26 Mai 1962 :
L'ARRACHEMENT
-Mon général, tous ces gens
vont souffrir !
-Et bien, qu'ils souffrent !
J'ai eu 17 Ans
à Alger, il y a un mois, le mois dernier. Le dix huit Avril
1962.
Le 26 Mars est passé avec son
cortège de représailles de l'OAS aux attentats du
FLN et les réponses aux Barbouzes, missionnés par
Paris, dont les portraits ornaient toujours les murs d'Alger.
Le mot d'ordre du FLN est :"
La valise ou le cercueil ! "
La liste des assassinés lors
de la fusillade du 26 Mars était collée partout.
L'atmosphère était bizarre,
lourde, chargée d'électricité.
Nous entendions que des pourparlers
auraient lieu entre FLN et OAS, pour mettre fin à
tous ces massacres.
Rien cependant ne pouvait arrêter
nos concerts de casseroles qui scandaient :" Algérie
Française, Algérie Française ! ", ni
nous faire ôter les drapeaux tricolores que nous avions
tous mis à nos fenêtres ou balcons, même si
la statue de Jeanne d'Arc, près de la Grande Poste avait
été recouverte d'une poubelle, par des arabes, de
nuit.
Le général Salan avait
été arrêté. Sa photo avait paru à
la Une de l'Echo d'Alger et de la Dépêche Quotidienne.
Il avait les cheveux teints en brun et une moustache épaisse
de la même couleur.
Certains généraux qui
avaient quitté l'armée régulière pour
rejoindre l'OAS, préconisaient la tactique de la terre
brûlée. Partir et détruire le maximum de sites
nécessaires à la vie de tous les jours. D'autres,
des actions violentes contre les positions des CRS, Gardes Mobiles
et autres représentations de l'Etat qui nous abandonnait
comme des chiens.
Nous découvrions des mouvements
de civils vers le Port ou l'Aéroport de Maison Blanche.
Personne n'osait avouer partir: " Nous avons pris un aller-retour
pour mettre les enfants à l'abri dans de la famille en
France et nous reviendrons; C'est sur! Que voulez-vous que nous
fassions là-bas ? Nous n'avons rien. Toute notre vie est
ici ainsi que notre travail." Cependant, des cadres de déménagement
avalaient, ici ou là, les meubles qui partiraient. Certains,
par peur de représailles déménageaient le
soir, à la limite du couvre-feu. Ils partaient sans dire
au revoir. Sans dire « Adieu ».
C'est vrai. Où vivait notre
famille en France, nous les Martinez, Gonzales, Ferrer, Soler,
Trani, de Ubéda, Jover, Bensoussan, Teboul, Catala, Pons
? Nulle part. Nous étions tous d'ici. Nous ne connaissions
même plus les origines de nos ancêtres arrivés
en Algérie très tôt. Trois de mes grands-parents
sont nés à Alger au début des années
1860.
Désuvré, puisqu'il
n'y avait plus de classe depuis Février, je passais les
après-midi à la Piscine toute bleue du RUA ( Racing
Universitaire d'Alger). Nous retrouvions des copains du Lycée
Gautier ou du Hand. Avec le RUA, j'allais être champion
d'Alger, cette année. Magnifique maillot bleu ciel et blanc.
Allongé sur les énormes cubes de béton brise-lames
de la digue qui fermait à la houle l'accès
au port. Nous bronzions. Nous faisions des matchs de volley
à trois contre trois. Et nous piquions une tête dans
l'eau salée et fraîche de la piscine. De combien
de flirts, de fiancées la Piscine avait-elle été
témoin ? Nous étions tous beaux, bien bronzés.
La mode à Alger, pour les garçons était,
à cette époque, des petits shorts de coton
blancs ou de couleurs , à carreaux, serrés, enfilés
sur le slip de bain; Les filles portaient des bikinis à
balconnets, certaines avaient un petit volant qui décorait
slips et soutiens-gorge. Nous étions beaux. Le sel et le
soleil éclaircissaient nos cheveux et rendaient nos yeux
plus brillants.
