A la
Bab Allah(1) aux Nations Unies.
On
étouffait à Alger, en cette fin septembre 1962. Les orages
de fin d'été se faisaient attendre sous le ciel de saison,
blanc et plombé. Depuis février de l'année 1961,
le long courrier hebdomadaire qui depuis quinze ans assurait la liaison
New-York-Rome, ne visitait plus la station. Un point de vente était
maintenu en ville. Les installations de l'aéroport de Maison
Blanche avaient été fermées et les apparaux vendus
à Air Algérie et seul, le magasin de pièces détachées
des appareils à hélices, les Constellations, y
avait été conservé - Le personnel était
réduit à l'unique Victor au Bureau de vente, au deuxième
étage du Maurétania, au carrefour de l'Agha, en plein
centre.
Comme à l'accoutumée,
dans cette touffeur d'après midi, le fracas incessant des wagonnets
de minerai de fer de l'Ouenza, faisait maintenir les fenêtres
fermées. Tractés dans une navette grinçante entre
la gare de marchandise de l'Agha et les quais sur la voie ferrée
le long de l'immeuble, leur tapage interdisait toute parole. Victor
était torse nu, répondant au téléphone,
essayant de tenir tête aux quelque trente télex quotidiens.
Rien de plus enfiévré, de plus bruyant que le staccato
d'une machine débitant des messages mécanisés issus
de bandes perforées, crachés à folle allure. Chaque
jour ils ouvrent la danse à l'heure où les services de
réservation des USA commencent leur journée de travail,
exigeant réponses immédiates de la part des stations d'Europe
déjà dans l'après-midi.
Dans ce vacarme, il fallait avoir
l'ouïe fine pour entendre frapper à la porte du bureau.
Entrez, Han-trai ! hurla Victor.
Le Chef du protocole.
" Ben S., Chef du Protocole
de la Présidence " prononça en entrant le personnage
avec hauteur et d'une voix grave. Une rousseur, c'est la première
impression que l'on en retirait : d'environ trente cinq ans, grand et
sec, il portait un complet dans les verts souligné de minces
lignes crème. Son visage avait l'appétissante nuance
du poulet qui dore au four, sa chevelure était disciplinée
en ondes de cuivre. Ben Rousseur vous dévisageait sans aménité,
le nez chaussé d'une paire de lunettes bleues. On l'aurait bien
vu tenant le rôle du voyageur britannique du XIX° siècle
dans une pièce de boulevard. ...
Une indépendance algérienne
de moins de trois mois avait créé dans le pays de profonds
bouleversements. Des foules de personnes déplacées se
précipitaient en smalah du bled vers les grandes villes, occupant
les appartements désertés par les Européens, n'imaginant
pas une seconde de paver le lover, l'eau, le gaz, l'électricité
et l'entretien de l'ascenseur. Quelquefois un mouton - ce coffre fort
de l'Arabe - comme disent les Algérianistes - était mis
au pré sur le balcon.
On
craignait pour sa vie en permanence, les " droits communs "
avaient été libérés de la prison de Barberousse
et il ne fallait pas compter sur une police algérienne au début
de sa formation pour intervenir... La rue d'un Alger relevant de cinq
années de couvre-feu était livrée aux Marsiens,
ainsi appelés car ils s'étaient engagés dans
l'Armée de Libération Nationale après l'armistice
du 19 mars 62. Portant un semblant d'uniforme, établissant des
barrages sur les voies principales de la ville, ils confisquaient les
voitures des automobilistes, ces derniers trop heureux d'en être
quittes à si bon compte, évitant parfois l'enlèvement
et la mort sous la torture. D'autres, Marsiens plus avisés
adressaient une condamnation à mort à tel ingénieur,
tel agent de fabrique resté à son poste. Il n'était
pas permis de mettre en doute cette fathouat(2) d'un
tribunal d'autant plus redoutable qu'il était secret et la place,
bien vite désertée restait à prendre. D'autres
plus déterminés, entraient dans les bureaux encore ouverts
pour exiger l'éviction du personnel et y régner en maître.
