A la Bab Allah(1) aux Nations Unies.

 

On étouffait à Alger, en cette fin septembre 1962. Les orages de fin d'été se faisaient attendre sous le ciel de saison, blanc et plombé. Depuis février de l'année 1961, le long courrier hebdomadaire qui depuis quinze ans assurait la liaison New-York-Rome, ne visitait plus la station. Un point de vente était maintenu en ville. Les installations de l'aéroport de Maison Blanche avaient été fermées et les apparaux vendus à Air Algérie et seul, le magasin de pièces détachées des appareils à hélices, les Constellations, y avait été conservé - Le personnel était réduit à l'unique Victor au Bureau de vente, au deuxième étage du Maurétania, au carrefour de l'Agha, en plein centre.

Comme à l'accoutumée, dans cette touffeur d'après midi, le fracas incessant des wagonnets de minerai de fer de l'Ouenza, faisait maintenir les fenêtres fermées. Tractés dans une navette grinçante entre la gare de marchandise de l'Agha et les quais sur la voie ferrée le long de l'immeuble, leur tapage interdisait toute parole. Victor était torse nu, répondant au téléphone, essayant de tenir tête aux quelque trente télex quotidiens. Rien de plus enfiévré, de plus bruyant que le staccato d'une machine débitant des messages mécanisés issus de bandes perforées, crachés à folle allure. Chaque jour ils ouvrent la danse à l'heure où les services de réservation des USA commencent leur journée de travail, exigeant réponses immédiates de la part des stations d'Europe déjà dans l'après-midi.

Dans ce vacarme, il fallait avoir l'ouïe fine pour entendre frapper à la porte du bureau. Entrez, Han-trai ! hurla Victor.

Le Chef du protocole.

" Ben S., Chef du Protocole de la Présidence " prononça en entrant le personnage avec hauteur et d'une voix grave. Une rousseur, c'est la première impression que l'on en retirait : d'environ trente cinq ans, grand et sec, il portait un complet dans les verts souligné de minces lignes crème. Son visage avait l'appétissante nuance du poulet qui dore au four, sa chevelure était disciplinée en ondes de cuivre. Ben Rousseur vous dévisageait sans aménité, le nez chaussé d'une paire de lunettes bleues. On l'aurait bien vu tenant le rôle du voyageur britannique du XIX° siècle dans une pièce de boulevard. ...

Une indépendance algérienne de moins de trois mois avait créé dans le pays de profonds bouleversements. Des foules de personnes déplacées se précipitaient en smalah du bled vers les grandes villes, occupant les appartements désertés par les Européens, n'imaginant pas une seconde de paver le lover, l'eau, le gaz, l'électricité et l'entretien de l'ascenseur. Quelquefois un mouton - ce coffre fort de l'Arabe - comme disent les Algérianistes - était mis au pré sur le balcon.

On craignait pour sa vie en permanence, les " droits communs " avaient été libérés de la prison de Barberousse et il ne fallait pas compter sur une police algérienne au début de sa formation pour intervenir... La rue d'un Alger relevant de cinq années de couvre-feu était livrée aux Marsiens, ainsi appelés car ils s'étaient engagés dans l'Armée de Libération Nationale après l'armistice du 19 mars 62. Portant un semblant d'uniforme, établissant des barrages sur les voies principales de la ville, ils confisquaient les voitures des automobilistes, ces derniers trop heureux d'en être quittes à si bon compte, évitant parfois l'enlèvement et la mort sous la torture. D'autres, Marsiens plus avisés adressaient une condamnation à mort à tel ingénieur, tel agent de fabrique resté à son poste. Il n'était pas permis de mettre en doute cette fathouat(2) d'un tribunal d'autant plus redoutable qu'il était secret et la place, bien vite désertée restait à prendre. D'autres plus déterminés, entraient dans les bureaux encore ouverts pour exiger l'éviction du personnel et y régner en maître. Victor avait eu la visite de quelques uns de ces prospecteurs en recherche d'emploi, candidats à sa succession. Ils avaient vite renoncé devant l'aspect peu engageant de l'entreprise développé dans toute sa vérité..