Il n'y avait déjà plus
grande affluence autour du bassin ou sur les gradins. Il n'y avait
plus de matchs de Water-polo et peu d'entraînement de natation.
Rares étaient les courageux qui se lançaient du
plongeoir recouvert de carrelages bleu azur. Le grand amusement
était de courir le long de la piscine et de se jeter au
ras du bord en provoquant une belle vague qui inondait les quelques
lézards sur leurs serviettes. Ils volaient au soleil, sans
le savoir, leurs derniers rayons algériens. En haut, allongés
sur les blocs, nous regardions Alger descendre en cascades
blanches vers la mer. Tout à droite, L'AMIRAUTE surveillait
les quelques bateaux de plaisance et barques ancrés qui
tanguaient paresseusement, fatigués par ce soleil intense.
Tout à gauche, vraiment à l'extrémité
de la baie, le Cap Matifou dont nous pouvions découvrir,
le soir, le manège lumineux de son phare.
Mon dieu, que c'était beau!
Plus près, nous apercevions
le Kairouan, le Ville de Marseille, non le Ville d'Alger, je te
dis, et les petits Sidi Mabrouk ou Sidi Ferruch. Le Kairouan se
distinguait plus facilement, tout blanc et plus majestueux. Il
ne mettait à peine que dix huit heures pour aller d'Alger
à Marseille. Alors qu'il fallait aux autres entre vingt
et vingt deux heures.
Ces paquebots longeaient, le soir,
les Iles Baléares et, nous attendions ce moment pour découvrir
dans le noir, au loin, les petits scintillements lumineux
des maisons. Dans la journée, nous comptions les marsouins
qui nous accompagnaient en sautant gracieusement, en cadence,
de part et d'autre du bateau. Ils étaient infatigables.
Leur peau semblaient huilée.
Quand nous revenions à Alger,
après le mois passé en colonie de vacances en Métropole,
- pour changer l'air de nos poumons qu'ils disaient nos
parents - dès six heures du matin les voyageurs se dirigeaient
à l'avant du bateau.
Au loin, d'abord une simple ligne
violette. Puis un trait plus épais irrégulier gris
foncé embrumé décorait l'horizon.
Et puis, soudain, la merveille ! Alger
se dessinait sous les premiers rayons roses du soleil.
« Tu crois qu'on voit notre maison? »
« Et le Fort l'Empereur! »
« Ty as pas pris ton appareil
Kodak ? Mais ty es couillon, ou quoi! Regarde à droite
on commence à deviner la Mosquée de la place du
Gouvernement! Ty as vu comme c'est blanc, purée, comme
c'est beau! C'est pas comme Marseille, à part le château
d'If, y a que les montagnes de derrière qui sont blanches!
C'est pas la neige, des fois, c'est le nord là-bas? »
« Arrête, c'est des rochers
qui sont calcaireux! »
Oui, c'est peut-être une dernière
fois que je vois Alger comme ça. Il est l'heure de rentrer.
Une douche rapide dans les vestiaires humides. On se rhabille.
Vite, il faut prendre le canot de Négro pour nous ramener
sur le quai. On lui laisse vingt francs d'avant-avant, des centimes,
quoi, le pôvre! Et on danse tous sur une jambe, puis
sur l'autre pour faire bouger la barque. C'était toujours
la même chose.
On traverse le port. A certains endroits
le goudron est encore mou de la chaleur de la journée.
On s'enfonce un peu.
Nous flânons pendant le trajet
du retour au quartier Mulhouse-Danton. Il fait doux. Notre peau
craque un peu.
Je rentre dans la boulangerie de mes
parents, étrangement silencieuse. Ma mère a l'air
toute tristounette.
Mon père s'adressant à
moi : « Monte dans ta chambre, j'ai acheté des valises.
