénia. Beaucoup de rapts eurent lieu aussi après la proclamation de l’Indépendance, le 5 juillet. (voir article dans ce numéro)

En recourant à ce terrorisme silencieux, le FLN maintenait le cessez-le-feu signé à Evian techniquement intact, puisqu’il n’y avait pas de recours aux armes à feu. Toutefois, en s’en prenant de manière indistincte aux Pieds-Noirs, il déclenchait chez ces derniers une horrible panique, les forçant à l’exode. Le tout est donc analogue à une épuration ethnique. On trouvera le détail de ces épisodes dans notre livre La Phase Finale de la Guerre d’Algérie*****, aux chapitres 7,8 9 et 10. De son côté Jordi (op. cit.) a confirmé, et au-delà, nos recherches. On lira avec fruit ses chapitres 3, 6 et 7. L’intérêt de son ouvrage consacré aux disparus tient pour une bonne part à l’étendue des archives consultées. Il est même difficile de faire mieux : Centre des Archives diplomatiques de Nantes et de Paris, Archives Nationales d’Outre-Mer, Centre des Archives contemporaines, Centre Historique des Archives Nationales, Service Historique de la Défense, Service Central des Rapatriés, Archives du Comité International de la Croix-Rouge. C’est donc un travail sérieux et de grande portée historique.

Jordi n’apporte pas que du nouveau. Ce qu’il écrit retrace souvent des épisodes bien connus des « rapatriés » et de ceux qui se sont penchés sur leurs problèmes. Telle est par exemple la séquence consacrée p. 54, 55 et suivantes aux « barbouzes ». L’intérêt de ce chapitre est double :

Premièrement , il confirme pleinement la collaboration ouverte de la police française ( mission C) et du FLN. Ceci a été évoqué dans divers ouvrages mais faute de documents et d’archives, les récits et les descriptions qu’ils faisaient étaient très souvent minimisés ou ignorés par certains journalistes et des  historiens « engagés ». Or, les grands medias sont trop souvent à l’écoute de ces derniers. Ceci a produit récemment  un flot d’articles, de films et de téléfilms biaisés. On y déplorait certaines victimes (dans le camp FLN) et on ignorait froidement les autres : Européens et harkis par exemple. Certaines associations et publications pieds-noires, il faut le dire, ont parfois gâché leur excellente cause par des exagérations et une véhémence inappropriées.

Deuxièmement , la force du livre de Jordi vient de ce qu’il ne se contente pas d’affirmations, il présente les faits sereinement, documents à l’appui. Il est ainsi capable de prouver et non simplement d’alléguer.

Jordi signale ainsi une réunion du 21 février 1963 à l’Ambassade de France, consacrée au problème des disparus. Un chiffrage officiel de ces derniers fut alors fourni. ( voir dans J. Monneret  La Phase Finale de la Guerre d’Algérie, Partie : Annexes) Nos services consulaires furent bien obligés de constater que les enlèvements et disparitions ont été plus nombreux sous l’Indépendance, qu’entre le 19 mars et le 2 juillet 1962, date de la proclamation de celle-ci. Voici ce qu’on lit dans Un silence d’état et qui laisse pantois : »…deux décisions en apparence contradictoires vont être prises. D’un côté, les services de l’Ambassade s’engagent à établir un suivi chiffré des disparus, mois par mois, mais, d’un autre côté, l’idée maîtresse de l’Ambassade est « de faire disparaître le mythe  des survivants » auprès des personnes qui recherchent leurs proches et auprès des associations de rapatriés. » (p.128)

Nous ne croyons pas, pour notre part, que des disparus aient survécu longtemps après cette époque, ni surtout qu’ils aient été nombreux dans ce cas, en raison du caractère homicide, dès le premier jour, du FLN. Cependant on ne peut que s’indigner que notre Ambassade n’ait pas compris que le meilleur moyen de ne pas alimenter le mythe de la survie, c’était précisément de faire savoir clairement ce qui s’était passé et ce qu’elle faisait pour aider les familles. Combien de veuves de disparus ne se sont-elles pas entendu suggérer mensongèrement par des officiels, à cette époque, que leur mari avait sans doute décidé de refaire sa vie ailleurs ?

En se référant à des dossiers précis et en reproduisant de multiples pièces d’archives, l’auteur montre combien les autorités françaises, renseignées par  la gendarmerie et le Deuxième Bureau, savaient de choses sur les enlèvements. Elles connaissaient la plupart des cachots clandestins où étaient enfermés les Pieds-Noirs. On lira utilement sur ce point les pages 40 et suivantes.  On y verra les plans des quartiers où se trouvaient certains lieux de détention et même leur architecture intérieure. Ainsi en est-il de la prison du chemin Laperlier. Ironie de l’histoire, ce lieu de tortures et d’assassinats était situé en face de l’ambassade de France.

Que firent les responsables français avant et, comme on l’a vu,  après l’Indépendance pour secourir et libérer leurs compatriotes ? Peu de choses au regard de ce qui aurait été nécessaire, car la politique officielle était de «  ne pas recommencer la guerre » et de s’en tenir aux accords d’Evian, gaillardement piétinés par le FLN.

