La Plage de Bab-el-Oued

Puisque nous sommes en été je voudrais vous parler de plage, de ma plage. Je ne sais pourquoi je dis "ma plage" parce qu'elle ne m'a pas plus appartenu qu'elle n'a appartenu à des milliers d'autres personnes, mais c'est tout de même "ma plage" car pendant les années de mon enfance et de mon adolescence je l'ai côtoyée quasi quotidiennement.

Cette plage n'est que l'embouchure de l'oued M'kacel (ou al Mghasal : des lavandières), celui qui donna le nom au quartier nord d'Alger, par delà la porte, Bab-el-Oued.

Cette étendue de sable blanc, s'étalait en un chaud croissant sur quelques centaines de mètres, entre la pointe (ras) El-Kettani et le "Fort des Anglais" à Saint-Eugène. Ce devait-être un magnifique endroit si l'on considère les estampe et tableau du début du XIXème siècle. Mais les années et l'homme en ont décidé autrement.

Promenons nous, dans le temps et dans l'espace sur la plage de Bab-el-Oued.

Tout d'abord à la pointe El-kettani nous rencontrons les Bains militaires. Comme leur nom l'indique ils leurs étaient réservés et deviendront le Cercle sportif militaire El-Kettani. Les élèves du Collège Guillemin -dont j'étais-, y venaient quelques fois au petit terrain de volley-ball pour leur séance de gymnastique. C'est ainsi que je me suis peut-être baigné dans les eaux de Bab-el-Oued.

Quelques années plus tard on y construisit la magnifique piscine olympique d'eau de mer qui faisait la fierté d'Alger.

 

Se succédaient ensuite, au pied de ce qui subsistait de l'ancienne muraille, les Bains Matarèse et Padovani.

Pendant très longtemps ils furent les lieux de prédilection de la jeunesse du quartier et même de celle d'Alger. Le dancing de Padovani voyait s'y réunir et s'amuser le monde des arts et des lettres, Camus l'a chanté, son ami Gallièro l'a peint et Brouty l'a croqué.

C'est là que des générations d'Algérois ont appris à "nager et garder le linge"

Pour endiguer le flot des tempêtes méditerranéennes et protéger la future gare, un enrochement fut disposé qui sépara la plage en deux parties. Sur le terreplein de cette gare, plus tard désaffectée, dans les années d'après guerre se tenait la foire de Bab-el-Oued avec ses baraques, ses manèges, ses flonflons... Tout pour faire vibrer les cœurs d'enfants émerveillés.

Pour les locaux la plage subsistante était connue sous deux noms, le "bain des familles" et le "bain des chevaux". Les deux appelations se comprennent aisément à la vue des cartes postales d'époque.

Plage proche des "Messageries", les charretiers et garçons d'écuries y conduisaient leurs chevaux. Mon père me racontait qu'il y menait ceux de son père, en particulier un énorme percheron au nom léger de Papillon, dont le dos et la croupe étaient si larges, me disait-il, que ses jambes restaient à l'horizontale quand il le montait. J'aime à imaginer qu'il figure dans la bande de gamins de la carte postale.

Connaissant les mœurs des gens du quartier, je suis certain qu'ils devaient y souper à la fraîche, après une rude journée de travail. C'était du temps de Cagayous, mais si la tradition perdurait encore de mon temps, ce n'était plus sur cette plage et nous allions alors vers celles un peu plus éloignées de Saint-Eugène.

C'était aussi un lieu de travail et les pêcheurs venaient le soir y tirer le "boulitch", le filet qu'ils avaient calé le matin et remontaient leurs "pastéras" au sec pour la nuit. Ceci se pratiquait encore quelques années après guerre, j'en ai été témoin, et les pêcheurs trouvaient acheteurs sur place.

Puis les projets humains et leurs oeuvres étant ce qu'ils sont, la partie nord de la plage disparut, remblayée pour en faire la plate-forme du stade de la Consolation dédié à Marcel Cerdan.

 

Déjà, bien avant, la construction du boulevard Front de mer (Bd Malakof) avait fait disparaître la grotte des "sept sources". De quoi s'agissait-il?