Tu fais comme ta sur, tu prends le plus de vêtements que
tu peux sans oublier tes affaires de classe! »
Moi : « C'est quoi cette
histoire ? Où va-t-on ? »
Mon père: « Te fais pas
de soucis! Demain vous prenez l'avion »
Moi: « L'AVION ? On s'en
va pour de bon ? Où? »
Mon père: « D'abord
à Marseille, après vous irez à la Gare prendre
un billet pour Voiron (près de Grenoble). Vous rejoindrez
vos cousins Michèle et Alain qui sont chez leur tante Gabrielle.
Tu te souviens? On y est allé, il y a deux étés.
Ta marraine Denise, elle est de là-bas, tu te rappelles
que Gabrielle, c'est sa sur? »
Merde! C'est vrai ? C'est la fin,
alors ?
Je monte dans les chambres, silencieux.
Marif était déjà en train de remplir sa valise.
Elle pleure en silence. Je choisis ce que je vais emporter. Je
n'oublie pas le dictionnaire Latin-Français Gaffiot et
les Bordas de littérature. Comment vais-je caser tout çà?
Il faut mettre quelques vêtements chauds quand même.
On n'en a pas beaucoup, nous. J'allais oublier mon maillot du
RUAÉ
Voilà c'est fait! Mémée
Cerdan, ma grand-mère maternelle, me regarde en grignotant
des cacahuètes toutes chaudes que le moutchou du coin a
fait griller dans le four de la boulangerie.
Je redescends au magasin. Abasourdi.
Ecrasé. Ce n'est pas possible ! Partir! Tout laisser!
Je sors comme un somnambule; personne
n'est assis sur les trois marches de la Boulangerie. Sur la façade
à gauche, la signature en lettres anglaises :
J. Ferrer
Je remonte la rue Danton, pour une
dernière fois.
Que de parties de foot avec une balle
de tennis ou de mousse y avions nous faîtes? Combien de
courses de vélo avait elle vues ?
Les Géro ont mis les volets
de bois sur les portes vitrées de leur petite ébénisterie
et ont rejoint leur appartement des Escaliers Cornuz.
Puis, je passe devant notre garage
aux grandes portes de bois gris dont le bas, rongé par
l'âge et les arrosages répétés de la
rue, a laissé suffisamment d'espace au passage des rats.En
face, mon grand-père paternel. Je vais lui dire au revoir.
Je continue. Je touche chaque mur, je caresse chaque porte d'immeuble.
Je regarde les trottoirs où nous jouions aux bouchons ou
aux roseaux, il y a quelques années. L'épicerie
des Cassoba est déjà fermée.
La Traction Avant Noire de Sauveur,
avec son aile avant gauche déchirée est stationnée
devant chez lui.
Les Cuénoud sont à table.
Je vois la famille nombreuse au travers du rideau qui les isole
légèrement de la rue. La Vespa-175 Vert métallisé
d'André est garée près de la fenêtre.
Il y a avec eux Rodrigue, un jeune appelé du Contingent,
venu de Istres. Il est tombé amoureux de la plus jeune
des filles Cuénoud. Il tournait pendant des heures dans
le quartier pour la voir sans oser lui parler. Aujourd'hui, ils
sont mariés et vivent dans la région de Marseille-Istres.
La porte d'entrée et les volets
de la cuisine des Ruffenach sont fermés. Je ne pourrai
pas dire au revoir à Bernard. Il coiffait ses cheveux
blonds et bouclés en arrière pour faire une banane
à la Elvis. Il était fou d'Eddie Cochrane et Little
Richard.
Le quartier est vide. C'est bientôt
le couvre-feu qui débute à 20 heures.
Je continue mon pèlerinage,
refoulant mes larmes.
J'arrive à La Placette: minuscule
parking, aux derniers numéros de la rue Danton, qui nous
servait de quartier général quand plus jeunes, nous
étions des cow-boys ou des Indiens. Au coin une épicerie
fermée aussi. Les escaliers qui partent de chaque coté
de la Placette conduisent à la Croix Rouge et Chez Baechler,
grossiste en produits d'épicerie, rue de Mulhouse.
