Frères
et Soeurs, Chers
compatriotes, Chers
amis, Il
y a plus ou moins soixante ans, la Vierge Marie, à Alger, à
Oran, à Stora voyait partir ses enfants. Elle les accompagnait
bien sûr dans leur exil. Après
huit années d'une guerre horrible où des milliers d'innocents
furent sacrifiés à la folie des idéologies et
de l'intégrisme, nous avons été contraints de
choisir entre la valise ou le cercueil. Et ce fut alors, malgré
le déchirement indicible que peut être l'arrachement
à la terre natale, l'exil pour une terre qui, bien qu'étant
notre patrie, nous accueillit du bout des lèvres pour ne pas
dire du bout des pieds. « Que les Pieds-Noirs aillent se réadapter
ailleurs ! » Ces paroles, parmi bien d'autres, n'ont-elles pas
été prononcées par le maire de Marseille de l'époque
? Et que penser du sort qui fut réservé aux harkis et
à leur familles, placés derrière les barbelés
de camps dont les noms resteront tristement célèbres,
alors que les membres du FLN pouvaient librement aller du nord au
midi et de l'est à l'ouest de l'hexagone. Fort heureusement,
il y eut aussi, des hommes et des femmes de bonne volonté qui
se mobilisèrent non seulement pour nous venir en aide dans
ces circonstances tragiques mais, avant même, s'engagèrent
aussi pour la défense de l'Algérie française,
cette province, ces départements français d'Algérie
voués à l'abandon. Pour cela ils eurent à payer,
eux aussi, le prix fort de leur patriotisme et de leur résistance.
Honneur leur soit encore rendu aujourd'hui. Durant
ces soixante ans, la foi et la volonté nous ont fait tenir
debout. Envers et contre tout nous avons réussi à nous
établir en reconstruisant, en innovant, en apportant aussi
notre savoir-faire et notre espérance en l'avenir dans de nombreux
domaines comme l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'art, la
culture.... Notre volonté d'intégration n'est pas à
démontrer, les résultats obtenus sont là pour
en témoigner. Mais notre coeur souffre encore d'une blessure
toujours ouverte et qui, sans doute, ne cicatrisera jamais, parce
que, en tous cas jusqu'à aujourd'hui, le mensonge continue
de prévaloir officiellement sur la vérité. Certains
d'entre nous, ne supportant plus de vivre avec le passé et
son cortège de souffrances, s'étaient éloignés
de « notre cause », puis les années s'écoulant
comme le sable du désert, c'est-à-dire inexorablement
et vite, ils se sont à nouveau penchés sur notre histoire
et ils ont ressenti l'impérieux besoin de la redécouvrir
et de s'engager pour la défense de la vérité
et de la mémoire. En cela beaucoup a été fait
par les uns et par les autres, mais il reste beaucoup à faire.
Et nous savons que ce combat devra se poursuivre jusqu'au bout, c'est-à-dire
jusqu'à la mort du dernier d'entre nous. Il est fort probable
que notre peuple disparaîtra alors, en tous cas par la disparition
de tous ceux qui naquirent là-bas, mais nous pouvons déjà
nous féliciter de l'énorme travail de mémoire
qui aura été accompli et qui permettra de mettre à
la disposition de tous ceux qui souhaiteraient continuer notre combat
les éléments nécessaires pour procéder
à des recherches ultérieures. Mais nous n'en sommes
pas encore là. La mission sacrée qui est la nôtre
n'est pas encore achevée. Nous devons continuer de nous battre
pour faire reconnaître le martyr de tous ceux des nôtres,
musulmans, chrétiens, non-croyants, qui sont tombés
sous les coups des terroristes durant ces huit années d'une
guerre inhumaine. Hommes, femmes, enfants, vieillards, nuls ne furent
épargnés. Alors,
que l'on ne vienne pas nous parler de repentance ! Je vous le dis
en tant qu'homme et aussi en tant que prêtre. Oui, je prends
la responsabilité de le dire et de le proclamer, cette repentance-là
ne nous concerne pas ! Nous n'avons pas à nous repentir de
fautes que nous n'avons pas commises. Si l'Etat français veut
le faire pour satisfaire un pouvoir algérien qui ne se maintient
qu'en ranimant sans cesse la haine et le ressentiment, qu'il le fasse.
Cela ne nous regarde pas. Certes, chaque chrétien doit se repentir
de son propre péché devant Dieu et Lui seul, devant
ce Dieu trois fois Saint et infiniment miséricordieux qui nous
est révélé par Jésus-Christ. Mais nul
repentir n'est à exiger de la part de tous ceux qui se sont
unis, qui ont sué sang et eau pour faire surgir du néant
de la barbarie un pays nouveau qui progressivement s'ouvrait à
la collaboration et à la fraternité entre les différentes
communautés qui le composaient. Et puis, dans le cadre d'une
guerre, puisque guerre il y eut, deux partis sont en présence
; l'autre parti, celui des égorgeurs et de ceux qui leur succèdent
aujourd'hui sont-ils disposés à se repentir de leurs
crimes ? En
même temps qu'il est de notre devoir de nous opposer de toutes
nos forces à une telle ignominie, parce qu'elle entacherait
la mémoire et l'honorabilité de nos aïeux et de
ceux qui ont donné leur vie pour l'Algérie et pour la
France, en tant que chrétiens nous ne pouvons pas ne pas envisager
le pardon. Ce n'est pas facile, j'en conviens, mais le Christ, notre
seul Maître et nous n'en avons pas d'autres, nous le demande.
