La Semaine de Georges Marc Benamou

(Nice-Matin du dimanche 9 mars 2003)


Les Oubliés de I'Année de I'Algérie
Triomphe absolu de Jacques Chirac en Algérie cette semaine. Impressionnant. Et troublant...
Car lequel des Chirac applaudissaient-ils, ces centaines de milliers d'Algérois dans la ville blanche rafraîchie pour l'occasion par le pouvoir ? Célébraient-ils l'ami français récemment venu s'incliner sur les sept cents victimes de la catastrophe de Bab-el-Oued –trouvant les mots que le Président Bouteflika n'avait pas eus ? Etaient-ils venus rendre hommage au "nouveau De Gaulle", ce Chirac qui, dans les instances internationales, contre l'Amérique de George W. Bush . . . ? Ou bien –on l'a moins dit– étaient-ils venus saluer comme un frère l'ancien soldat, ce jeune Chirac fou d'Algérie dit-on pour qui, durant la guerre d'lndépendance, I'expérience du combat, et ces moments passés sur les pitons oranais, furent " une expérience inoubliable " ?

"Désir de France" en Algérie
Etaient-ils venus retrouver ce jeune homme qui fut sentimentalement " Algérie française " et faillit même, selon ses biographes, prendre publiquement en janvier 1960 le parti des activistes algérois insurgés contre le décolonisateur De Gaulle, lors de la Semaine des Barricades ? Étaient-ils là tout simplement pour saluer la France, puisque comme le disait l'archevêque d'Alger "le désir de France n'a jamais été aussi fort en Algérie". Un désir de France qui, quarante et un ans après une douloureuse guerre d'lndépendance, sonne comme un aveu celui de l'échec algérien –du moins celui dé I'Algérie du FLN, des généraux et... des intégristes.

Comme en Allemagne
Lundi.-
Cette déjà fameuse "Déclaration d'Alger" devrait -affirme-t-on dans les cercles présidentiels algériens et français– ouvrir la voie à un Traité d'Amitié, à l'image du Traité de l'Elysée de 1963, qui scella la réconciliation franco-allemande. La référence est ambitieuse. Elle dit l'importance stratégique que Paris accorde désormais à l'Algérie ; la volonté française d'en faire son
partenaire privilégié dans une grande politique méditerranéenne–dont on ne sait d'ailleurs ce qu'elle sera dans six mois...; et elle conforte le Président Bouteflika dans son rôle –peu convaincant pour l'heure– de " réformateur " à un an des élections présidentielles algériennes.

Visas et visas
Lundi soir
- A Alger, c'était partout les mêmes élans d'affection, et cette même complainte: "Des visas... des visas... des visas..." Venir en France ! N'avoir pour seul horizon que la France ! La France, I'ancien ennemi, le terrible colonisateur n'est-ce pas là encore, au bilan de l'Histoire, la faillite du système FLN. Je dis bien "du système FLN". Non pas de la décolonisation ; le mouvement mondial était inéluctable; le système colonialiste oppresseur, parfois émancipateur on ne le dit pas assez, pétri de contradictions était intenable – sauf à avoir écouté Camus en 1939... Echec absolu donc, non pas des Algériens; ils sont les premières victimes du totalitarisme, incompétent qui mena leur pays à la faillite et au désespoir. Echec aussi de la cogestion De Gaulle-FLN lors du passage à l'lndépendance – c'est un tabou dont il faudra reparler- échec de la manière dont le passage de relais a été effectué, lors des Accords d'Evian, à une clique nationaliste islamisée et soviétisée, le tandem Ben-Bella-Boumedienne qui s'empara du pouvoir aussitôt pour "rétablir le caïdat" selon les termes d'un des dirigeants les plus lucides du FLN, Mohammed Harbi.

Oran-Alger
Mardi.-
Oran. Le même triomphe pour Chirac.
Autant ou plus de monde qu'à Alger, comment savoir. La vieille rivalité entre Oran et Alger qui amusait tant Camus; les coquetteries des deux métropoles de l'Algérie d'hier n'ont en fait pas disparu. Comme toujours, les Algérois rivaux des Oranais. Et réciproquement.