Victor avait eu la visite de quelques uns de ces prospecteurs en recherche
d'emploi, candidats à sa succession. Ils avaient vite renoncé
devant l'aspect peu engageant de l'entreprise développé
dans toute sa vérité..
Il nous faut seize places
de première classe et deux en classe économique continuait
Ben Rousseur d'un ton sans réplique. Victor qui s'attendait aux
prétentions habituelles obtempéra sans délai à
cet ordre impératif, se disant qu'il vérifierait dés
que le maboul aurait tourné les talons. On pouvait lui confirmer
sur le champ quatre First et deux Eco, les douze restant ne pouvant
l'être que par la Direction de Paris. Renseignement pris, le Chef
du Protocole disait vrai. Il s'agissait bien de transporter le Gouvernement
de la République Algérienne Démocratique et Populaire
au grand complet à New-York, le 7 octobre 1962, afin qu'il assiste
le lendemain, à la réception du nouvel État par
l'Organisation des Nations Unies en séance solennelle.
Alors le téléphone
n'arrêta plus de sonner. On voulait tout savoir sur ces projets,
des journalistes algériens, la Presse étrangère
étaient à l'affût du moindre potin. Victor maintenait
le cap, ne pouvant obtenir de l'aide dans cette ville désertée
pour le moment par quiconque aurait pu le seconder.
Un ordre du Vice-Président.
Soudain un appel au téléphone
de C. de la Direction régionale de Paris, ce qui était
extraordinaire, car les lignes étaient loin d'être rétablies.
Victor avait de bons rapports avec C . Avait-il été choisi
pour lui transmettre cet incroyable message haché de parasites,
d'interruptions ?
-
Victor, c'est pour confirmer
les félicitations du Vice-Président auxquelles
j'ajoute les miennes. Vous savez, on est très content de vous
ici.. Bravo.
-
Merci..
- Oui.. C'est la tradition,
vous savez, quand il s'agit d'une personnalité, le vendeur doit
accompagner le groupe jusqu'à destination...
- Quoi?... Moi ? - Certainement
pas, c'est hors de question.
- C'est classique à la
compagnie et même ailleurs dans la profession. Songez que n'importe
quel agent tuerait père et mère pour mériter cet
honneur;
- Mais vous vous rendez compte...
- Le V-P ne comprendrait
pas qu'ayant réussi cette vente exceptionnelle, vous ne la confirmiez
pas en vous joignant au groupe en tant que représentant commercial
du transporteur. C'est ainsi que l'on se crée des relations qui
peuvent être utiles par la suite. Vous
êtes le " TWA-man " attaché à
la Délégation!
Alors on parla d'arrangements financiers
et de délégation de salaire à sa famille rapatriée
en France.
Ici
il faut ouvrir une parenthèse. On ne le sait peut-être
pas mais les compagnies aériennes vivent de publicité.
Le budget annuel d'une major airline montait alors à près
de trois millions de dollars répartis en media et non media.
C'est l'une des activités principales à la Direction Générale.
Que le sigle du transporteur apparaisse à la TV, dans un reportage
par exemple, voilà le but atteint sans frais. Tout est donc prévu
pour placer l'emblème dans le cliché qu'un photographe
ne pourra manquer de prendre d'un personnage célèbre quand
il sortira de la cabine des Premières Classes. Le logo de la
compagnie figure sur le fuselage comme sur la paroi intérieure
De même, le logo est rappelé
sur chaque contre-marche de l'escalier mobile. Plus le personnage transporté
est célèbre, plus la photographie sera diffusée
dans la Presse mondiale et plus longtemps restera-t-elle sur l'écran
de la TV. Il va sans dire que ce groupe gouvernemental entourant le
célèbre Président Ahmed Ben Bella, héros
encore au cœur de l'actualité, correspondait de façon
inespérée à l'image souhaitée, image sur
laquelle on pouvait capitaliser au centuple. C'est pourquoi, outre le
profit de quatorze aller-retours en First - record de l'Agence depuis
sa création - cette transaction dépassait de loin l'opération
commerciale.
