Etude n° 29
L'AFFAIRE DU BAZOOKA : JANVIER 1957
« L'EQUIVOQUE DEBRE »
Je m'autorise aujourd'hui à vous relater l'affaire du Bazooka,
sous l'angle de mon vécu personnel, telle que je l'ai rapportée
dans mon premier livre « Le Sang d'Algérie ».
Avec quelques retouches et ajouts
dans le souci de compléter votre information, dans le souci de
simplifier la relation de ce curieux événement.
L'intérêt de cette initiative :
faire toucher du doigt, une fois de plus, la réalité historique
de la conjuration permanente dont fut victime l'Algérie
française. Une conjuration permanente dont le général De Gaulle
décida de prendre la tête opérationnellement, dès
1956. A partir des locaux de l'ancien RPF de la rue Solferino
à Paris.
J'ai précisé « opérationnellement »
car De Gaulle avait mis en place à Alger l'appareil de guerre
anti-français dès 1943 : l'AML (l'Association du Manifeste
de la Liberté).
Cette association regroupait quatre
groupements et partis politiques :
-
le parti du Manifeste Algérien de la Liberté créé par
Ferhat Abbas,
-
le parti communiste algérien d'Amar Ouezzeguène,
-
l'association des Oulémas, présidée à cette époque par
Ibrahim Bachir,
-
le PPA, le Parti du Peuple Algérien, dirigé par Messali
Hadj.
A propos de cette organisation
des ennemis de l'Algérie française mise en place par De Gaulle,
signalons que celui-ci le fit contre l'opposition du général Giraud,
d'une part. D'autre part, soulignons que De Gaulle, en 1943, ne
manifestait aucun état d'âme à propos des relations privilégiées
que Messali Hadj avait eues avec l'occupant : il était le
protégé d'Otto Abetz, et grâce à la protection des commissions
d'armistice germano-italiennes installées à Alger, il avait bénéficié
de l'indulgence du tribunal militaire qui l'avait condamné en
1941, au printemps, à 18 ans de travaux forcés.
En 1956, De Gaulle était en contact
avec l'Organisation Extérieure de la rébellion algérienne. Plus
tard, en 1958, il utilisa Farès comme intermédiaire indispensable
avec les membres de ce qui deviendra le GPRA, le 18 septembre
1958. De Gaulle, très efficacement dirigé, en sous-main et en
silence évidemment, par la secte pompidolienne du capitalisme
financier, utilisa pour aboutir à la mort de l'Algérie
française, un effectif politique de droite... voire d'extrême droite.
Il le fit par l'intermédiaire de celui qui était son porte-parole
officieux à partir de cette époque, nous parlons évidemment du
sénateur Michel Debré.
Griotteray, ancien héros de la
résistance, homme de droite, anti-communiste notoire et militant,
partisan de l'Algérie française, se mettra au service de Debré
et de De Gaulle.
Sanguinetti, homme de droite, voire
d'extrême droite, qui voulait faire la révolution en France pour
sauver l'Algérie française, se mit au service du général De Gaulle.
Michel Debré, lui aussi, réclamait
une révolution pour sauver l'Algérie française.
Ce monde militant, animé d'un esprit
résistantialiste outrancier, ou plutôt exclusif, était à la recherche
d'un « sabre ». Un sabre qui assumerait
le commandement en chef des forces militaires françaises en Algérie.
Il crut en détenir un grâce à Griotteray, au Maroc.
Il s'agissait du général Cogny,
commandant à cette époque, les forces militaires françaises au
Maroc. Forts de leur contact avec le sénateur Michel Debré et
des relations gouvernementales que celui-ci avait organisées,
ils prétendaient faire nommer Cogny, Place Bugeaud à Alger, au
commandement en chef des forces militaires françaises d'Algérie.
Seulement, en Algérie, il y avait
Salan. C'est lui qui occupait le poste de commandant en chef,
et les conjurés qui prétendaient sauver l'Algérie française grâce
à De Gaulle et à Cogny, ne le connaissaient pas.
Qu'importe !
Salan ? On va le flinguer !
Grâce à l'influence de Debré on
fera, comme prévu, nommer Cogny au commandement en chef en Algérie.
Ainsi, comme Soustelle l'avait
dit à l'un d'entre nous :
« Avec cette affaire
d'Algérie, nous ferons revenir le patron au pouvoir ».
Leur patron ... c'est l'homme de
la malédiction pour la France... depuis 1956... De Gaulle évidemment
qui voudra accomplir le délestage économique du débouché algérien,
dans le but d'augmenter la valeur ajoutée des investissements.