La rue Abbé de l'Epée
avec la villa où la Territoriale "gardait" le
Quartier !ÉEt le club des cinq, toujours assis près de
l'autre épicerie, près de l'école de
filles du « Village d'Isly ».
Je reprends en sens inverse l'impasse
Danton, pour dire adieu à mon école maternelle.
J'arrive en haut des escaliers Danton. Habite ici, ma "fiancée"
de l'époque, Renée-Paule Catala. Son père
est prothésiste dentaire. Son frère, Jean-Marc est
aujourd'hui, dentiste à Nice. Elle est mariée et
vit à Toulouse; je ne l'ai jamais revue. Je ne peux pas
lui dire au revoir, L'immeuble est fermé. Et les
filles ne sont pas dehors à cette heure ci.
Je commence à
descendre les escaliers étroits en me tenant à la
rampe métallique, usée, rendue brillante par les
milliers de frottements de mains. Les Chailan, eux aussi ont fermé
leur porte. Adieu, Andrée.
Je laisse mes talons glisser tout
seuls d'une marche à l'autre; Je lance un dernier coup
d'oeil au balcon de Michèle Cluzel, sur la gauche. J'ai
adoré ses yeux verts d'eau. A-t-elle eu un peu d'affection
pour moi, comme elle me le disait? Son père, Georges lui
interdisait d'aller avec moi, à la piscine du RUA. Il aurait
dû, car il pêchait toujours par-là et pouvait
nous surveiller. Je ne l'ai jamais revue, non plus. A droite
l'entrelacs de cours et d'escaliers où vivaient Kader Bessalchi,
et ses surs, Madame Joseph, les FischerÉ
En face, je regarde les volets du
petit appartement de Pierre Padovani, dont la sur Marianne sortait
aussi avec un jeune soldat du Contingent, qui soupait tous les
soirs chez eux. Leur appartement était grand comme une
maison de poupée. Ils étaient très pauvres.
J'aimais bien Pierre; il était sérieux et très
gentil. Quand la fin de la période en Algérie de
ce jeune métropolitain est arrivée, ils l'ont accompagné
au port pour embarquer vers Marseille. Marianne pleurait sur le
quai et sa mère tentait désespérément
de la consoler.
Ah! Le voilà,
Tu le vois, là en haut, à droite ? De grands signes,
des baisers soufflés au bout des doigts. Tous les soldats
ont embarqué. Tout le pont est en kaki. On lève
l'ancre. Le Ville d'Oran corne. La cheminée fume. Il commence
à s'éloigner du quai, tiré par un remorqueur.
Des mouchoirs s'agitent en guise d'au revoir. On les aimait bien
ces petits jeunes qui patrouillaient dans Alger, le doigt, toujours
sur la gâchette de leur P.M. tant ils avaient peur.
Au Revoir? Adieu, oui; sale race de
Pieds Noirs et il nous fait des bras d'honneur, ce petit con.
Je ne le crois pas. Il avait l'air si bien. Il couchait chez eux,
et tout; Vous voyez ce que je veux direÉIl n'a jamais sorti un
sou. Pauvre Marianne, si timide, si sincère.
Je suis au bas des escaliers. Je ne
suis pas allé chez mon cousin Rosello au 12. Je n'ai pas
vu ni Jean-Jacques ni Bernard. Je ne verrai plus madame Monteil
qui brodait des napperons de façon extraordinaire. Adieu,
Monsieur Ravel avec votre ceinture de flanelle rouge qui entourait
votre énorme ventre. Je ne me suis pas dirigé vers
Bidon V, le bar où nous faisions des compétitions
de Baby-foot, et la rue Berthezène. Qu'est devenu Jean-Paul
Soler? Nous nous étions brouillés pour des bêtises
de gamins depuis la cinquième. (Un coup de talon sur mes
chaussures neuves, pour les baptiser...). Nous allions au lycée
en remontant la rue Michelet, côte à côte,
sans nous adresser la parole. Et cela a duré quelques années.
Nous nous parlions à la troisième personne ou par
l'intermédiaire d'un troisième copain. Mais, nous
étions toujours près l'un de l'autre.
