La Semaine de Georges Marc Benamou



(Nice-Matin du dimanche 5 mars 2006)

Le véritable "scandale harki"

Les harkis jetés dans les fosses communes de l'histoire


Ces derniers jours, un squatter bien particulier empoisonnait la vie des hiérarques socialistes, devant leur siège, rue de Solférino à Paris. C'était un fils de harki, faisant la grève de la faim, protestant contre la mansuétude dont bénéficièrent -jusqu'à jeudi dernier- les propos de Georges Frêche à l'encontre  d'un groupe de harkis qualifiés de « sous-hommes ». En effet, tandis qu'elle se développait, l'affaire n'avait pas ému les leaders socialistes, jusqu'à la très récente suspension de M. Frêche des instances  nationales. Pour M. Hollande, « Circulez y'a rien à voir ». On n'avait entendu, sur le sujet, ni Ségolène Royall, ni Jack Lang pourtant présent sur les lieux de l'incident, ni DSK, hier si vertueux initiateur du mouvement contre « l'amendement  scélérat » sur le»s aspects positifs de la colonisation  française. Pas de vague chez les socialistes au sommet, sauf pour Fabius. Depuis, le gréviste de la faim a cessé son combat. Georges Frêche a été sanctionné. Un procureur zélé menace même de le poursuivre en justice. Toutefois  rien n'est réglé, sur le fond, des douloureux rapports entre la France et les harkis, ces hommes qui choisirent la France en 1962.

Cette affaire suscite en moi nombre de souvenirs et remarques. D'abord concernant l'indulgence des socialistes à l'égard de Georges Frêche. Elle était apparemment incompréhensible; elle mettait en péril François Hollande; il y a une raison à cette énigmatique protection: M. Frêche n'est pas n'importe  qui au PS. Il est certes une figure atypique, un socialiste  «droitier » dont le paradoxe actuel est d'avoir été extrêmement  favorable, dans sa région et sa ville, aux pieds-noirs et aux harkis. Mais il pèse, M. Frêche. Il est à la tête d'une puissante fédération; il est un des quelques poids-lourds socialistes qui, dans un congrès ou lors d'une investiture, peuvent faire la décision. Voilà pourquoi ni François, ni Ségolène, ni Dominique, ni Jack n'ont voulu s'en prendre à lui, jusqu'à ce que la situation devienne intenable.

Et puis il y a une autre raison. Elle est trop souvent indiciible: les socialistes se moquent bien des harkis, comme la droite d'ailleurs. Pour eux; pour la France officielle, de gauche comme de droite, les harkis sont des gêneurs. On n'a jamais voulu les considérer - à quelques exceptions locales - car on n'a pas voulu regarder en face la « sale guerre » d'Algérie puis ce « dégagement » peu glorieux de 1962. lis en étaient le rappel. Alors, on les a proprement cachés. A la demande du général de Gaulle, en 1962, on les a parqués dans les forêts françaises - la situation n'évoluera, pour eux, qu'en 1974 avec Giscard. Selon la République, ils n'étaient bons que pour le forestage; elle les installa dans soixante-quinze hameaux forestiers, dans le Sud-Est, le Massif central, le Jura et les Vosges. Et on leur demanda de se faire oublier, au fond des bois, derrière des barbelés, dans ces petites baraques qu'on avait bâties à la hâte.

Depuis, rien n'a changé vraiment.

Certes, devant les protestations de leurs enfants et de leurs petitse enfants, la République fit un geste en apposant -bien discrètement - une plaque pour eux aux Invalides. Mais pour l'essentiel, les harkis sont restés parqués dans un ghetto mental, du fait de cette mauvaise conscience de la France. N'avait-elle pas fermé les yeux -comme je l'ai prouvé dans un livre, en 2003- sur ce massacre qui se déroula  entre le mois de mars 1962 et la fin de 1963 ? Cest bien parce que la France officielle gaulliste fut complice de cette extermination, qu'elle continuera -à travers d'autres- à jeter les harkis dans les fosses communes de son histoire, Et puis -pourquoi ne pas le dire ?- parce que les descendants de harkis sont tellement moins « rentables » électoralement que bien d'autres populations issues de l'immigration...

Dernière remarque enfin, on est bien hypocrite de ne jeter la pierre aujourd' hui qu'à M. Frêche. Ses propos sont inacceptables, mais rappelons qu'ils ne visaient qu'un groupe limité de personnes, quelques harkis cornaqués par UMP locale. Le scandale harki ce n'est -on le voit- pas que cela. C'est M. Frêche bien sûr, mais c'est d'abord le « mensonge d'État » sur cette extermination; la persistance de la gauche et surtout de la droite, à nier les responsabilités du général de Gaulle, de Louis Joxe, et dans une certaine mesure, de Pierre Messmer qui -je l'ai prouvé, et d'autres avec moi- était au courant de cette extermination perpétrée par le FLN triomphant. Et l'autre scandale, c'est la lâcheté de, nos dirigeants devant le cynisme algérien sur cette affaire. En effet, que répond-on chez nous, à Paris, au Quai d'Orsay, au ministère des Anciens combattants, à l'Élysée ou à Matignon quand le président Bouteflika insulte ces hommes? Ou pire encore quand l'Algérie établit à ses frontières des listes d'interdits de retour, pour eux et très souvent pour leur descendance?

Une Inquisition sans Torquemada

L'affaire harkie encore. il faut des faits, seulement des faits, pour rafraîchir la mémoire de nos contemporains. Les harkis étaient 263 0 00, près d'un million avec leurs familles en 1962. Le massacre va commencer sitôt les Accords d'Evian signés en mars 1962. Il fut d'une sauvagerie inouïe. Les historiens les plus sérieux établissent le nombre de victimes entre 60000 et 100000 hommes et femmes assassinés. Il ne s'agissait pas là, comme la propagande gaulliste ou FLN le disait, de règlement de comptes ni même d'une « épuration » semblable  à celle que la France connut après la Libération, mais d'une extermination systématique et sadique. On crève les yeux des adjudants pro-français, on plonge les sous-lieutenants dans des chaudrons d'eau bouillante. De village en village, on offre les harkis à une population déchaînée. Certains récits décrivent des lambeaux de chair qu'on arrache et qu'on les oblige à manger. On empale des familles entières et on les jette sur un tas de fumier à la vue de la population... L'extermination des harkis fut une Inquisition  terrifiante. A l'image de toute la guerre d'Algérie,  pire encore. Une Inquisition  sans Torquemada, sans le rituel cruel mais codifié de l'Inquisition  Catholique. Il s'agissait de haïr les corps et les chairs, de faire expier les harkis; de les avilir avant de les détruire. Il s'agissait d'effacer « la faute française ».

Les coresponsables du massacre

- Aux commandes  du massacre il y a bien sûr l'acteur du crime: le FLN algérien. Et puis il y a les autres responsabilités. Elles sont françaises et accablantes. Il y a d'abord l'abandon des harkis sur le plan bureaucratique et juridique, au moment des Accords d'Evian. On les oublie. Ensuite ils sont abandonnés administrativement.  Rien n'avait été prévu pour eux, pour leur rapatriement. Et enfin, plutôt que de s'encombrer,  la France décide de les laisser là, et les harkis sont abandonnés militairement. En mars 1962. En mai, le Conseil des ministres présidé par Charles de Gaulle entend parler des massacres de harkis. Des télégrammes sont communiqués au ministre des Armées, Pierre Messmer. Et que fait-on  ? On choisit d'abord de sanctionner les militaires français qui tentaient de sauver les harkis.

Harkis et Frche : les vraies raisons de la colre - site Harkis.info