De Gaulle va s'illustrer, historiquement,
comme l'exécuteur des exigences du capitalisme financier moderne,
qui, au nom du délestage économique du débouché algérien, avait
prôné le largage de ce gigantesque et merveilleux territoire qui
de la méditerranée s'enfonçait jusqu'au cur de l'Afrique.
Une Afrique qu'on allait abandonner
aux outrances dont elle est le siège aujourd'hui : le massacre
des chrétiens du Nigéria de ces jours derniers, au couteau, au
révolver, à la machette, en est une des sinistres manifestations.
Massacre organisé par les forces musulmanes du Nigéria.
Pour comprendre aujourd'hui, pour
affronter demain, un demain riche avant tout du risque d'une mutation
arabo-islamiste endogène qui menace la France d'abord puis l'Occident,
il faut être capable de connaître ce qui s'est passé
hier.
Laissez-moi donc vous conter une
partie de cet hier, à travers l'affaire dite du
Bazooka.
*
* *
La prison de Barberousse, le 11 février
1957 à l'aube. Au dernier étage du sinistre bâtiment, treize hommes
terminent leur nuit. Ce sont ceux de l'isolement :
c'est ainsi que l'on appelle ce quartier de la célèbre prison.
Qui sont-ils ? Ils s'appellent :
Kovacs, Ortiz, Castille, Sans, Gaffory,
Tronci, Féchoz, Valverde, Della Monica, Falcone, Juillier (ma
mémoire est défaillante sur l'orthographe du nom), Descamps, et
Perez, c'est-à-dire moi-même.
Madame Kovacs est emprisonnée dans
la partie de la prison réservée aux femmes.
Ils dorment tous, chacun sur sa paillasse,
dans les DEUX cellules, à l'intérieur desquelles ils sont
regroupés, ou plutôt entassés.
Tout à coup, ils sont arrachés brutalement
à leur sommeil par un vacarme infernal : des hurlements de
fureur, des appels au meurtre et à la vengeance. S'élèvent l'Internationale,
des chants du FLN interprétés par des voix haineuses au milieu
des cris A mort la France, vive l'Algérie libre.
En toute sincérité, nous avons peur.
Nous ne sommes que treize, sans autre protection que la porte
d'accès au quartier cellulaire qui nous loge. Nous sommes répartis
en deux cellules de dimensions réduites, je l'ai déjà précisé.
Le dernier rempart contre une éventuelle agression, c'est justement
les portes de nos deux cellules.
Pendant un court instant nous avons
cru qu'une émeute éclatait soudainement dans la prison. Une émeute
dont nous aurions pu être les victimes... tout logiquement.
En réalité, il s'agit de tout autre
chose : nous participons par l'intermédiaire de ce vacarme,
de ces chants, de cette ambiance apocalyptique, à une triple exécution
capitale. Trois têtes sont tranchées. Celles de : Mohamed
Ouennoure, Ahmed Laknèche, Yveton Fernand. Ce dernier, était un
militant communiste qui avait placé deux bombes qui ne firent
aucune victime. La deuxième de ces bombes n'avait pas explosé,
fort heureusement, car elle eût fait d'énormes dégâts dans un
bâtiment de l'E.G.A. (Electricité Gaz d'Algérie) et aurait pu
provoquer un effroyable incendie.
Le passage d'Yveton à la guillotine
nous scandalisa, car il n'était lui-même qu'un lampiste. En l'occurrence,
il n'était qu'une victime expiatoire. Ses patrons du P.C.F. et
du P.C.A. continuaient à hurler leurs appels à la haine et auraient
mérité mille fois le sort d'Yveton. Je rappelle qu'à cette époque,
François Mitterrand faisait partie du gouvernement en tant que
ministre de la Justice. Et qu'il accepta de faire couper la tête
d'Yveton, en toute sérénité.
Quel était le motif exact de mon
incarcération ? Qu'avais-je fait pour avoir mérité d'être
emprisonné à Barberousse ?
Avant de répondre, il me faut revenir
sur une affaire importante, l'affaire du Bazooka, comme
je l'ai souligné dans mon introduction.
Je rappelle les faits sommairement
et schématiquement. Le 16 janvier 1957, grâce à un système d'allumage
de fortune, une machine infernale expédia une roquette dans le
bureau du général Salan, place Bugeaud, en plein centre d'Alger.
