La transmission mémorielle impose-t-elle la création de lieux de mémoire?

Table ronde animée par Thierry Rolando, avec la participation de MM. Roger Benmebarek, Alexis Govciyan, Jean-Jacques Jordi, Daniel Lefeuvre, Yves Sarthe

Seconde table ronde de ce passionnant samedi. Avec Albert Camus et Jean Brune, nous quittons de fondamentales questions intellectuelles, pour une question-titre encore plus fondamentale. Ápremière vue, la réponse tombe sous le sens. Mais le soleil tournant autour de la Terre, cela aussi tombait sous le sens... Il faut donc réfléchir, car ce sont les evidences qui restent les plus difficiles à démontrer.

Lieux de mémoire. Que contiennent ces trois mots? Examinons cette interrogation si brûlante pour nous, à la lumière de l'histoire de France. La France du XXe siècle. Quels sont en ce vieux pays, les lieux de mémoire les plus visibles et les plus populaires? Lieux de mémoire justement chargés de la transmission mémorielle? Vous avez trouvé: les monuments aux morts.

Pas une ville, pas un village, pas le plus modeste bourg qui n'ait le sien. Quel rôle, quelle fonction s'expriment là au travers de cette universalité  ? Nul besoin d'être estampillé « philosophe » pour répondre. Ces monuments, et je pense bien sûr à ceux érigés après la Grande Guerre, en assurent un double.

Le plus clair d'abord: enraciner et sceller des faits d'histoire dans l'esprit de ceux qui, ne les ayant point vécus, finiraient par s'en éloigner au point de les oublier. Le plus noble ensuite: sceller la vérité dans la pierre, afin qu'elle soit en mesure de défier le temps..., et le mensonge. et d'importance: le lieu de mémoire enseigne l'histoire. Il est donc le principal et peut-être l'unique vecteur de la transmission mémorielle, « surtout quand ont disparu acteurs et témoins des faits ». A cette histoire de sang et de douleurs, le lieu de mémoire apporte chair et ‰me.

Et comment cela? C'est là notre second point: par des dates tout d'abord. Et surtout par les listes gravées des noms de ceux qui, il y a maintenant plus de 90 ans, sont morts pour l'amour et la défense de leur patrie attaquée. Si les dates et les lieux sont les faits, les noms sont les preuves. Et la pierre ou le métal leur accorde sa noblesse et leur assure la promesse d'une certaine éternité.

Mais, paradoxalement, l'histoire est l'enjeu d'éternels combats. Ë l'image d'Hélène de Troie, elle excite les formidables convoitises de ceux qui ne l'aiment que soumise à leur autorité et à leurs dogmes. Ceux-là cherchent sans trêve à l'asservir pour mieux la dominer, et lui faire dire ce qu'ils ont décidé.

Cette intention parfaitement totalitaire est celle contre laquelle nous avons à lutter aujourd'hui. Nous sommes donc confrontés à deux types de manoeuvres: la plus générale, combattre les faits en les niant, et disqualifier ceux qui en apportent les preuves en les déshonorant. Empêcher ainsi la construction du monument, ou obtenir sa logique destruction.

Seconde stratégie, plus précise et aussi plus agressive: empêcher l'inscription des dates, et les noms de nos victimes en leur niant cette qualité. Ou encore pour leur retirer toute crédibilité, les mêler avec d'autres « victimes ». Victimes sans doute, mais, aussi amies de leurs assassins. Difficile d'être plus vicieux.

C'est ainsi qu'apparaît ce fait paradoxal: il existe deux histoires. Celle conforme au dogme, et qu'il faut adorer et encenser, et ne jamais mettre en doute. Et puis l'autre, l'histoire qu'il faut combattre par tous les moyens: celle qui ne satisfait pas aux décrets de l'arbitraire. Actuellement, notre histoire. Toutes les tyrannies, toutes les formes de dictature ont utilisé ce redoutable moyen: l'installation de fait d'une histoire officielle. Et il n'y a pas que les dictatures militaires ou policières. Celle plus discrète de certains milieux intellectuels peut être tout aussi efficace.