Lui qui, du haut de la Croix, a demandé à son Père
de pardonner à ceux qui l'ont crucifié, nous demande
de le suivre sur cette voie de la miséricorde et de la libération.
Chacun, sur le plan personnel, implore la miséricorde pour
le pardon de ses péchés, mais pour recevoir cette miséricorde,
chacun doit reconnaitre ses fautes, les regretter et les confesser,
avec le ferme propos de s'en corriger. Le meilleur moyen pour recevoir
la miséricorde étant de l'exercer soi-même envers
les autres par des actes, des paroles ou la prière. Jésus
confie à sainte Faustine Kowalska : « Si l'âme
ne fait aucun acte de miséricorde quel qu'il soit, elle n'obtiendra
pas ma miséricorde au jour du Jugement.» Comprenez
bien ce que je veux vous dire : il ne s'agit pas de demander pardon
collectivement pour ce qui ressort de la guerre d'Algérie,
mais d'accorder notre pardon. Frères
et soeurs, écoutez maintenant le récit tragique qui
me fut confié par une femme médecin, oranaise. Sa famille
établie en Algérie dès les premières années
de la colonisation, et qui comptait parmi elle de nombreux médecins,
était fort honorablement connue à Oran. Cette famille,
très catholique, était en lien étroit avec le
Foyer de Charité de Châteauneuf de Galaure dans la Drome,
auprès duquel se trouve la ferme où vivait la stigmatisée
Marthe Robin qui est à l'origine des Foyers de Charité
; Marthe Robin dont le procès de canonisation est actuellement
en cours. Nous
sommes en 1962, quelques temps avant l'indépendance. Le frère
de cette femme, lui-même étudiant en médecine
à Paris, est de retour chez les siens pour quelques jours de
vacances. Il décide de se rendre à Notre Dame de Santa
Cruz. Après
avoir prié Notre Dame de Santa Cruz, Luc, appelons-le ainsi,
prend le chemin du retour sur la ville, mais il est arrêté
par un groupe de terroristes et enlevé par eux. Un témoin
de cet enlèvement donne l'alerte et des recherches sont très
rapidement entreprises par l'armée et la police. On retrouve
Luc dans un fourré, égorgé, émasculé
mais encore vivant. Sa soeur est à son chevet lorsque leur
mère entre dans la chambre de l'hôpital où il
a été transporté. La maman prend la main de son
fils et lui dit : « Luc, si tu pardonnes à ceux qui t'on
fait ça, serre-moi la main. » Puis elle répète
la même phrase. Et très ostensiblement, Luc serre la
main de sa mère. Avant toute vengeance ou ressentiment cette
maman a pensé au salut éternel de son fils qui va mourir
quelques instants plus tard. Celui qui a égorgé Luc
va être tué quelques jours après lors d'un accrochage
avec une patrouille de parachutistes. Lorsque tous ces faits furent
rapportés à Marthe Robin qui était la marraine
de Luc, la stigmatisée eut ce propos inouï : « Grâce
au pardon accordé par Luc, son assassin est lui aussi entré
en paradis. » Voilà jusqu'où peut aller la miséricorde
de Dieu. Tout cela nous amène à une profonde méditation
et une réflexion qui demande du temps et surtout de la prière.
Je sais quelle est votre souffrance parce qu'elle est aussi la mienne
; cette souffrance que nous portons depuis plus de 60 ans et dans
laquelle on nous maintient en continuant de nous accabler par toutes
sortes de jugements iniques sur ce que fut notre histoire. Mais, «
parce que le jour baisse et que déjà la nuit approche »
(Lc 24,29), je vais faire personnellement cette démarche de
pardon. Vous pouvez vous y joindre du fond de votre coeur aujourd'hui
ou quand l'heure sera venue pour vous de vous ouvrir à ce pardon
que Jésus veut donner à travers chacun de nous. Soyons
bien clair, je le répète, nous ne demandons pas pardon,
mais avec le Christ en Croix, qui pardonne à ceux qui le crucifient,
nous accordons notre pardon. Ainsi
donc, pour tous les innocents sacrifiés à - Sétif, Guelma, Philippeville,
El Halia, Seigneur je pardonne. -Pour tous ceux qui
ont été massacrés à Mélouza, et dans tant d'autres douars qui
ne voulurent pas suivre la rébellion, Seigneur je pardonne. -Pour les fusillés
de la Rue d'Isly à Alger le 26 mars 1962, Seigneur je pardonne. -Pour les milliers d'hommes,
de femmes et d'enfants assassinés à Oran le 5 juillet 1962, Seigneur
je pardonne. -Pour les dizaines de
milliers de Harkis et leurs familles abandonnés par la France
et livrés entre les mains des criminels, Seigneur je pardonne. - Pour les milliers
d'autres victimes encore, au quotidien de ce que fut cette guerre.
Seigneur, je pardonne. - Et surtout, surtout,
comment pourrions-nous oublier tous ceux qui furent enlevés
et dont nous ne savons toujours pas quel fut leur sort. La torture
à laquelle ils furent sans doute soumis, la torture morale
de leurs familles, de leurs proches. Souffrances telles que nombreux
sombrèrent dans la folie. Ne pas savoir ce qu'ils sont devenus
! Ont-ils survécu ? Si oui, combien de jours, de mois, d'années
et dans quelles conditions ? L'abandon qu'ils ont dû ressentir,
le désespoir et la mort qui survint peut-être même
comme une délivrance. Pour tous ceux-là, Seigneur, je
pardonne. Je
pardonne, Seigneur, mais je ne peux pas oublier. Je ne les oublierai
jamais ! Amen
! Jean-Yves MOLINAS |