Le général en chef venait de quitter ce bureau et le commandant
Rodier fut tué parce qu'il avait pris la place du général dans
ce même bureau.
Mon but n'est pas de refaire l'historique
de cette affaire. D'autres que moi s'en sont chargés, André Figuéras
en particulier, dans un ouvrage intéressant et instructif. Mais
cela ne répond pas à la question.
Que faisais-je en prison ? La
réponse est simple mais suffisante : je servais de garantie
morale, tout banalement.
Je servais de caution car personne
ne pouvait mettre en doute mes convictions Algérie française et
mon engagement pour la défendre depuis le mois d'octobre 1955.
Pour comprendre la genèse de cet événement,
il me faut, avant tout, conter l'histoire de deux roquettes, ou
plutôt, de deux roquettes en voyage.
Intéressons-nous, tout d'abord, à
des personnages que je situerai, sans vouloir les dégrader au
sens militaire du terme, à l'échelon subalterne.
Nous avons en premier lieu un ancien
officier d'Indochine du nom de Despuech, auteur d'un livre Le
trafic des piastres. Dans lequel il formule de sévères griefs
contre Salan. Vivant à Paris, à cette époque, il est en possession,
on ne sait pourquoi, de deux roquettes. Un de ses amis algérois
Juillier le rencontre dans la capitale. Despuech lui remet les
roquettes pour s'en débarrasser. Nous sommes, je le rappelle,
en 1956. Juillier ramène ces deux objets à Alger et comme ces
objets l'encombrent, il les donne à son ami Ortiz. Celui-ci, grand
chasseur, se dit qu'on ne chasse pas la perdrix et le lièvre,
voire le sanglier, avec des roquettes. Il décide de les confier
à un de ses amis, Fernand Sans, garçon de café à la brasserie
Victor Hugo, rue Michelet, à Alger.
Arrêtons-nous un instant dans cette
évocation de la pérégrination des deux roquettes. Entre Despuech
et Juillier, il n'existe aucune relation de caractère politique
ou de caractère activiste. C'est à titre amical que Juillier débarrasse
Despuech des deux objets encombrants.
En revanche, entre Juillier, Ortiz
et Sans, il existe une relation politique. Ils ont été poujadistes
et ils le restent encore à cette époque. Mais, jusqu'à ce triple
relais, les roquettes restent des objets muets. Aucune
utilisation n'en est prévue et c'est tout juste si l'un d'entre
eux ne songe pas à les incorporer à la décoration de son appartement.
Averti que ces aimables petits obus
contenaient un explosif, Sans Fernand décide de leur faire poursuivre
le voyage interrompu. Il les confie à un de ses amis, Robert Scire
qui tenait un café place Bugeaud. Jusque-là, rien de criminel.
Aucun de ces hommes n'avait l'intention de tuer le général Salan.
Robert Scire, par prudence, décide de se débarrasser des roquettes
et les refile à un de ses amis, un homme que je lui avais présenté
quelques mois plus tôt, Gabriel Della Monica, sapeur pompier à
Alger. Gabriel, pour des raisons de sécurité Ðil est père de familleÐ
demande à un bijoutier-horloger de ses amis, Tronci Christian,
qui fait partie de mon effectif anti-terroriste, de garder ces
projectiles dans le coffre-fort de sa bijouterie. Pour des raisons
que j'ignore, Tronci les confie à son ami Marc Descamps, un fournisseur
en explosifs, qui habitait rue Cardinal Verdier à Bab-El-Oued.
Voilà pour le voyage aller
des roquettes. Roquettes dont j'ignore à cette époque, l'existence
et le voyage que je viens de relater pour votre information.
Avant d'entamer l'étude de leur voyage
retour, ou plutôt le voyage vers leur destination définitive,
il me faut ouvrir une parenthèse. J'ai dit, à maintes reprises,
que mon gros effort de militantisme s'exerçait au sein du peuple
d'Alger. J'ai expliqué avec fréquence ce que, selon moi, aurait
dû être le comportement des Européens, dès le début de la guerre
d'Algérie. Mon organisation, celle que j'ai personnellement mise
sur pied, ne portait pas de nom. Elle était dépourvue de sigle.
Elle n'était animée d'aucun sentiment politique particulier. Une,
idéologie dominante et exclusive, fut à l'origine d'un
miracle : la foi en l'Algérie française. Celle-ci nous suffisait.
