Ces derniers jours,
un squatter bien particulier empoisonnait la vie des hiérarques
socialistes, devant leur siège, rue de Solférino
à Paris. C'était un fils de harki, faisant la grève
de la faim, protestant contre la mansuétude dont bénéficièrent
-jusqu'à jeudi dernier- les propos de Georges Frêche
à l'encontre d'un groupe de harkis qualifiés
de « sous-hommes ». En effet, tandis qu'elle se développait,
l'affaire n'avait pas ému les leaders socialistes, jusqu'à
la très récente suspension de M. Frêche des
instances nationales. Pour M. Hollande, « Circulez
y'a rien à voir ». On n'avait entendu, sur le sujet,
ni Ségolène Royall, ni Jack Lang pourtant présent
sur les lieux de l'incident, ni DSK, hier si vertueux initiateur
du mouvement contre « l'amendement scélérat
» sur le»s aspects positifs de la colonisation
française. Pas de vague chez les socialistes au sommet,
sauf pour Fabius. Depuis, le gréviste de la faim a cessé
son combat. Georges Frêche a été sanctionné.
Un procureur zélé menace même de le poursuivre
en justice. Toutefois rien n'est réglé, sur
le fond, des douloureux rapports entre la France et les harkis,
ces hommes qui choisirent la France en 1962.
Cette affaire suscite
en moi nombre de souvenirs et remarques. D'abord concernant l'indulgence
des socialistes à l'égard de Georges Frêche. Elle était apparemment
incompréhensible; elle mettait en péril François Hollande; il
y a une raison à cette énigmatique protection: M. Frêche n'est
pas n'importe qui au PS. Il est certes une figure atypique,
un socialiste «droitier » dont le paradoxe actuel est d'avoir
été extrêmement favorable, dans sa région et sa ville, aux
pieds-noirs et aux harkis. Mais il pèse, M. Frêche. Il est
à la tête d'une puissante fédération; il est un des quelques poids-lourds
socialistes qui, dans un congrès ou lors d'une investiture, peuvent
faire la décision. Voilà pourquoi ni François, ni Ségolène, ni
Dominique, ni Jack n'ont voulu s'en prendre à lui, jusqu'à ce
que la situation devienne intenable.
Et puis il y a une autre raison. Elle est
trop souvent indiciible: les socialistes se moquent bien des harkis,
comme la droite d'ailleurs. Pour eux; pour la France officielle,
de gauche comme de droite, les harkis sont des gêneurs. On n'a
jamais voulu les considérer - à quelques exceptions locales
- car on n'a pas voulu regarder en face la « sale guerre
» d'Algérie puis ce « dégagement » peu glorieux de 1962. lis en
étaient le rappel. Alors, on les a proprement cachés. A la demande
du général de Gaulle, en 1962, on les a parqués dans les forêts
françaises - la situation n'évoluera, pour eux, qu'en 1974
avec Giscard. Selon la République, ils n'étaient bons que pour
le forestage; elle les installa dans soixante-quinze hameaux
forestiers, dans le Sud-Est, le Massif central, le Jura
et les Vosges. Et on leur demanda de se faire oublier, au fond
des bois, derrière des barbelés, dans ces petites baraques qu'on
avait bâties à la hâte.
Depuis, rien n'a changé vraiment.
Certes, devant les
protestations de leurs enfants et de leurs petitse enfants, la
République fit un geste en apposant -bien discrètement
- une plaque pour eux aux Invalides. Mais pour l'essentiel, les
harkis sont restés parqués dans un ghetto mental,
du fait de cette mauvaise conscience de la France. N'avait-elle
pas fermé les yeux -comme je l'ai prouvé dans un
livre, en 2003- sur ce massacre qui se déroula entre
le mois de mars 1962 et la fin de 1963 ? Cest bien parce
que la France officielle gaulliste fut complice de cette extermination,
qu'elle continuera -à travers d'autres- à jeter
les harkis dans les fosses communes de son histoire, Et puis -pourquoi
ne pas le dire ?- parce que les descendants de harkis sont
tellement moins « rentables » électoralement
que bien d'autres populations issues de l'immigration...
Dernière remarque enfin, on est bien
hypocrite de ne jeter la pierre aujourd' hui qu'à M. Frêche.
Ses propos sont inacceptables, mais rappelons qu'ils ne visaient
qu'un groupe limité de personnes, quelques harkis cornaqués
par UMP locale. Le scandale harki ce n'est -on le voit- pas que
cela. C'est M. Frêche bien sûr, mais c'est d'abord le «
mensonge d'État » sur cette extermination; la persistance
de la gauche et surtout de la droite, à nier les responsabilités
du général de Gaulle, de Louis Joxe, et dans une
certaine mesure, de Pierre Messmer qui -je l'ai prouvé,
et d'autres avec moi- était au courant de cette extermination
perpétrée par le FLN triomphant. Et l'autre scandale,
c'est la lâcheté de, nos dirigeants devant le cynisme algérien
sur cette affaire. En effet, que répond-on chez nous, à
Paris, au Quai d'Orsay, au ministère des Anciens combattants,
à l'Élysée ou à Matignon quand le président
Bouteflika insulte ces hommes? Ou pire encore quand l'Algérie
établit à ses frontières des listes d'interdits
de retour, pour eux et très souvent pour leur descendance?
Une Inquisition sans Torquemada
L'affaire harkie encore.
il faut des faits, seulement des faits, pour rafraîchir la mémoire
de nos contemporains. Les harkis étaient 263 0 00, près
d'un million avec leurs familles en 1962. Le massacre va commencer
sitôt les Accords d'Evian signés en mars 1962. Il fut d'une sauvagerie
inouïe. Les historiens les plus sérieux établissent le nombre
de victimes entre 60000 et 100000 hommes et femmes assassinés.
Il ne s'agissait pas là, comme la propagande gaulliste ou FLN
le disait, de règlement de comptes ni même d'une « épuration »
semblable à celle que la France connut après la Libération,
mais d'une extermination systématique et sadique. On crève les
yeux des adjudants pro-français, on plonge les sous-lieutenants
dans des chaudrons d'eau bouillante. De village en village, on
offre les harkis à une population déchaînée. Certains récits décrivent
des lambeaux de chair qu'on arrache et qu'on les oblige à manger.
On empale des familles entières et on les jette sur un tas de
fumier à la vue de la population... L'extermination des harkis
fut une Inquisition terrifiante. A l'image de toute la guerre
d'Algérie, pire encore. Une Inquisition sans Torquemada,
sans le rituel cruel mais codifié de l'Inquisition Catholique.
Il s'agissait de haïr les corps et les chairs, de faire expier
les harkis; de les avilir avant de les détruire. Il s'agissait
d'effacer « la faute française ».
Les coresponsables du massacre
- Aux commandes du massacre il y a bien
sûr l'acteur du crime: le FLN algérien. Et puis il
y a les autres responsabilités. Elles sont françaises
et accablantes. Il y a d'abord l'abandon des harkis sur le plan
bureaucratique et juridique, au moment des Accords d'Evian. On
les oublie. Ensuite ils sont abandonnés administrativement.
Rien n'avait été prévu pour eux, pour
leur rapatriement. Et enfin, plutôt que de s'encombrer,
la France décide de les laisser là, et les
harkis sont abandonnés militairement. En mars 1962. En
mai, le Conseil des ministres présidé par Charles
de Gaulle entend parler des massacres de harkis. Des télégrammes
sont communiqués au ministre des Armées, Pierre
Messmer. Et que fait-on ? On choisit d'abord de sanctionner
les militaires français qui tentaient de sauver les harkis.