Regards croisés sur
le drame des Français d'Algérie : Jean Brune, Albert
Camus
Table ronde animée par Christian Lapeyre,
avec la participation de MM. Wolf Albès, Pierre Dimech, Jean-François
Mattéi, Frédéric Musso et Jean-Louis Saint-Ygnan
Aucun homme, aussi
sceptique soit-il, n'accepte de disparaître sans laisser
de trace. Il en va de même pour les communautés.
Et les Français d'Algérie ne sauraient échapper
à la règle. Ayant vu leurs monuments aux morts détruits
ou défigurés, leurs cimetières profanés,
ils ont acquis le droit incontestable d'avoir des lieux de mémoire
et de recueillement.«»
Monuments portatifs,
témoins fidèles, instruments de liberté, les livres sont des lieux
de mémoire privilégiés. Source et refuge, ils portent en eux notre
passé, nos espoirs, nos joies et nos désillusions. C'est pourquoi
ils occupent une place toute particulière dans les préoccupations
du Cercle algérianiste et c'est dans cet esprit qu'avait été conçue
la première table ronde du congrès: « Regards
croisés sur le drame des Français d'Algérie: Jean Brune, Albert
Camus ». Précédée d'une projection d'images d'archives
illustrant la vie et l'Ïuvre des deux auteurs, elle fut le théâtre
d'échanges fructueux, développés dans des analyses et des exposés
toujours passionnants.
Frédéric Musso, auteur,
entre autres, d'Albert Camus ou la fatalité des natures, évoqua,
d'entrée de jeu, la rencontre avérée de Camus et Brune, en octobre
1959 à la terrasse de la Brasserie des Facultés à Alger. Il imagine,
en se référant à leurs propres ceuvres, le dialogue entre celui
« qui ne connaîtra pas la fin du film » (Camus meurt
le 4 janvier 1960), et celui qui mourra désespéré dans son exil
néo-calédonien en 1973. Entre l'éphémère membre du parti
communiste et l'ancien camelot du roi condamné à quelques mois
de prison pour avoir tenté de séquestrer un dirigeant communiste
pied-noir (il y en avait ... ). Camus et Brune étaient si
proches et si différents, l'homme de la Méditerranée et l'homme
du bled, l'un et l'autre amoureux de l'Algérie qu'ils illustrèrent
et défendirent par leurs oeuvres et leurs propos. Camus, le jour
de sa mort, a avec lui le manuscrit du Premier homme comme
un ultime témoignage; Brune, exilé volontaire, écrit des pages
incandescentes sur le pays perdu, ce qui permet à Frédéric Musso
de faire un éloge appuyé de la nostalgie, compagne assidue de
nos mémoires. Pierre Dimech, qui a eu la chance de connaître jean
Brune, nous livra avec une émotion très perceptible les souvenirs
de ses rencontres avec lui, notamment lorsque, étudiant, il le
côtoya dans le cadre du Cercle Henri IV à Alger. Il nous dit la
forte impression que lui fit ce personnage hors du commun, grand
connaisseur des réalités algériennes, arabisant et berbérisant,
passionnément attaché à l'Algérie, à ses paysages et à ses habitants.
Son engagement et ses livres (« les livres publiés jusqu'ici
sont, dans mon esprit, des outils de combat avant d'être des romans
», écritil) plaident pour lui qui choisit, après son exil
volontaire d'Algérie, une longue errance empreinte de désespoir
et enrichie des souvenirs amassés comme l'attestent les lettres
envoyées à « frère Dimech ».
Ceux qui ne le connaissaient
pas, eurent la divine surprise d'entendre Wolf Albès raconter
comment, universitaire allemand « bien pensant », il fut amené
à s'intéresser à la cause des Français d'Algérie, puis à leur
culture jusqu'à devenir, comme il le dit lui-même, « plus
Pied-Noir que les PiedsNoirs ». Directeur des éditions
Atlantis, ardent défenseur du mouvement algérianiste, il souligne
avec vigueur tout le prix qu'il attache aux Ïuvres de jean Brune
qu'il a rééditées, et de Camus bien sûr, qu'il étudie avec talent
et pertinence. Ce fin connaisseur des écrivains français d'Algérie
sait mettre en lumière la spécificité et en même temps l'universalité
de ces auteurs et incite les algérianistes à résister à la pensée
dominante. A coup sûr, ce fut un moment fort du congrès.
Avec Jean-François
Mattéi, on aborde les confins de la littérature
et de la philosophie. « Consumé par
le désir de la terre natale », fidèle
à son pays et aux siens, Camus, entre le monde et l'histoire,
choisit le monde tout en sachant que « le monde
finit toujours par vaincre l'histoire ». C'est
pourquoi Jean-François Mattéi estime qu'à
propos des Français d'Algérie, le terme de tragédie
conviendrait mieux que celui de drame; la tragédie comme
aboutissement inéluctable de cette angoisse des soirs d'Afrique
si souvent évoquée par Camus, la tragédie
inéluctablement liée à la beauté du
monde. Le « dernier homme » de Nietzsche, dans Ainsi
parlait Zarathoustra, l'homme abêti par sa conception
dérisoire du bonheur, inspire à Jean-François
Mattéi un rapprochement, en réalité une opposition
avec Le Premier homme de Camus, l'homme des commencements
ou du recommencement, hommage à notre communauté,
stèle dressée, par-delà le temps, à
un rêve fracassé.
Après avoir
repris et précisé la distinction entre Camus «
le grec », l'homme de la Méditerranée, et
Brune « le romain », l'homme de « l'intérieur »,
Jean-Louis Saint-Ygnan, auteur du remarquable le Premier
homme ou le chant profond d'Albert Camus, se livra à
une analyse très fouillée du dernier livre de notre
prix Nobel. Le présentant comme une sorte de confession
à la mère - emblème de l'innocence menacée
- en même temps qu'un document pour l'Histoire, Jean-Louis
Saint-Ygnan nous révéla un homme à la recherche
de ses « racines obscures » qui
« pense avoir le temps, à travers la fiction
romanesque [ ... ] de porter témoignage, avant que ne se
produise l'irréparable », il affirma enfin que
Le Premier homme, gage de la survie de la mémoire,
Ïuvre inachevée, apparaît bien comme le symbole de
notre communauté et comme l'amorce de notre démarche
mémorielle qu'il justifie.
Pour conclure, qu'il
soit permis à l'animateur de la table ronde, rédacteur de ces
quelques lignes de surcroît, de solliciter l'indulgence des différents
intervenants pour ce compte-rendu forcément succinct qui
n'a sans doute pas restitué toute la richesse du débat et de les
remercier pour leur aimable et féconde collaboration.
Christian Lapeyre
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