Cette idéologie dominante fut à l'origine d'un miracle, je le
souligne encore une fois, car elle réalisa un cuménisme doctrinal
qui fédérait toutes les bonnes volontés. Il y avait, parmi nous,
d'anciens socialistes, d'anciens communistes, des membres de la
C.G.T. et tout leur contraire. A Bab-El-Oued, comme à Belcourt
et au centre ville, s'intégraient à notre combat des anciens des
brigades internationales de la guerre d'Espagne. Il n'y avait
là rien d'étonnant. Soustelle lui-même avait fait partie pendant
la guerre civile espagnole, d'un comité républicain pour activer
la lutte antifranquiste. Et lorsqu'il exerça ses fonctions de
gouverneur d'Algérie jusqu'en 1955, il avait sollicité le concours
de Germaine Tillion, une femme de gauche très militante et du
commandant Monteil, un fanatique de l'arabo-islamisme fondamentalisme.
Pauvre Soustelle !
Les partis politiques classiques n'avaient
donc aucune influence sur notre comportement : c'était d'ailleurs
la condition nécessaire au regroupement des Français d'Algérie
dans une structure de combat homogène, celle qui aurait permis,
selon mes convictions, d'éviter l'abandon. Le peuple français
d'Algérie aurait dû prendre conscience de la force qu'il représentait
s'il se regroupait. Mais unir des pieds-noirs ce fut impossible
hier comme cela est impossible aujourd'hui. L'union des pieds-noirs
est une utopie. Nous sommes morts à cause de ce manque d'union.
Nous continuons à crever aujourd'hui à cause de ce manque d'union.
Et c'est notre désunion pathologique qui facilite toutes les manipulations
de la part de tous les pouvoirs qui se sont succédés depuis 1962.
Parmi ceux qui m'ont suivi et aidé
dans cet effort, il y avait mon voisin Tronci, deux sapeurs pompiers,
Della Monica et Falcone, Ange Gaffory, ouvrier à l'arsenal du
Champ-de-Manuvre. Descamps nous fut présenté par Tronci, Valverde
était un de mes patients. Il y en avait évidemment beaucoup d'autres
que je ne peux citer. Car ils étaient trop nombreux.
Kovacs était un camarade de faculté.
J'ai fait toutes mes études de médecine avec lui, du PCB à la
thèse. Je le connaissais très bien, nous faisions partie du même
club d'arts martiaux. Après nos études, nous nous perdîmes de
vue.
C'est d'une façon tout à fait inattendue,
en 1956, que je le rencontrai chez Achiary, ancien patron de la
D.S.T. en Algérie, ancien sous-préfet de Guelma. Celui-ci avait
beaucoup de relations dans la police et il s'intéressait de très
près à mon activité anti-terroriste. Kovacs et moi décidâmes alors
de coordonner nos efforts et nos effectifs purent mener à bien
quelques opérations anti-F.L.N. Beaucoup d'opérations furent envisagées
que nous n'avons pu mener à bonne fin : en particulier les
exécutions de Farès, d'Ould Aoudia, le grand-père, et Ferhat Abbas,
qui rejoignit le FLN en 1956. Car il était établi que ces hommes
étaient complices actifs du FLN.
Je rompis avec Kovacs à la fin de
l'année 1956. Il ne m'appartient pas de formuler un jugement sur
lui. J'ai eu connaissance des contacts qu'il avait noués à Paris,
dans des milieux politiques, plus ou moins proches du Courrier
de la Colère. J'ai été informé du sigle qu'il avait décidé
d'attribuer à notre mouvement, parce que les hommes politiques
de Paris l'exigeaient. Je pris la décision, à la fin de l'année
1956, de me séparer de lui.
En effet, je voulais agir comme un
franc-tireur, comme un partisan, mais en aucun cas je ne pouvais
accepter de jouer le rôle d'un spadassin plus ou moins stipendié
d'un groupe politique de métropole. J'ai toujours refusé d'agir
dans la perspective d'être l'homme de quelqu'un. Je voulais
être maître de mes décisions. Lorsque, beaucoup plus tard, je
suis intervenu dans une autre hiérarchie, c'est comme un prétorien
que je l'ai fait et non comme un soumis ou plutôt comme un subordonné.
J'ai expliqué à mes camarades les
raisons pour lesquelles je décidai de ne plus agir avec Kovacs.
Personnellement, je m'interdisai Ðet je leur demandai de faire
comme moiÐ de m'incorporer à l'O.R.A.F. (Organisation de Résistance
pour l'Algérie Française). Tout le monde disposait, bien sûr,
de sa liberté. Certains ont cru bon de rejoindre les rangs de
cette organisation. Leurs arguments : ils estimaient être
un appoint très important dans le domaine du renseignement d'une
part et ils espéraient enrichir leur potentiel matériel grâce
à ces contacts politiques parisiens d'autre part.