Les fées, à sa naissance,
autour de son berceau, avaient comblé Victor de nombreux défauts,
imagination, hardiesse, et même parfois, spontanéité
un vice jamais complètement corrigé... Cela lui avait
joué bien des tours. Cependant voici comment une décision
soudaine appliquée à chaud, lui fit gagner une bataille
qu'un rien pouvait transformer en déroute.
Un coup de génie.
Ben Rousseur était revenu,
s'inquiétant des places réservées, des modalités
du transport, du transfert à Orly et de l'excédent de
bagage.
- Le groupe que je dois
accompagner jusqu'à New York, dit le TWA-man, Prend la
Caravelle d'Air-Algérie jusqu'à Orly et transite pour
destination sur un B-707 de TWA. Notre escale en a l'habitude. Orly
est une importante plaque tournante.
- Et les bagages, l'excédent
? trancha Ben Rousseur du ton
d'un commandant d'escadron de cavalerie. Et l'excédent?
-Avec une franchise de
20 kilos pour chaque passager du groupe, ce n'est qu'un détail
.. C'est l'affaire du premier transporteur.
[Toi, tu n'a pas très envie de me payer, ouais ... ] Et bien
entendu c'est la compagnie nationale qui émet les billets mentionna
négligemment Victor.
- Bien entendu c'est la compagnie
nationale asséna le Chef du Protocole, d'un ton sans réplique,
comme s'il eût été inconvenant d'utiliser les titres
de transport d'une autre compagnie..
Une fois seul, Victor appelle Ali,
le Chef de Comptoir d'Air Algérie. Ce dernier arrive promptement
avec un stock de billets de la compagnie nationale, et la liste prestigieuse
des membres du groupe, le Président de la République,
Khemisti, ministre des Affaires étrangères, Boumendjel,
Ministre d'État, Mme S. veuve d'un commandant de l'ALN, M. K.
Ministre de l'Intérieur, l'abbé Bérenguer, etc.
plus deux valets. Dans l'heure le ticketing est terminé. La Chambre
de compensation est maintenant débitrice direct de TWA, plus
sûr que la compagnie nationale. Le génie!
Prélude.
Un embarquement à la Bab-Allah
se disait Victor dans la salle de départ de Maison Blanche, ce
sept octobre 1962 devant ce va et vient de porteurs, d'officiers de
l'ALN, de gradés de la nouvelle police, de douaniers, de journalistes,
échauffés par cette situation exceptionnelle. On brûlait
de voir les membres du Gouvernement, on allait admirer Ben Bella alors
au sommet de sa gloire. Cette foule bourdonnait autour de la banquette
de la douane, où l'on déposait les bagages des passagers
issus du commun des mortels prêts à l'embarquement... Prêts
? Mais avait-on vérifié chaque pièce, ces valises
en cartons, ces cartables bourrés à craquer, maintenus
par des ficelles, ce ballot venu du bled noué d'un vieux drap
de lit ? Un attentat était toujours possible, en avait-on conscience
? La fin tragique de Lumumba était encore dans toutes les mémoires...
Décevant tout ce beau monde,
le Président et ses Ministres se firent conduire directement
à la Caravelle.
A Orly, Victor sorti le premier
de l'appareil, descendit rapidement. Bob, le chef d'escale, qui avait
été son Chef de service quelque temps plus tôt,
lui serrait la main avec effusion Victor, congratulations... Francis,
son assistant, recevait les documents du groupe et s'affairait pour
son transfert. Le tarmac, l'aire cimentée, débarrassés
de tout avion, de tout personnel d'aéroport étaient un
désert. Seule la tour de contrôle de Paris Orly et l'inscription
que l'on distinguait au loin identifiaient le lieu, en revanche des
CRS - une bonne centaine peut-être - assuraient la sécurité
du groupe que l'on dirigeait vers les salons officiels de l'aéroport.