Je partirai sans revoir la villa de
mes grands-parents à Bouzaréah, ni mon école
primaire de la rue Daguerre ni le lycée Gautier. Ni l'Eglise
Ste Marcienne où j'ai fait ma communion. C'est dingue !
Le jour de la communion, nous entrions
dans l'église, les garçons à gauche , les
filles à droite. C'était Chantal Michel, la sur
du clarinettiste Jean-Christian qui marchait à côté
de moi.
Nous avons soupé en silence,
écoutant les dernières consignes de mes parents.
Ma mère pleurait sûrement. Je ne m'en souviens pas.
Et puis nous sommes montés nous coucher.
Au matin du 26 Mai 62, après
le petit déjeuner, un minibus d'Air France transportant
du personnel de l'Aéroport de Maison-Blanche s'arrête
devant la boulangerie.
Le cur serré, nous embrassons
une dernière fois nos parents et montons dans le véhicule.
Nous serrons bien entre nos jambes nos valises et sacs de sport.
Les Hôtesses et le personnel en costume bleu marine et chemise
blanche, tentent de nous réconforter. C'est un steward,
client de la Boulangerie, qui sera notre guide.
Je ne pensais pas qu'à une
telle heure, il y aurait autant de monde sur la route. Les bus
étaient pleins. Leurs passagers faisaient grise mine. On
voyait des femmes, leurs enfants dans les bras, qui s'essuyaient
d'un revers de manche les yeux. On était aux portes de
l'été, et beaucoup avaient mis leurs vêtements
d'hiver. Partaient-ils aussi? Comme nous ?
Le petit car prit la rue Richelieu
et s'arrêta devant l'immeuble moderne du Maurétania,
pour prendre du personnel d'Air France.
Et nous repartîmes aussitôt.
Les voitures, pare-chocs contre pare-chocs, semblaient prendre
la même direction que nous. Beaucoup d'autres se dirigeaient
vers le port. Ca bouchonnait sec.
Je ne compris pas aussitôt pourquoi,
à quelques kilomètres de Maison-Blanche, les chauffeurs
garaient leurs autos sur le bord de la route. Ils les laissaient
là et repartaient à pied.
J'en vis de nombreuses ouvertes, comme
abandonnées. Mais pourquoi? On n'a pas l'habitude de laisser
sa voiture ouverte, tout de même!É
Nous accédâmes, enfin,
à l'Aéroport. C'était pire. Il y avait des
autos partout. Les parkings étaient pleins. Elles étaient
stationnées des deux côtés des voies d'accès
aux halls d'embarquement. Même, en double file. Des valises
laissées sur leurs galeries ou dans les coffres béants.
Des centaines de personnes, peut-être
des milliers se bousculaient devant les entrées vitrées,
avec leur baluchon. Toutes les pelouses étaient transformées
en terrains de camping.
Depuis combien de temps étaient
ils là ? Des vêtements et des draps, ou ce qu'il
en restait, traînaient sur l'herbe. Les massifs de fleurs
étaient piétinés. Une famille, ici, assise
autour d'une nappe imaginaire, près d'une bouteille
Thermos, probablement vide. D'autres grignotaient des morceaux
de pains. Tout le monde était grave. Même les enfants
avaient le regard vide et ne comprenaient pas pourquoi leurs parents
pleuraient et ce qu'ils faisaient ici.
Il paraît que des femmes ont
accouché, ici, à même le sol. Que des familles
ont attendu de nombreux jours avant de pouvoir partir. Peut-être
VOULOIR partir.
Quatre vingt dix pour cent de tous
ces Pieds Noirs ne savaient pas où ils allaient. Nous n'avions
pas tous des points de chute en France.
Je n'ai même pas noté
si c'était toujours le drapeau de la France qui flottait
encore sur les hampes.
Notre bus contourna les bâtiments,
un garde-barrière nous laissa passer et nous nous dirigeâmes
vers un Super Constellation que les plus chanceux de ce matin
prenaient d'assaut. Celui là allait à Marseille.