Tel fut l'essentiel du propos d'Alexis Govciyan. Formidable leçon qu'il nous a rappelée avec le long calvaire du peuple arménien dans sa lutte pour la reconnaissance. Propos soutenus par l'ancien préfet de région, Roger Benmebarek, au sujet de la fondation « prévue » par l'ƒtat pour la mémoire de la guerre d'Algérie et des combats de Tunisie et du Maroc. Vous avez bien lu: prévue! Nous aurons certainement l'occasion de reparler de cette prévision, lors de notre 50e ou 60e congrès, sans aucun doute...

Terrible redécouverte: il faut tuer l'histoire quand elle ne convient pas au pouvoir en place. C'est bien ce que fit l'occupant nazi: ainsi disparut le wagon de la signature de 1918, et certains m o n u m e n t s , notamment ceux dédiés aux soldats africains de la Grande guerre.

Nous comprenons mieux ainsi pourquoi nous rencontrons tant de difficultés: 1 - pour ériger nos lieux de mémoire. 2 -pour empêcher les négationnistes d'abattre ceux qui existent déjà.

Une preuve? Au moins un début de preuve? J'en vois une a contrario: imagine-t-on, aujourd'hui ou demain, la moindre municipalité décidant, pour une raison quelconque, la destruction du moindre monument aux morts 1914-1918? Après tout pourrait-on dire, ce n'est qu'un tas de pierres parfois de mauvais goût, il y eut des erreurs dans les listes, et puis c'est le passé, il est temps d'oublier, et de moins en moins de manifestations s'y rassemblent... Proprement inimaginable! Pourquoi? Pourquoi?

Car les lieux de mémoire enracinent le présent et permettent l'avenir. Combattre les lieux de mémoire c'est, niant l'histoire de l'homme, nier l'histoire et enfin nier l'hotume. Et pour ceux qui s'obstinent, la dénonciation publique, puis la marginalisation morale dans les camps virtuels de la mise à l'index.

C'est ainsi que s'éclaire ce que nous vivons actuellement. Ë travers Marignane, Béziers et de multiples autres lieux, et surtout Perpignan, l'exemplaire succès de notre commune volonté, c'est notre mémoire qu'il s'agit d'étouffer ou d'abattre. Ainsi nos adversaires répondent-ils à la question posée en exergue: Oui! Absolument oui! La transmission mémorielle impose des lieux de mémoire.

Sans mémoire, point d'histoire; et sans l'histoire point de culture. Nous touchons au cÏur de l'intention. Relier ces trois mots-clés de notre identité: mémoire-histoire-culture, c'est découvrir qu'ils sont inséparables. Qui attente au premier désagrège les deux autres. Les mettre en doute et les nier, c'est mettre au jour une volonté diffuse de génocide moral; peut-être inconsciente, mais cela n'est pas sûr...

Passionnante table ronde. Daniel Lefeuvre martèle ses certitudes d'une voix égale. Yves Sarthe apporte approfondissements et confirmations. Nous sommes à la croisée des chemins: le temps nous guette; il est l'heure pour nous de sceller dans la pierre, ou en tous lieux de conservation, les fondations de notre mémoire-histoire-culture menacée.

Le mot de la fin? Nous l'avons entendu dès le début par la bouche de Jean-Jacques Jordi. Le directeur du projet du mémorial de la France d'outre-mer, prévu à Marseille depuis une bonne dizaine d'années. Ce projet, véritable Arlésienne, n'a cessé de se promener dans la ville sans jamais se fixer. Eh bien l'Arlésienne vient de mourir: le projet est ajourné. Officiellement. En langage non diplomatique, cela veut dire abandonné. M. Jordi qui a eu l'honnêteté de l'annoncer à la salle, ne dirige plus rien. Naufrage absolu, naufrage prévisible, et aussi naufrage annoncé.

Pas de transmission mémorielle sans lieux de mémoire. Ce sont nos ennemis qui le démontrent. Pour nous, le temps presse désormais.

Gérard Rosenzweig

Mis en page le 23 décembre 2008 par RP