De rares visiteurs y avaient été admis, félicitant
l'homme du jour qui se maintenait dans une distance faite de silence
et de gravité, aux côtés de son Ministre M. Khemisti,
et flanqué d'un jeune et mince Commandant de l'ALN blond, aux
yeux clairs, portant moustache militaire genre " Armée des
Indes " et d'une fébrilité maladive..
Dans le Salon d'Orly-Aéroport,
Victor se tenait à l'écart, assurant la liaison avec l'escale,
lorsque les yeux du Président lui lâchèrent deux
coups de pistolets dignes des meilleurs peintres orientalistes du XIX°
siècle... Le Chef du Protocole qui téléphonait
à Paris Colette (pron. Kôléte) je suis
de passa ... ne put en dire davantage, le Président lui passait
un savon
- Et qui c'est ce type
qui nous suit ?
- C'est le représentant
commercial de la compagnie
- Et maintenant tu le dis. Il
ne fait pas partie de la Délégation. Et alors "
Pauvre Ben Rousseur,
le protocole n'est pas une sinécure. Ce n'était qu'un
début... Essayant de se rattraper il fit remarquer avec éclat,
comme on montait à bord du 707 à destination de New York,
que l'arceau de l'entrée orné de petits drapeaux, ne comprenait
pas celui de l'Algérie. On escamota l'arceau...
Champagne
ou Ginger Ale(3)
Le
compartiment de Première Classe était réservé
au seul personnel du Gouvernement algérien. Tout s'ordonna sans
peine lorsque l'on prit place avec l'assistance d'un personnel trié
sur le volet, John le steward, Franca Flight/Ho(4)
et son assistante, Mlle de... au patronyme de vieille noblesse bretonne.
On connaît la rivalité des compagnies exploitant les longs
courriers.
Le service est notre seul
produit disait une devise célèbre,
ainsi après la sécurité, l'exactitude, le confort
et la restauration à bord recevaient tous les soins d'un transporteur
soucieux de conserver ses clients. La cabine de Première est
donc une salle de restaurant de luxe, avec son éclairage discret,
sa musique de fond en sourdine, ses parois aux tons de beige et or amortis,
ses sièges ajustables et avant tout, un souffle d'air frais et
léger fort accueillant. Sur les visages se peignait l'étonnement
mêlé de curiosité. On se déchaussait pour
enfiler les indispensables chaussons " long courrier ", on
parcourait le Figaro, Paris-Match, on découvrait le US News and
World Report, le New Yorker. Bientôt les alcools apparurent dans
un brillant étalage de zakouskis, accueillis avec empressement.
En effet, les seuls buveurs d'eau, étaient le Président
Ben Bella occupant olympien d'un fauteuil au premier rang, conférant
avec son Ministre des Affaires étrangères, M. Khemisti.
Ce dernier, ancien de Sciences Po. - et qui l'était jusqu'au
bout des ongles, disait la presse française - sembla faire un
cours à son voisin pendant tout le voyage.
Démocratie et transport
aérien, l'exemple britannique.
Debout à l'arrière
de la cabine, Ben Rousseur enfin calmé après ces gesticulations
échangeait quelques propos avec Victor, tout en classant les
documents, pointant les listes. On était déjà à
plus d'une bonne heure des côtes françaises, lorsque ce
dernier osa parler d'une pratique généralement observée
dans ces circonstances, par les institutions de divers pays.
