FIGARO du 14 novembre 2005
Banlieues
: le trauma colonial
La chronique d'Alain-Gérard Slama
En s'appuyant, pour permettre l'application du couvre-feu,
sur la loi du 3 avril 1955 qui avait institué l'état
d'urgence au début de la guerre d'Algérie, le gouvernement
a mis en évidence le retour du refoulé colonial.
Le traumatisme de la guerre d'Algérie, longtemps enfoui
à la faveur des années d'expansion, exerce des ravages
de plus en plus insidieux dans la conscience nationale française.
Il se manifeste aujourd'hui avec une violence sans précédent
depuis les émeutes des Minguettes, Vénissieux et
Vaulx-en-Velin en juillet 1981.
Bien entendu, ce traumatisme n'explique pas tout. Il n'a
pas empêché l'intégration des Français
d'Algérie. Ceux-ci auraient eu pourtant au moins autant
de raisons que les immigrés d'ascendance maghrébine
d'en vouloir à la France de l'accueil qui leur fut réservé
en 1962.
On a oublié que, si l'on excepte Raymond Aron et
Alain Peyrefitte, nul n'avait prévu, alors, leur retour
massif. Le secrétaire d'Etat aux rapatriés, Robert
Boulin, redoutant la délinquance des jeunes «blousons
noirs» du Midi, avait envisagé pour ceux-ci un appel
sous les drapeaux anticipé. Le garde des Sceaux, Jean Foyer,
avait imaginé d'abaisser pour eux l'âge de la responsabilité
pénale ! A gauche, le maire de Marseille, Gaston Defferre,
assimilant les rapatriés à l'OAS comme on assimile
aujourd'hui les jeunes des cités à la «racaille»,
avait invité élégamment les pieds-noirs à
« aller se réadapter ailleurs». Le
club Jean-Moulin suggérait de supprimer toute aide sociale
aux pieds-noirs qui refuseraient de s'installer dans des lieux
assignés. On ne parlait pas alors ni de racaille ni de
sauvageons, encore que cette dernière expression remonte
à 1881, mais de «mauvaise graine». De Gaulle
songeait à les envoyer en Nouvelle-Calédonie ou
en Guyane.
On a oublié aussi que les fameuses tours qui devaient
concentrer par la suite les ghettos et la misère ont été
édifiées en urgence à partir de 1962, pour
faire face à cet afflux totalement imprévu.
Les plans d'urbanisme connus au milieu des années 50 par
Claudius-Petit et mis en oeuvre, notamment, par le préfet
Jean Vaujour avaient été dominés, à
l'origine, par le souci d'éviter des concentrations et
des mixités explosives ; ils prévoyaient des petits
immeubles de trois étages, destinés à recevoir
au maximum trente-deux familles.
A mesure que les tours étaient abandonnées
par les pieds-noirs qui réussissaient leur ascension sociale,
la ghettoïsation des populations immigrées, la crise
économique, la perte d'autorité du père victime
du chúmage, l'abandon des enfants dans les rues ont aggravé
la situation d'anomie des nouveaux arrivants. La société
fran«aise en paye aujourd'hui la facture. A certains égards,
la violence des immigrés d'aujourd'hui rappelle le désespoir
des pieds-noirs manipulés par l'OAS sur leur terre natale
à la fin de la guerre d'Algérie : même propension
à s'enfermer dans des zones de non-droit, même instinct
suicidaire de destruction, même acharnement à s'en
prendre aux symboles de l'ordre public, écoles, administrations,
services sociaux. On peut même se demander si l'on ne trouve
pas, partiellement, un appel du même ordre à se voir
reconnaître comme des «Français à part
entière» chez les jeunes des banlieues et chez les
pieds-noirs qui ont vécu dans l'humiliation et la colère,
les mépris de la métropole.
Cela dit, le parallèle s'arrête là.
Une formation scolaire marquée de l'empreinte indélébile
du modèle métropolitain, l'usage du français
comme langue maternelle et la trace persistante d'un fort héritage
judéo-chrétien ont favorisé le dynamisme
des pieds-noirs. Non seulement ceux-ci ont passé outre
aux rebuffades fréquentes qu'ils essuyaient dans leur pays
d'accueil, mais ils avaient la force de sourire d'eux-mêmes.
Ils ont enrichi la France de leur capacité de travail et
de leur bonne humeur.
Les enfants de l'immigration maghrébine n'ont pas
tant souffert du handicap de la langue ou de leur appartenance
à l'islam, qui s'est réveillée par réaction,
que d'une rapide et complète déculturation. La disparition
des structures familiales qui les encadraient aurait dû
être compensée par l'enseignement des codes et des
valeurs de leur société d'accueil. Le malheur est
que les établissements scolaires, dominés par l'idéologie
de ceux qui avaient combattu la guerre d'Algérie, ont été
assez largement paralysés par la culpabilité de
la mémoire coloniale.
Au sein d'une administration traumatisée par les
déboires de l'expérience algérienne, on a
cru de bonne foi que la prévention serait préférable
à la sanction et que le respect des pratiques vernaculaires
serait un meilleur outil d'intégration que la stricte application
des principes républicains. On a voulu éviter le
conflit. On récolte aujourd'hui la violence. Avec une belle
constance, la République se sera ainsi deux fois trompée.
Elle se sera placée deux fois à contretemps. Faute
d'avoir su pratiquer le multiculturalisme en Algérie quand
elle aurait dû le faire, elle voudrait tenter l'expérience
sur son sol, au risque de compromettre son unité.
Le plan d'égalité des chances, de lutte
contre les discriminations et d'urbanisation engagé depuis
trois ans va dans le bon sens. Mais, l'échec des ZEP en
témoigne, il ne pourra réussir que si les principes
républicains de laïcité, de respect de la loi
et d'égalité devant la loi, qui sont les clés
du développement, sont affirmés avec vigueur.
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