Est-ce que tout le monde désirait se rendre à Marseille?
On nous fit monter par la passerelle
des Premières classes. Devant nous, une famille portait
des vêtements arabes, gravissait aussi les marches. Le père
avait une djellaba blanche enfilée sur une chemise. Leurs
petits garçons avaient les cheveux tressés.
Ils ne parlaient ni le Français
ni l'Arabe. On m'expliqua que c'était des Juifs qui avaient
fui le Sud Algérien. Pour aller où ?
Il n'y avait plus de place à
bord pour ma sur et moi. Notre steward-mentor parlementa quelques
minutes avec le commandant, qui accepta de nous prendre dans la
cabine de pilotage.
Le voyage ne devait pas être
très long avec un tel avion. Deux heures maximum.
Dans deux heures, nous ne serons plus
en AlgérieÉ
Dans le vrombissement de ses quatre
moteurs, l'avion se lança sur la piste, prit de la vitesse
et s'arracha de la terre d'Algérie.
Je n'en avais même pas pris
une poignéeÉ
Tout le trajet se passa debout, entre
le pilote et le co-pilote. Il y avait des cadrans partout. Des
boutons de tous les côtés! Ils furent très
gentils avec nous. Nous ne les connaissions pas. Ils ne nous connaissaient
pas. Ils devaient avoir déjà pris des "clandestins"
comme nous.
Nous survolâmes la Méditerranée
bleue foncée, devenue presque noire depuis notre altitude.
Le pilote tendit son bras et me montra au loin les côtes
métropolitaines qui commençaient à se dessiner.
Il fit un tour au-dessus de l'Etang
de Berre et se mit dans l'alignement de la piste. Personne ne
me demanda de m'asseoir. J'étais fasciné. Hypnotisé.
L'avion descendait tranquillement vers la terre qui semblait l'attirer
comme un aimant. Il se posa sans grande secousse, roula dans la
voie qui lui était attribuée, ralentit dans un grand
bruit de moteurs inversés.
Devant nous, un employé faisait
de grands signes des deux bras.
-Qu'est ce qu'il veut ce pantin? On
va l'écraser s'il reste là!
-Non, non, il nous guide.
-Ah, bon!
L'avion s'arrêta définitivement.
Les portes s'ouvrirent, les escaliers étaient déjà
collés aux issues et les premiers Pieds Noirs descendaient.
Il faisait presque aussi chaud qu'à
Alger mais il y avait un vent, la tchidente !
Nous traversons l'aéroport.
Nous avons tous l'air hébété. Ahuri, perdu.
"Et, maintenant
?É" Nous sentons que nous ne sommes plus chez nous. Il est
bien trop tôt pour dire " pas encore, chez nous!É"
Le dirons-nous un jour?
On nous regarde, avec nos peu de bagages,
comme des étrangers, des espèces inconnues. Des
extra-terrestres. Quelques-uns sont attendus par de la famille
partie plus tôt qui leur fait des grands signes et se jette
dans leurs bras en pleurant. D'autres errent dans le vaste hall
.
Des militaires nous demandent de nous
regrouper et nous diriger vers une porte de sortie, où
des CRS sont alignés jusqu'aux bus navettes qui nous attendent
pour nous conduire au centre de Marseille. Avec ma sur, nous
suivons le mouvement. Les CRS vérifient nos papiers d'identité,
pour contrôler si nous ne sommes pas recherchés et
fichés pour "Activités subversives".
Nous montâmes dans notre autocar.
Le centre ville était assez loin de l'aéroport.
Nous débarquâmes je ne
sais où. Mais comme un seul homme, nous nous dirigeâmes
tous probablement vers un supposé centre d'accueil (!?!?!?).
Je me souviens d'une rue en légère pente.
Nous n'avions que faire de leur accueil.
Nous devions aller à Voiron.