Kovacs était en contact avec le général
Faure. Ainsi qu'avec le général Cogny.
Le général Faure, était une relation
personnelle de Joseph Ortiz, et c'est celui-ci qui organisa une
rencontre entre Faure et Kovacs. Le général Cogny fut informé
des contacts de Kovacs. Je ne sais à quel moment le général Faure
décida d'agir seul. Dès le mois de décembre 1956, il fut animé
de velléités de coup de force à Alger. Il espérait, avec
l'appui de certains éléments de l'armée et des poujadistes algérois,
forcer le gouvernement de la IVè République à s'organiser en gouvernement
de Salut Public qui aurait conduit la guerre de manière plus efficace.
Il eut la naïveté de se confier à Lacoste[1] et à Teitgen, secrétaire général de la préfecture
d'Alger. La sincérité peut être mortelle quand elle s'identifie
à la naïveté ! Le ministre de la Défense, Bourges-Monoury,
le mit aux arrêts de forteresse et ce fut tout pour le général
Faure, cette fois-ci.
Le général Cogny était en liaison
constante avec Kovacs. L'initiative un peu puérile du général
Faure et son élimination momentanée de la guerre d'Algérie, laissaient
cependant le champ libre aux activités de Kovacs et de Cogny.
Celui-ci, nous l'avons vu, était général de corps d'armée, commandant
en chef au Maroc, polytechnicien. On le disait de conviction « Algérie
française » et il était très lié avec des hommes politiques
de Paris, tous gaullistes. Auprès de lui, au Maroc, intervenait
Alain Griotteray qui avait repris du service comme commandant
de réserve, réactivé. Parmi les relations de celui-ci, on a cité
les noms de Pascal Arrighi et de Michel Debré. Deux autres personnages,
Knecht et Sauvage intervenaient comme officiers de liaison entre
Paris et Kovacs.
Pour toutes ces personnalités, la
constitution d'un gouvernement national, c'est-à-dire décidé
à gagner la guerre, supposait comme préalable absolument nécessaire
que le général Cogny devînt le commandant en chef en Algérie.
Pour cela, il fallait écarter Salan. André Figuéras n'hésita pas
à écrire qu'il s'agissait bien du premier complot gaulliste.
L'affaire d'Algérie constituait une excellente occasion pour
ramener au pouvoir l'homme de Colombey. Les anciens du R.P.F.,
devenus Républicains Sociaux, en tant que groupe parlementaire,
ne travaillaient que pour cela. Mais comment écarter Salan ?
On évoqua plusieurs possibilités techniques. C'est alors que quelqu'un
Ðcomme un magicien l'aurait fait avec un chapeauÐ sortit les roquettes
de leur retraite. C'est ainsi que nous voyons réapparaître les
engins voyageurs. Ils suffirent à inspirer les hommes de Kovacs
qui songèrent à la construction d'un lance-roquette de fortune.
Les roquettes passèrent du domicile
de Descamps à la bijouterie de Tronci pour parvenir entre les
mains de Michel Féchoz[2] et de Philippe Castille[3]. C'est par cette voie qu'elles parvinrent
à leur destination définitive.
L'une termina son voyage à Azur-Plage,
pas loin de Sidi-Ferruch, contre une péniche à demi submergée ;
ce fut le tir d'essai.
La seconde, dans le bureau du général
Salan, tuant le commandant Rodier.
Ce qui domina la préparation et l'exécution
de cet attentat fut l'imprudence, pour ne pas dire la désinvolture
la plus totale. A cause du fil électrique acheté à Bab-El-Oued,
chez monsieur Vicient, avenue des Consulats, par Christian Tronci,
à quelques dizaines de mètres de chez lui, les arrestations se
succédèrent. Gaffory d'abord, puis Tronci et enfin les autres.
Chacun dénonçant l'autre comme décideur de l'achat de ce câble
électrique.
Quand les policiers eurent Gaffory
entre leurs mains, ils furent persuadés, dans les premières minutes
de l'enquête, d'être tombés sur un complot communiste. Tout au
moins ils agirent come s'il en était ainsi.
« Comment ? Que dites-vous
là ? » s'indignèrent Tronci et Gaffory, « nous
avons travaillé avec le Dr Perez dans telle ou telle affaire ! »...