Il nous faut seize places de première classe et deux en classe économique continuait Ben Rousseur d'un ton sans réplique. Victor qui s'attendait aux prétentions habituelles obtempéra sans délai à cet ordre impératif, se disant qu'il vérifierait dés que le maboul aurait tourné les talons. On pouvait lui confirmer sur le champ quatre First et deux Eco, les douze restant ne pouvant l'être que par la Direction de Paris. Renseignement pris, le Chef du Protocole disait vrai. Il s'agissait bien de transporter le Gouvernement de la République Algérienne Démocratique et Populaire au grand complet à New-York, le 7 octobre 1962, afin qu'il assiste le lendemain, à la réception du nouvel État par l'Organisation des Nations Unies en séance solennelle.

Alors le téléphone n'arrêta plus de sonner. On voulait tout savoir sur ces projets, des journalistes algériens, la Presse étrangère étaient à l'affût du moindre potin. Victor maintenait le cap, ne pouvant obtenir de l'aide dans cette ville désertée pour le moment par quiconque aurait pu le seconder.

Un ordre du Vice-Président.

Soudain un appel au téléphone de C. de la Direction régionale de Paris, ce qui était extraordinaire, car les lignes étaient loin d'être rétablies. Victor avait de bons rapports avec C . Avait-il été choisi pour lui transmettre cet incroyable message haché de parasites, d'interruptions ?

- Victor, c'est pour confirmer les félicitations du Vice-Président auxquelles j'ajoute les miennes. Vous savez, on est très content de vous ici.. Bravo.

- Merci..

- Oui.. C'est la tradition, vous savez, quand il s'agit d'une personnalité, le vendeur doit accompagner le groupe jusqu'à destination...

- Quoi?... Moi ? - Certainement pas, c'est hors de question.

- C'est classique à la compagnie et même ailleurs dans la profession. Songez que n'importe quel agent tuerait père et mère pour mériter cet honneur;

- Mais vous vous rendez compte...

- Le V-P ne comprendrait pas qu'ayant réussi cette vente exceptionnelle, vous ne la confirmiez pas en vous joignant au groupe en tant que représentant commercial du transporteur. C'est ainsi que l'on se crée des relations qui peuvent être utiles par la suite. Vous êtes le " TWA-man " attaché à la Délégation!

Alors on parla d'arrangements financiers et de délégation de salaire à sa famille rapatriée en France.

Ici il faut ouvrir une parenthèse. On ne le sait peut-être pas mais les compagnies aériennes vivent de publicité. Le budget annuel d'une major airline montait alors à près de trois millions de dollars répartis en media et non media. C'est l'une des activités principales à la Direction Générale. Que le sigle du transporteur apparaisse à la TV, dans un reportage par exemple, voilà le but atteint sans frais. Tout est donc prévu pour placer l'emblème dans le cliché qu'un photographe ne pourra manquer de prendre d'un personnage célèbre quand il sortira de la cabine des Premières Classes. Le logo de la compagnie figure sur le fuselage comme sur la paroi intérieure

De même, le logo est rappelé sur chaque contre-marche de l'escalier mobile. Plus le personnage transporté est célèbre, plus la photographie sera diffusée dans la Presse mondiale et plus longtemps restera-t-elle sur l'écran de la TV. Il va sans dire que ce groupe gouvernemental entourant le célèbre Président Ahmed Ben Bella, héros encore au cœur de l'actualité, correspondait de façon inespérée à l'image souhaitée, image sur laquelle on pouvait capitaliser au centuple. C'est pourquoi, outre le profit de quatorze aller-retours en First - record de l'Agence depuis sa création - cette transaction dépassait de loin l'opération commerciale.

Les fées, à sa naissance, autour de son berceau, avaient comblé Victor de nombreux défauts, imagination, hardiesse, et même parfois, spontanéité un vice jamais complètement corrigé... Cela lui avait joué bien des tours. Cependant voici comment une décision soudaine appliquée à chaud, lui fit gagner une bataille qu'un rien pouvait transformer en déroute.

Un coup de génie.

Ben Rousseur était revenu, s'inquiétant des places réservées, des modalités du transport, du transfert à Orly et de l'excédent de bagage.

- Le groupe que je dois accompagner jusqu'à New York, dit le TWA-man, Prend la Caravelle d'Air-Algérie jusqu'à Orly et transite pour destination sur un B-707 de TWA. Notre escale en a l'habitude. Orly est une importante plaque tournante.

- Et les bagages, l'excédent ? trancha Ben Rousseur du ton d'un commandant d'escadron de cavalerie. Et l'excédent?