"La plus célèbre de ces eaux miraculeuses était appelée Sab' ayûn qui se trouvait jadis sur la route de Saint-Eugène, près de la Salpêtrière, près de la Qubba de Sidi Ya'coub. C'était un saint tout-puissant. "qui guérit de toutes les maladies et chasse le diable quand il est dans le corps de celui qui l'implore" (Rozet, Voyages, III, 139-140).

   Les sacrifices avaient lieu chaque mercredi matin et jamais la nuit pour ne pas déranger les Djins qui venaient, alors, boire le sang versé.
   Des négresses et quelques mauresques dirigeaient les cérémonies, assistées de quelques sacrificateurs (dhabbâh). On estimait à un millier le nombre de poules sacrifiées chaque année. Le but était d'obtenir des djins une guérison rapide ou la concrétisation d'un voeu...
   L'opération commençait par la purification des victimes qui, pour cela, étaient tenues, les ailes étendues, au-dessus d'une fumée de benjoin, matière odorante prise par l'officiant en l'une des sept boîtes consacrées respectivement au culte de chacun des sept djins.
   Le sacrificateur tournait sept fois la volaille autour de la tête de l'intéressé. Puis il le lui passait ensuite sur la poitrine et sur le dos avant d'égorger le volatile.    Si le poulet, en se débattant sur le sable se dirigeait vers la mer, cétait un heureux présage ! et un peu de sang écoulé était appliqué sur le front du postulant"
   Au cours de la cérémonie, des cierges étaient allumés puis jetés à la mer..."

Malgré les ans et la disparition de la grotte ces pratiques avaient encore cours au début des années 50 (Roland Bacri en fait état dans son livre "et alors, et oila") et il n'était pas rare, le jeudi, quand nous allions à la pêche sur les rochers de la digue du stade, de trouver, ça et là, des restes de bougies non entièrement consumées.

Pour nous, enfants et adolescents, le stade "Marcel Cerdan" était un lieu de prédilection. C'était le stade où les élèves du Cours Complémentaire de la Place Lelièvre venaient pour leurs séances de "Gymnastique". C'était le stade où avaient lieu les entraînements et compétitions de foot-ball (Sporting Club d'Alger S.C.A. ou la "Spardegna", Sport Athétique de Bab-el-Oued, le S.A.B.O) et Basket (S.C.A. et Sport Education après l'engloutissement de son stade par les déblais de la carrière Jaubert). En arrière du stade, sur le plan goudronné, nous y jouions nos matchs de foot de quartier quelques fois interrompus par les arrivées d'hélicoptères déchargeant leurs blessés sanglants pour les conduire à l'Hôpital Maillot.

Pendant les années suivant la dernière guerre, le stade avait été créé en déversant sur la plage d'énormes quantités de déblais et de roches provenant des carrières Jaubert. Ils étaient transportés par de vieux camions-bennes -datant de la première guerre mondiale?- à transmission par chaîne et faisaient leurs aller et retour en empruntant le Boulevard de Champagne. Leur vitesse, à peine plus rapide que celle d'un homme au pas, en faisait de très pratiques moyens de transport pour celui qui savait s'y accrocher. Quelques fois une bonne taloche était le prix à payer, si l'on ne parvenait pas à échapper au graisseur chargé de surveiller et chasser les importuns.

Voila ce qu'était notre vie, voilà ce qu'était notre plage, ma plage, et si j'ai pu vous faire partager quelques instants le plaisir et l'émotion que j'éprouve à visualiser ces quelques vues, les souvenirs qui en émanent sont les témoignages poignants d'un passé à présent révolu.

Raphaël PASTOR

Emprunts et Sources iconographiques:
-Marion VIDAL-BUE. Alger et ses peintres -1930-1960 - Paris-Méditerranée - 2001
-Charles BROUTY - "Tu te rappelles Bab-el-Oued et la Marine des années 40 à 60" Baconnier. Marseille. 1963

Bulletin de Liaison d'AFN-Collections N°40 de Juillet 2004