Réconcilier toutes les mémoires
Mercredi.-
Jacques Chirac lors de ce voyage, n'avait pas oublié la symbolique, ni les pieds-noirs avec la présence de Nicole Garcia ou de Philippe Nouvion, avec cette visite au cimetière d'Alger, et ces références appuyées lors du discours d'Oran. Le Président français avait également tenu à rappeler, en termes diplomatiques bien sûr, I'importance des musulmans attachés à la France, les harkis et les autres, ces obscurs de l'Histoiré représentés par le secrétaire d'Etat aux Anciens Combattants M. Mekachera. Jacques Chirac pouvait-il faire plus, en terre algérienne, que de parler de la nécessaire "réconciliation de toutes les mémoires"
? A Oran, on aura donc entendu ces paroles apaisées, mais rien par la voix du Président Bouteflika. Le pouvoir algérien parle de réconciliation, mais laquelle ? Une réconciliation authentique nécessaire, c'est évident. Elle sera salutaire, fondatrice d'un futur, mais elle ne doit pas, comme c'est le cas aujourd'hui, esquiver le passé de cette formule commode contenue dans la Déclaration d'Alger: "Les deux pays sont convenus, sans oublier le passé, de jeter les bases d'une relation globale forte". Sans oublier le passé...

Est-ce par exemple cette conception de la réconciliation qui préside actuellement à cette année de l'Algérie voulue par nos deux pays ? Cette manifestation est en effet symptomatique du "mensonge d'Etat" qui règne à Alger toujours, et parfois même à Paris dans les cercles du pouvoir et de la pensée, à propos du passé franco-algérien. Un passé obsédant... Est ce par exemple, la meilleure manière d'illustrer l'Algérie en faisant sponsoriser cette manifestation par le trouble M. Khalifa, banquier des généraux dit-on, et aujourd'hui inquiété jusque dans son pays ? Est-ce vraiment un signe d'apaisement d'avoir choisi, pour la présider, un homme dont je respecte le talent et la compétence audiovisuelle, Hervé Bourges, qui passa en un an du cabinet du ministre gaulliste Michelet au cabinet du pouvoir algérien naissant ? Est-ce opportun que de choisir un tel symbole pour "la réconciliation", celui qui incarne non pas les colonialistes, mais leur aile la plus inconditionnelle, la plus passionnément pro-FLN, et la plus discutée même à gauche ? Est-ce, pour le Président Bouteflika vouloir "ne pas oublier le passé", comme le dit la Déclaration d'Alger, que d'oublier au passage dans cette Année de l'AIgérie, les victimes incorrectes, celles dont on ne parle jamais.

Pourquoi ne pas citer, à côté des nationalistes algériens FLN, tombés au combat, torturés dans la bataille d'Alger, ces autres nationalistes algériens qui eux n'avaient pas choisi le camp du FLN, les trois cents massacrés de Melouza en 1957, les milliers de messalistes assassinés en Algérie et dans la banlieue parisienne lors d'une guerre terrifiante ? Pourquoi faire l'impasse, au cours de cette Année de l'Algérie, sur la Kabylie, cette autre Algérie, opprimée, exploitée "clochardisée" ? Et le génocide des soixante mille harkis, perpétré par le FLN, avec la complicité du pouvoir gaulliste, de Louis Joxe, qui couvrit l'infamie avec deux télégrammes qui le désignent, et qui dorment dans les archives ?

Et les autres victimes, le million de pieds-noirs censé rester dans cette Algérie fraternelle, et poussé à l'exil en quelques jours ? Et les disparus européens d'après l'lndépendance ? Les victimes musulmanes, les victimes européennes, les morts de l'OAS, les morts du FLN. Il faudra parler de tout si l'on veut une réelle réconciliation. Peut-être aurons-nous l'occasion, avec Jacques Chirac –qui sait tout cela– d'entendre un jour toutes les vérités sur cette histoire encore refoulée, comme il sut trouver les mots en Juillet 1995, à propos d'un autre trou noir de l'histoire française, le régime de Vichy ?

Créée le 09/03/2003 par RPr