-Avec une franchise de 20 kilos pour chaque passager du groupe, ce n'est qu'un détail .. C'est l'affaire du premier transporteur. [Toi, tu n'a pas très envie de me payer, ouais ... ] Et bien entendu c'est la compagnie nationale qui émet les billets mentionna négligemment Victor.

- Bien entendu c'est la compagnie nationale asséna le Chef du Protocole, d'un ton sans réplique, comme s'il eût été inconvenant d'utiliser les titres de transport d'une autre compagnie..

Une fois seul, Victor appelle Ali, le Chef de Comptoir d'Air Algérie. Ce dernier arrive promptement avec un stock de billets de la compagnie nationale, et la liste prestigieuse des membres du groupe, le Président de la République, Khemisti, ministre des Affaires étrangères, Boumendjel, Ministre d'État, Mme S. veuve d'un commandant de l'ALN, M. K. Ministre de l'Intérieur, l'abbé Bérenguer, etc. plus deux valets. Dans l'heure le ticketing est terminé. La Chambre de compensation est maintenant débitrice direct de TWA, plus sûr que la compagnie nationale. Le génie!

Prélude.

Un embarquement à la Bab-Allah se disait Victor dans la salle de départ de Maison Blanche, ce sept octobre 1962 devant ce va et vient de porteurs, d'officiers de l'ALN, de gradés de la nouvelle police, de douaniers, de journalistes, échauffés par cette situation exceptionnelle. On brûlait de voir les membres du Gouvernement, on allait admirer Ben Bella alors au sommet de sa gloire. Cette foule bourdonnait autour de la banquette de la douane, où l'on déposait les bagages des passagers issus du commun des mortels prêts à l'embarquement... Prêts ? Mais avait-on vérifié chaque pièce, ces valises en cartons, ces cartables bourrés à craquer, maintenus par des ficelles, ce ballot venu du bled noué d'un vieux drap de lit ? Un attentat était toujours possible, en avait-on conscience ? La fin tragique de Lumumba était encore dans toutes les mémoires...

Décevant tout ce beau monde, le Président et ses Ministres se firent conduire directement à la Caravelle.

A Orly, Victor sorti le premier de l'appareil, descendit rapidement. Bob, le chef d'escale, qui avait été son Chef de service quelque temps plus tôt, lui serrait la main avec effusion Victor, congratulations... Francis, son assistant, recevait les documents du groupe et s'affairait pour son transfert. Le tarmac, l'aire cimentée, débarrassés de tout avion, de tout personnel d'aéroport étaient un désert. Seule la tour de contrôle de Paris Orly et l'inscription que l'on distinguait au loin identifiaient le lieu, en revanche des CRS - une bonne centaine peut-être - assuraient la sécurité du groupe que l'on dirigeait vers les salons officiels de l'aéroport. De rares visiteurs y avaient été admis, félicitant l'homme du jour qui se maintenait dans une distance faite de silence et de gravité, aux côtés de son Ministre M. Khemisti, et flanqué d'un jeune et mince Commandant de l'ALN blond, aux yeux clairs, portant moustache militaire genre " Armée des Indes " et d'une fébrilité maladive..

Dans le Salon d'Orly-Aéroport, Victor se tenait à l'écart, assurant la liaison avec l'escale, lorsque les yeux du Président lui lâchèrent deux coups de pistolets dignes des meilleurs peintres orientalistes du XIX° siècle... Le Chef du Protocole qui téléphonait à Paris Colette (pron. Kôléte) je suis de passa ... ne put en dire davantage, le Président lui passait un savon

- Et qui c'est ce type qui nous suit ?

- C'est le représentant commercial de la compagnie

- Et maintenant tu le dis. Il ne fait pas partie de la Délégation. Et alors "

Pauvre Ben Rousseur, le protocole n'est pas une sinécure. Ce n'était qu'un début... Essayant de se rattraper il fit remarquer avec éclat, comme on montait à bord du 707 à destination de New York, que l'arceau de l'entrée orné de petits drapeaux, ne comprenait pas celui de l'Algérie. On escamota l'arceau...

Champagne ou Ginger Ale(3)

Le compartiment de Première Classe était réservé au seul personnel du Gouvernement algérien. Tout s'ordonna sans peine lorsque l'on prit place avec l'assistance d'un personnel trié sur le volet, John le steward, Franca Flight/Ho(4) et son assistante, Mlle de... au patronyme de vieille noblesse bretonne. On connaît la rivalité des compagnies exploitant les longs courriers.