Je suis surpris dit-il, que
l'essentiel du gouvernement se trouve rassemblé sur le même
appareil. S'il arrivait malheur, à Dieu ne plaise, ses membres
les plus importants disparaîtraient. Qu'adviendrait-il de l'Algérie
ainsi décapitée ? En Angleterre, une disposition spéciale
limite à trois les membres du Parlement empruntant le même
appareil. Si ce nombre était dépassé, le cas échéant,
hélas, l'équilibre démocratique pourrait se trouver
cruellement rompu et la politique générale de la nation
remise en question. Il est remarquable que...
Le Chef du Protocole
restait muet. Sa peau de poulet virait au trop cuit. Il froissait une
feuille de papier qu'il tenait machinalement. Victor crut entendre ses
orteils se crisper dans ses chaussures. C'est juste finit-il
par dire, il faut tenir compte de cette possibilité. Mais
avec TWA on est sûr d'arriver. Non ? Sa main rafla
une bouchée au caviar qui passait, véhiculée sur
le chariot du steward.
Ca vaut les bliblis(5)
fit -le TWA-man, Hein quelle kémia(6)
! Ben Rousseur ne répondit pas, supputant les rapports de la
démocratie avec les aléas du transport aérien et
leur difficile conciliation.
Comme il se trouve que
nous avons un Chef d'État à bord, dit
Victor pour chasser ces pensées morbides, il ne serait pas
étonnant que le Commandant de bord obtienne l'autorisation de
faire un passage le long de Manhattan avant d'atterrir. Après
déjeuner, nous passerons au salon pour le café et les
liqueurs. La vue y est meilleure.
Canard à
l'orange et New-York Sky line.
Un
canard à l'orange, triomphe de Franca, était servi. On
lui fit largement honneur. Les vins de hautes marques furent dégustés
sans obstacle confessionnel. C'est évident, le thé, le
café, la root beer(7), les ginger-ale
uniformément proposés n'existent pas devant les Chablis,
les Entre Deux Mers et le Champagne. On pourrait en déduire que
si l'on se sépare d'une métropole aussi douloureusement,
bien des choses y rattachent, et d'abord la cuisine.. .
Respectant scrupuleusement son
statut d'attaché de la Compagnie, Victor n'adressait la parole
au Chef du protocole que pour question de service... Évitant
de se mêler au groupe donc, sa place était au salon que
ne fréquentait pas les participants de la Délégation.
Sur sa suggestion, il y était bientôt rejoint par le groupe
venu prendre le café et contempler les côtes du Nouveau
Monde qui approchaient. tout en dégustant des liqueurs.
L'Abbé Bérenguer
le visage cramoisi après cette bonne chère, était
à sa gauche sur la banquette semi circulaire, Mme S. à
sa droite, se faisait préciser qu'au retour il lui serait loisible
de s'arrêter à Paris quelques jours en rentrant.
Le célèbre profil
découpé par la ville de New-York sur fond de ciel d'orage
apparut. Quel spectacle ! Clou touristique certainement, mais aussi
écrasante manifestation de puissance de la République.
Les plus conquérants des Chefs d'État qui se succèdent
soit à la Maison Blanche, soit à l'ONU, auxquels il est
invariablement offert, ne doivent pas manquer de retenir la leçon.
Les cartes sont sur table.
L'orage avait créé
des perturbations. Le vol se révéla soudain cahoteux et
Victor reçut sur les genoux le canard à l'orange de sa
voisine qui se pâmait.
Chaussons verts et State Department.
On annonça l'atterrissage
à Idlewild, l'aéroport international de New York. Le B-707,
immobilisé à quelques mètres du Hall d'arrivée,
les passagers de la classe Eco descendirent. Par les fenêtres
du salon, on les voyait reprendre leurs bagages présentés
sur le tapis de livraison. Un policeman, enfant de la verte Irlande,
balançait pacifiquement son classique bâton noir, stoïque
sous un crachin breton. Le salon remis en ordre, vaisselle disparue,
coussins au garde à vous, Franca
et Mlle de... se tenaient au haut de la passerelle, en manteaux gris
bleu et gants blancs à crispins polarisant tous les regards.