Nous apprîmes bien plus tard
en quoi avait consisté pour certains cet accueil. Rien
n'était prêt et personne ne s'attendait à
l'ampleur que prenaient les départs d'Algérie. Peu
de Pieds-Noirs restèrent là. Le maire Defferre ne
voulait pas de nous chez lui !!!
-La gare, s'il vous plaît, Monsieur?
-Là-bas, en haut des escaliers,
au bout de la rue qui monte.
De larges marches accédaient
à la Gare Saint Charles. Les guichets:
-Deux billets pour Voiron, SVP.
-Vous changez à Valence et
vous vous arrêtez à Moirans. C'est juste avant.
Nous montons et choisissons un compartiment
avec des places libres. Ce qui était difficile. Il y avait
beaucoup de monde pour cette destination. Le but final du train
était Paris.
Je jetais un coup d'il par-dessus
l'épaule de mon voisin qui lisait l'Express. Que d'horreurs
et mensonges sur nous étaient rapportés!
Je préférai me lever
et je me dirigeai vers les Toilettes des Secondes. Déjà
deux personnes attendaient devant la porte fermée. Je fis
demi-tour et retraversai le demi-wagon jusqu'à la porte
battante qui nous séparait des Premières.
J'eus l'audace de prendre ce couloir.
Presque tous les sièges étaient vides. Les toilettes,
au bout du wagon étaient disponibles. Les secousses et
mouvements latéraux du train n'étaient pas propices
à un bon équilibre, jambes écartées,
sans poignée pour se tenir.
Je revins vers le compartiment où
Marif attendait. Juste avant la porte battante, je m'arrêtai
pour regarder le paysage. C'était quand même un peu
plus vert que chez nous. Et soudain la porte s'ouvrit. C'était
un contrôleur dans son costume officiel de la SNCF, avec
son carnet d'une main, une poinçonneuse dans l'autre et
une petite besace en bandoulière. Une casquette avec des
étoiles!ÉC'est un Général, ou quoi?
-Billet, SVP.
-Voilà.
-Mais ce sont des billets de secondes
-Oui, je suis allé au WC, j'en
reviens.
-Mais tu es en première, là.
D'où viens-tu?
-D'Alger, M'sieur. Ma sur est dans
ce compartiment là-bas.
-Et bien, je te refais un billet Première
Marseille-Moirans que tu paies en totalité, et en plus,
je te colle une amendeÉEt tu retournes en seconde.
-Mais, je suis juste alléÉ
-Tu t'arrêtes, ou je te fais
descendre à la prochaine gare. Tu n'étais pas bien
dans ton pays, non ?
-É
Le train entre en gare de Moirans.
Personne sur le quai pour nous récupérer. Bizarre,
non? Elle était avertie Gabrielle, je crois?
-Voiron, c'est où, Monsieur?
S'il vous plaît.
-Tu vois le clocher, un peu à
droite? C'est là.
-Il n'y a pas d'autobus?
-Pas à cette heure. Vous pouvez
aller à pied. C'est à cinq kilomètres environ.
L'herbe était humide. Et, nous
sommes partis vers le clocher avec nos valises marron clair et
nos sacs de sport. Je ne me souviens pas si nous avions dormi
à Marseille et si c'était le matin ou le soir. Je
crois que nous avons coupé à travers champs.
Nous sommes finalement arrivés
à Voiron. Notre destination finale était l'école
maternelle construite dans l'enceinte du CREPS dont les étudiants
suivaient des cours et avaient leurs dortoirs dans le château
de La Brunerie.
Quel nom! La classe! Ca fait bien,
non, Ferrer de la Brunerie!!!
C'était en haut de la côte.
Elle plutôt était raide. L'entrée du parc
avec de grands arbres.
Un coup de sonnette
à la porte des logements de fonction.
-Vous voilà enfin. Venez, je
vous montre où vous allez dormir avec vos cousins.
Nous suivons. Des escaliers. Une porte
ou une trappe.
-Voilà, c'est là Éinstallez-vous.
C'ETAIT UN GRENIER !
JP FERRER. Saint-Laurent-du-Var.
26 Mai 2001.