Le service est notre seul produit disait une devise célèbre, ainsi après la sécurité, l'exactitude, le confort et la restauration à bord recevaient tous les soins d'un transporteur soucieux de conserver ses clients. La cabine de Première est donc une salle de restaurant de luxe, avec son éclairage discret, sa musique de fond en sourdine, ses parois aux tons de beige et or amortis, ses sièges ajustables et avant tout, un souffle d'air frais et léger fort accueillant. Sur les visages se peignait l'étonnement mêlé de curiosité. On se déchaussait pour enfiler les indispensables chaussons " long courrier ", on parcourait le Figaro, Paris-Match, on découvrait le US News and World Report, le New Yorker. Bientôt les alcools apparurent dans un brillant étalage de zakouskis, accueillis avec empressement. En effet, les seuls buveurs d'eau, étaient le Président Ben Bella occupant olympien d'un fauteuil au premier rang, conférant avec son Ministre des Affaires étrangères, M. Khemisti. Ce dernier, ancien de Sciences Po. - et qui l'était jusqu'au bout des ongles, disait la presse française - sembla faire un cours à son voisin pendant tout le voyage.

Démocratie et transport aérien, l'exemple britannique.

Debout à l'arrière de la cabine, Ben Rousseur enfin calmé après ces gesticulations échangeait quelques propos avec Victor, tout en classant les documents, pointant les listes. On était déjà à plus d'une bonne heure des côtes françaises, lorsque ce dernier osa parler d'une pratique généralement observée dans ces circonstances, par les institutions de divers pays.

Je suis surpris dit-il, que l'essentiel du gouvernement se trouve rassemblé sur le même appareil. S'il arrivait malheur, à Dieu ne plaise, ses membres les plus importants disparaîtraient. Qu'adviendrait-il de l'Algérie ainsi décapitée ? En Angleterre, une disposition spéciale limite à trois les membres du Parlement empruntant le même appareil. Si ce nombre était dépassé, le cas échéant, hélas, l'équilibre démocratique pourrait se trouver cruellement rompu et la politique générale de la nation remise en question. Il est remarquable que...

Le Chef du Protocole restait muet. Sa peau de poulet virait au trop cuit. Il froissait une feuille de papier qu'il tenait machinalement. Victor crut entendre ses orteils se crisper dans ses chaussures. C'est juste finit-il par dire, il faut tenir compte de cette possibilité. Mais avec TWA on est sûr d'arriver. Non ? Sa main rafla une bouchée au caviar qui passait, véhiculée sur le chariot du steward.

Ca vaut les bliblis(5) fit -le TWA-man, Hein quelle kémia(6) ! Ben Rousseur ne répondit pas, supputant les rapports de la démocratie avec les aléas du transport aérien et leur difficile conciliation.

Comme il se trouve que nous avons un Chef d'État à bord, dit Victor pour chasser ces pensées morbides, il ne serait pas étonnant que le Commandant de bord obtienne l'autorisation de faire un passage le long de Manhattan avant d'atterrir. Après déjeuner, nous passerons au salon pour le café et les liqueurs. La vue y est meilleure.

Canard à l'orange et New-York Sky line.

Un canard à l'orange, triomphe de Franca, était servi. On lui fit largement honneur. Les vins de hautes marques furent dégustés sans obstacle confessionnel. C'est évident, le thé, le café, la root beer(7), les ginger-ale uniformément proposés n'existent pas devant les Chablis, les Entre Deux Mers et le Champagne. On pourrait en déduire que si l'on se sépare d'une métropole aussi douloureusement, bien des choses y rattachent, et d'abord la cuisine.. .

Respectant scrupuleusement son statut d'attaché de la Compagnie, Victor n'adressait la parole au Chef du protocole que pour question de service... Évitant de se mêler au groupe donc, sa place était au salon que ne fréquentait pas les participants de la Délégation. Sur sa suggestion, il y était bientôt rejoint par le groupe venu prendre le café et contempler les côtes du Nouveau Monde qui approchaient. tout en dégustant des liqueurs.

L'Abbé Bérenguer le visage cramoisi après cette bonne chère, était à sa gauche sur la banquette semi circulaire, Mme S. à sa droite, se faisait préciser qu'au retour il lui serait loisible de s'arrêter à Paris quelques jours en rentrant.