Jordi ne fait pas que conforter et démontrer des choses que l’on savait déjà ; il apporte beaucoup de neuf. Ainsi en apprenons-nous plus sur les sévices et les  tortures pratiqués sur les enlevés. Tous n’ont pas péri en effet, et nombre d’entre eux, libérés ensuite par les indépendantistes, se sont confiés aux services de renseignements français.  Le livre fournit donc  des détails, bien documentés, et pointus. Il ne valide pas, en revanche, les récits de survie de prisonniers européens, prétendument gardés en Algérie, vingt ou trente ans après leur enlèvement. Il était difficile d’y croire quand on connaît les méthodes expéditives du FLN. Pourtant, en 1982 et en 1987, notamment, ce thème a été abordé dans la presse. Le manque de dossiers sérieux et des confusions diverses ne permettaient pas d’avancer de manière décisive. Tout a commencé à évoluer avec l’ouverture des archives et devrait progresser encore.

Un silence d’état est donc un livre capital dont on pourrait détailler longuement les apports comme par exemple ce qui concerne les mises en scène organisées par le gouvernement algérien ou par  telle ou telle wilaya, lors des libérations de victimes de rapts. Jordi stigmatise aussi le déni de justice que constitua l’absence de poursuites contre les bourreaux par les autorités algériennes, parfois saisies de plaintes en bonne et due forme. Il rappelle aussi les méthodes de la wilaya 4 qui n’hésitait pas à enlever des familles européennes entières pour empêcher que l’un des membres signale l’enlèvement et porte plainte. En France, le silence qui s’instaura après 1965 règne toujours, difficilement troublé par des associations pieds-noires et des manifestations d’importance comme l’inauguration d’un  Mur des  Disparus à Perpignan, le 25 novembre 2007, sous les insultes de quelques »anticolonialistes » de profession. Peut-être sera-t-il plus malaisé à l’avenir, pour les désinformateurs et les compassionnels biaisés, de maintenir  les medias sous leur influence.

La leçon des chiffres

Pour finir, Jordi a abouti à un résultat chiffré qu’il convient d’expliciter. En retirant de la liste du Ministère des Affaires Etrangères du 1er juillet 1962 les militaires disparus (216) et les civils disparus avant le 19 mars 1962 (320), il disposait d’une base de départ de 1614 personnes juridiquement et effectivement disparues et de 653 autres au sort incertain. Cette deuxième catégorie posait des problèmes, car elle empêchait de fournir des données fiables tant qu’elle demeurait en l’état. Sans entrer dans des considérations techniques trop compliquées, disons que Jordi a réussi à la réduire à 171 en éclaircissant leur sort par des recoupements longs et minutieux au Service Central des Rapatriés, entre autres. Dès lors, sa recherche aboutit aux dénombrements suivants :

1583 disparus, présumés décédés, dont 330 avant le 19 mars et les autres 1230, après cette date, (soit 4 fois plus sur une période 14 fois moindre), auxquelles il faudrait ajouter123 personnes enlevées, considérées comme disparues mais dont les corps ont été retrouvés et inhumés. Soit globalement 1706 personnes. Ce résultat est remarquable car très peu contestable.

Désormais, les autorités françaises disposent d’un document clair et inattaquable. Les associations pieds-noires également, ce qui devrait mettre fin aux surenchères chiffrées.

Pour important qu’il soit, le nombre des disparus ne permet pas de saisir entièrement l’ampleur du phénomène des enlèvements. Tous les enlevés n’ont pas disparu. Un certain nombre d’entre eux ont été libérés ultérieurement. Beaucoup ont subi des sévices et même des tortures. Ils en sont restés marqués à jamais. Combien sont-ils ? Des raisons juridiques s’opposent en ce cas à la publication de listes. Jordi avance seulement et prudemment un chiffre possible de 349 personnes enlevées ayant survécu.

Parallèlement aux recherches de J-J Jordi et en liaison avec lui, une veuve de disparu, dont le mari fut enlevé le 14 juin 1962 dans la Mitidja, Madame Colette Ducos-Ader a poursuivi ses propres investigations à partir d’un fichier initial différent et comportant 4635 noms. Elle semble arriver à des résultats chiffrés assez analogues à ceux de Jordi, (avec des moyens moindres). Nous nous devons de saluer le courage et la ténacité de cette personne qui n’a cessé durant un demi-siècle de chercher la vérité. Elle mérite de ce fait les plus grands éloges.

* Le document adopté à Evian ne s’appelait pas Accords mais Déclarations Gouvernementales, sauf pour le cessez-le-feu qui portait ce titre au singulier. Contrairement à ce qui a été souvent dit, ce document a bien été signé par Krim Belkacem, chef de la délégation FLN. On peut donc parler d’accords au sens large ; il n’est pas utile de l’écrire avec un A majuscule.

** Le FLN a donc lourdement engagé sa responsabilité en violant des accords qu’il avait signés, moins d’un mois auparavant et qui garantissaient la sécurité des Européens.( voir colloque du Cercle Algérianiste de Bordeaux le 27 mars 2003 : L’Après 19 mars 1962, parlons-en),  qui fut pionnier en cette étude.

*** Jean-Jacques Jordi Un silence d’état. Ed. Sotéca .2011

**** Grégor Mathias. Les « vampires » à Alger, Oran et Tlemcen. Avril-juillet 1962. Article paru dans Outre-Mers. T. 95. n° 356-357, 2ème semestre 2007. Cet article a été précédé d’un autre Le sang des disparus en Algérie, en mai-juin 1962. Voir aussi Jordi, pages 106 et 107 et dossier SHD 1 H 1212.

***** Editions L’Harmattan 2010

Mis en page le 15/02/2015 par RP