Le steward était prêt à aider les passagers à
s'engager sur les marches, mais personne n'apparaissait.
Le flottement menaçait de
durer. Victor projetait de filer à Paris sur le vol 803 que l'on
préparait au poste voisin pour un départ dans moins d'une
heure maintenant. Soudain, un personnage peu commun grimpait l'escalier
et apparaissait dans le salon. Pas très grand, en complet bleu
foncé et large noeud papillon bleu clair, de grands yeux bleus
(big baby blue eyes), même sa couronne de cheveux était
bleu lavande, contrastant avec un teint de vacances au bord de la piscine
ou acquis sous la lampe à bronzer. Le TWA-man devait avoir l'air
fort digne, seul sur la banquette dans le salon désert, aussi,
la courte scène qui suit ne doit étonner personne
Jim F.
: Président Ben Bella, I am Jim F., State Department dit-il
avec un enthousiasme ému et déférent, le bras à
l'horizontale, la main tendue révélant des boutons de
manchettes outrageusement illustrés.
Victor: Next
door.
Jim eut un moment d'hésitation
en ouvrant la porte de la cabine. La Délégation remerciait-elle
Dieu selon les rites de la foi musulmane ? On ne voyait que des dos
courbés, des dévots prosternés. Mais il s'aperçut
vite que les passagers en chaussons verts tâtonnaient sous les
sièges à la recherche de leurs chaussures, d'autres les
bras levés, cherchaient leurs bagages à mains dans les
caissons supérieurs ... Il fit un pas en avant et fut happé
comme par un papier tue-mouches. On ne le revit plus.
Apothéose imméritée.
Encore dix bonnes minutes
et Victor réussissait à prendre congé de Ben Rousseur
qui tâchait d'expliquer sans rire aux autorités que la
Délégation ne se soumettrait pas à quel que contrôle
que ce soit. L'Immigration Agent restait stupéfait devant ce
problème nouveau: comment organiser l'entrée aux USA de
personnes sans passeports ? Le TWA-man, sa silhouette encadrée
dans la porte extérieure, remerciait les deux hôtesses,
le steward. Le pied sur la première marche il fut salué
par l'explosion délirante des Algériens de New York massés
au haut d'un mur, clamant Ben Bella/Ya/Ya sur le rythme de Algérie/
Fran/çaise/..
Les flashes des reporters
ajoutèrent leur magie à cette apothéose imméritée...
Dégringolant rapidement Victor précisait sur le même
rythme C'est pas moi/ya/ya/ C'est pas moi/ya/ya/
Filant dans le hall, il s'inscrivait
in extremis sur le vol 803 en partance pour Paris et embarquait sans
tarder. Un moment, il avait balancé. Assisterait-il à
cette séance solennelle des Nations Unies où son propre
pays serait reconnu majeur parmi une centaine d'autres. Rentrerait-il
à Alger sans aller embrasser sa femme et ses enfants rapatriés
dans les Yvelines depuis le début de juin ? La 803 l'emporta.
Ce qui permit à Victor de battre un nouveau record: Alger-Paris
via New York en dix- huit heures...
Incroyable rumeur...
Cependant, quelque temps après,
il apparut qu'un choix différent eût complété
ou même couronné cette expérience. Voici pourquoi
: de retour le surlendemain , à Alger, Victor apprenait que Ben
Rousseur ne figurait plus parmi les membres du Gouvernement. Il avait
même disparu. La discrétion hermétique observée
par les instances gouvernementales ne put qu'engendrer des suppositions.
Les ragots allèrent
bon train. Vers la fin de 1963, l'incroyable rumeur fut confirmée...