Le célèbre profil découpé par la ville de New-York sur fond de ciel d'orage apparut. Quel spectacle ! Clou touristique certainement, mais aussi écrasante manifestation de puissance de la République. Les plus conquérants des Chefs d'État qui se succèdent soit à la Maison Blanche, soit à l'ONU, auxquels il est invariablement offert, ne doivent pas manquer de retenir la leçon. Les cartes sont sur table.

L'orage avait créé des perturbations. Le vol se révéla soudain cahoteux et Victor reçut sur les genoux le canard à l'orange de sa voisine qui se pâmait.

Chaussons verts et State Department.

On annonça l'atterrissage à Idlewild, l'aéroport international de New York. Le B-707, immobilisé à quelques mètres du Hall d'arrivée, les passagers de la classe Eco descendirent. Par les fenêtres du salon, on les voyait reprendre leurs bagages présentés sur le tapis de livraison. Un policeman, enfant de la verte Irlande, balançait pacifiquement son classique bâton noir, stoïque sous un crachin breton. Le salon remis en ordre, vaisselle disparue, coussins au garde à vous, Franca et Mlle de... se tenaient au haut de la passerelle, en manteaux gris bleu et gants blancs à crispins polarisant tous les regards. Le steward était prêt à aider les passagers à s'engager sur les marches, mais personne n'apparaissait.

Le flottement menaçait de durer. Victor projetait de filer à Paris sur le vol 803 que l'on préparait au poste voisin pour un départ dans moins d'une heure maintenant. Soudain, un personnage peu commun grimpait l'escalier et apparaissait dans le salon. Pas très grand, en complet bleu foncé et large noeud papillon bleu clair, de grands yeux bleus (big baby blue eyes), même sa couronne de cheveux était bleu lavande, contrastant avec un teint de vacances au bord de la piscine ou acquis sous la lampe à bronzer. Le TWA-man devait avoir l'air fort digne, seul sur la banquette dans le salon désert, aussi, la courte scène qui suit ne doit étonner personne

Jim F. : Président Ben Bella, I am Jim F., State Department dit-il avec un enthousiasme ému et déférent, le bras à l'horizontale, la main tendue révélant des boutons de manchettes outrageusement illustrés.

Victor: Next door.

Jim eut un moment d'hésitation en ouvrant la porte de la cabine. La Délégation remerciait-elle Dieu selon les rites de la foi musulmane ? On ne voyait que des dos courbés, des dévots prosternés. Mais il s'aperçut vite que les passagers en chaussons verts tâtonnaient sous les sièges à la recherche de leurs chaussures, d'autres les bras levés, cherchaient leurs bagages à mains dans les caissons supérieurs ... Il fit un pas en avant et fut happé comme par un papier tue-mouches. On ne le revit plus.

Apothéose imméritée.

Encore dix bonnes minutes et Victor réussissait à prendre congé de Ben Rousseur qui tâchait d'expliquer sans rire aux autorités que la Délégation ne se soumettrait pas à quel que contrôle que ce soit. L'Immigration Agent restait stupéfait devant ce problème nouveau: comment organiser l'entrée aux USA de personnes sans passeports ? Le TWA-man, sa silhouette encadrée dans la porte extérieure, remerciait les deux hôtesses, le steward. Le pied sur la première marche il fut salué par l'explosion délirante des Algériens de New York massés au haut d'un mur, clamant Ben Bella/Ya/Ya sur le rythme de Algérie/ Fran/çaise/..

Les flashes des reporters ajoutèrent leur magie à cette apothéose imméritée... Dégringolant rapidement Victor précisait sur le même rythme C'est pas moi/ya/ya/ C'est pas moi/ya/ya/

Filant dans le hall, il s'inscrivait in extremis sur le vol 803 en partance pour Paris et embarquait sans tarder. Un moment, il avait balancé. Assisterait-il à cette séance solennelle des Nations Unies où son propre pays serait reconnu majeur parmi une centaine d'autres. Rentrerait-il à Alger sans aller embrasser sa femme et ses enfants rapatriés dans les Yvelines depuis le début de juin ? La 803 l'emporta. Ce qui permit à Victor de battre un nouveau record: Alger-Paris via New York en dix- huit heures...

Incroyable rumeur...

Cependant, quelque temps après, il apparut qu'un choix différent eût complété ou même couronné cette expérience. Voici pourquoi : de retour le surlendemain , à Alger, Victor apprenait que Ben Rousseur ne figurait plus parmi les membres du Gouvernement. Il avait même disparu. La discrétion hermétique observée par les instances gouvernementales ne put qu'engendrer des suppositions.

Les ragots allèrent bon train. Vers la fin de 1963, l'incroyable rumeur fut confirmée... Ahurie par l'agressive nouveauté offerte par le spectacle de la rue de Manhattan, par l'accueil débordant des Algéro-New Yorkais, emportée dans le confort inouï d'un palace aux charmes des Mille et une nuits, cette délégation d'alcooliques mondains s'était effondrée dans un sommeil profond. Le lendemain 8 octobre, la séance solennelle des Nations Unies consacrant l'Algérie au rang des nations indépendantes ouvrant à 14:30 heures, on dormait encore. Le Bureau de l'Assemblée dut attendre le Président, arrivé en hâte, pour lui permettre de saluer le drapeau vert enfin déployé devant les invités où les places d'honneur réservées à la Délégation restaient inoccupées... Reçu le soir même à la Maison Blanche par les Kennedy, le Président Ben Bella répondit à l'invitation de Fidel Castro le jour suivant, ce qui donna lieu à des caricatures ironiques dans la presse américaine.

En octobre, il est extrêmement rare que l'aéroport d'Orly soit fermé pour cause de mauvais temps pendant la journée. C'est ce qui arriva au voyage de retour à la Délégation qui venant de New York, attendit à Rome que le temps permette d'atterrir enfin à Orly, puis de rentrer à Alger.

L'énorme montant d'excédent de bagage au départ d'Idlewild fut réglé au retour à Alger, rubis sur l'ongle.

Que sont-ils devenus ?

Le discours du Président virtuellement prononcé le 8 octobre 1962 aux Nations Unies fut publié en français et largement diffusé dans le monde entier.

Il fallait un responsable à ce désastre d'une séance solennelle manquée. Le pauvre Ben Rousseur ne se releva jamais d'un coup aussi dur qu'injuste, lui qui avait honoré très modérément ce repas de gala. Réveiller et rassembler à temps les membres de la Délégation avait été un problème au-dessus de ses forces, on peut en imaginer la raison... On le retrouva plus tard à Sofia, la Bulgarie étant alors le parrain socialiste du nouvel état. Il y était représentant de la compagnie nationale algérienne.

M. Khemisti, quelques semaines après épousa Mme S. Il fut assassiné par des inconnus en automne 1963.

M. Bou Mendjel, Ministre des Travaux Publics, après plusieurs tentatives infructueuses pour discipliner son personnel, se retira sous sa tente dans son logement de fonction à Birmandreiss.

M. K, Ministre de l'Intérieur s'efforça en vain de faire payer les loyers par les occupants de biens dits vacants. Il lança une campagne populaire moralisatrice par affiches et panneaux urbains porteurs de maximes civiques. Cet effort se révéla infructueux.

L'Abbé Bérenguer, fut dit-on, élevé à la dignité de chanoine par Mgr Duval, archevêque d'Alger.

Détrôné en juin 1965 par les militaires, M. Ben Bella fut interné en Algérie, puis obtint l'asile politique de la France. Il vit aujourd'hui en Suisse, oublié.

Relevé enfin de son poste à Alger, en mai 1965, Victor fut muté à Paris dans une compagnie d'Afrique de l'est associée à TWA. Il y créa l'agence de Paris et la station d'Orly.

John le steward plante ses choux dans le Connecticut.

Franca vit aux États-Unis. Établie en Touraine, Mlle de. y élève l'orchidée.

Juin 2002

1) Bab-Allah : Litt. . A la porte de Dieu. Pop. : N'importe comment.
2) Fathouat : Arrêt d'un tribunal
3) Ginger Ale : Boisson légère au gingembre.
4)
F/Ho : Hôtesse de bord
5) Bliblis : Friandise populaire d'AFN. Pois chiche grillé sucré ou salé.
6) Kémia : Amuse bouche d'AFN servis à l'apéritif, tramousse (lupin), bliblis, cacahuètes; olives,
7) Root beer : Boisson au suc de sassafra ou de salsparilla sucrée. Orig. Sud des USA.

Mis en page le 24/08/2003 par RPr