Ahurie par l'agressive nouveauté offerte par le spectacle de
la rue de Manhattan, par l'accueil débordant des Algéro-New
Yorkais, emportée dans le confort inouï d'un palace aux
charmes des Mille et une nuits, cette délégation d'alcooliques
mondains s'était effondrée dans un sommeil profond. Le
lendemain 8 octobre, la séance solennelle des Nations Unies consacrant
l'Algérie au rang des nations indépendantes ouvrant à
14:30 heures, on dormait encore. Le Bureau de l'Assemblée dut
attendre le Président, arrivé en hâte, pour lui
permettre de saluer le drapeau vert enfin déployé devant
les invités où les places d'honneur réservées
à la Délégation restaient inoccupées...
Reçu le soir même à la Maison Blanche par les Kennedy,
le Président Ben Bella répondit à l'invitation
de Fidel Castro le jour suivant, ce qui donna lieu à des caricatures
ironiques dans la presse américaine.
En octobre, il est extrêmement
rare que l'aéroport d'Orly soit fermé pour cause de mauvais
temps pendant la journée. C'est ce qui arriva au voyage de retour
à la Délégation qui venant de New York, attendit
à Rome que le temps permette d'atterrir enfin à Orly,
puis de rentrer à Alger.
L'énorme montant d'excédent
de bagage au départ d'Idlewild fut réglé au retour
à Alger, rubis sur l'ongle.
Que sont-ils devenus ?
Le discours du Président
virtuellement prononcé le 8 octobre 1962 aux Nations Unies fut
publié en français et largement diffusé dans le
monde entier.
Il fallait un responsable
à ce désastre d'une séance solennelle manquée.
Le pauvre Ben Rousseur ne se releva jamais d'un coup aussi dur qu'injuste,
lui qui avait honoré très modérément ce
repas de gala. Réveiller et rassembler à temps les membres
de la Délégation avait été un problème
au-dessus de ses forces, on peut en imaginer la raison... On le retrouva
plus tard à Sofia, la Bulgarie étant alors le parrain
socialiste du nouvel état. Il y était représentant
de la compagnie nationale algérienne.
M. Khemisti, quelques semaines
après épousa Mme S. Il fut assassiné par des inconnus
en automne 1963.
M. Bou Mendjel, Ministre des Travaux
Publics, après plusieurs tentatives infructueuses pour discipliner
son personnel, se retira sous sa tente dans son logement de fonction
à Birmandreiss.
M. K, Ministre de l'Intérieur
s'efforça en vain de faire payer les loyers par les occupants
de biens dits vacants. Il lança une campagne populaire moralisatrice
par affiches et panneaux urbains porteurs de maximes civiques. Cet effort
se révéla infructueux.
L'Abbé Bérenguer,
fut dit-on, élevé à la dignité de chanoine
par Mgr Duval, archevêque d'Alger.
Détrôné en
juin 1965 par les militaires, M. Ben Bella fut interné en Algérie,
puis obtint l'asile politique de la France. Il vit aujourd'hui en Suisse,
oublié.
Relevé enfin de son poste
à Alger, en mai 1965, Victor fut muté à Paris dans
une compagnie d'Afrique de l'est associée à TWA. Il y
créa l'agence de Paris et la station d'Orly.
John le steward plante ses choux
dans le Connecticut.
Franca vit aux États-Unis.
Établie en Touraine, Mlle de. y élève l'orchidée.
Juin 2002
1)
Bab-Allah : Litt. . A la porte de Dieu. Pop. : N'importe comment.
2) Fathouat : Arrêt d'un tribunal
3)
Ginger Ale : Boisson légère au gingembre.
4)
F/Ho : Hôtesse de bord
5)
Bliblis : Friandise populaire d'AFN. Pois chiche grillé
sucré ou salé.
6)
Kémia : Amuse bouche d'AFN servis à l'apéritif,
tramousse (lupin), bliblis, cacahuètes; olives,
7)
Root beer : Boisson au suc de sassafra ou de salsparilla sucrée.
Orig. Sud des USA.

|