Donc, même si je le dis d'un ton volontairement badin, c'est bien
en qualité de caution morale que je fus impliqué dans cette affaire
dans laquelle je n'intervenais en aucune façon.
Toutes ces imprudences, et je suis
très indulgent, conduisirent ces messieurs de la Sureté Urbaine
d'Alger à mon cabinet. C'est Robert Franq, officier de police
judiciaire, qui fut chargé de mon arrestation. Il le fit les larmes
aux yeux, car j'avais suivi sa femme malade, mère de quatre enfants,
jusqu'à son décès au centre neurochirurgical Barbier-Hugo, lorsque
j'y travaillais comme interne-résidant en 1954. Il était lui-même
partisan de l'Algérie française. Il le prouva en temps voulu.
Il effectua une perquisition sommaire
et ne découvrit pas une bombe artisanale, cachée sur une étagère,
au-dessus de la chasse d'eau du cabinet de toilette. C'est Joseph
Riza[4] qui me l'avait confiée. Celui-ci avait débuté ses
actions anti-terroristes et jeté sa première grenade dans une
opération que je dirigeais et à laquelle je participais. Nous
fûmes ainsi associés du début à la fin de son engagement dans
l'action combattante en Algérie. Nous nous étions rencontrés en
mars 1956 chez Robert Scire qui nous avait présentés l'un à l'autre.
Il s'engagea à mes côtés, dans mes initiatives anti-terroristes.
Ce fut un combattant de grand courage jusqu'en 1962.
Le 6 février 1957, à ma grande surprise,
comme à celle des policiers qui m'avaient interrogé pendant une
garde-à-vue prolongée, et à l'instar des autres inculpés, je fis
l'objet d'un mandat de dépôt.
Le juge d'instruction qui m'envoya
en prison, était un cousin de mon grand-père maternel. Je l'ignorais
à cette époque.
Je constituai comme avocat, Maître
Goutermanoff, sur les conseils du commissaire chef de la Brigade
criminelle de la Sûreté Urbaine d'Alger.
En somme, ceux qui se trouvaient en
prison, pouvaient se classer en trois catégories :
-
mon cas particulier : j'étais totalement étranger
à l'affaire du bazooka.
-
Ortiz, Sans, Juillier et Scire, n'avaient rien à voir avec
l'attentat contre Salan, mais avaient servi de relais au voyage
des roquettes.
-
Les autres : ils avaient participé à l'attentat, à
des degrés très différents.
C'est le 1er avril 1957
que je fus libéré.
La prison avait cependant doré mon
blason dans les milieux Algérie française et je suis encore aujourd'hui
ému à l'évocation de l'accueil que m'ont réservé tous mes amis
et mes patients de l'époque, lorsque je repris mes activités de
médecin praticien. Car je fus accueilli à mon cabinet, 1 rue de
Châteaudun à Bab-El-Oued, par une grande quantité de bouquets
de fleurs expédiés par de nombreux commerçants du marché de Bab-El-Oued,
musulmans pour une grande partie d'entre eux.
Debré, par l'intermédiaire de sa publication
Le Courrier de la Colère, diffusée alors qu'il était sénateur
de la IVe République avait manifesté, avec constance et surtout
avec violence, ses convictions. Il le fit sans équivoque :
défendre l'Algérie française à outrance. Il exhortait ses compatriotes
à déclencher une révolution, un coup de force, pour sauver la
patrie en danger. Fidèle du général De Gaulle, dont il s'affirmait
l'archiprêtre, il paraissait ne rien savoir des contacts développés
par l'homme de Colombey avec la rébellion algérienne depuis 1956.
Développés par l'intermédiaire de Boumendjel, de l'ambassadeur
de Tunisie Masmoudi, de Palewski ambassadeur de France à Rome,
du journaliste Rosenberg puis de Farès, dès que celui-ci eut quitté
Alger pour se soustraire à un attentat de notre part.
Après le 13 mai 1958, nous le savons,
Debré fut nommé Garde des Sceaux dans le premier gouvernement
constitué par le général De Gaulle, en tant que dernier président
du Conseil de la IVe République. Debré fut le principal inspirateur
et rédacteur de la constitution de 1958. Il dirigea, bien évidemment
la campagne pour le « oui » au référendum mortel du
28 septembre 1958. Sous son impulsion, on proclamait partout :
« dire oui à De Gaulle, c'est dire oui à l'Algérie française ».
Mentir, tromper, assassiner, voilà
ce que furent les attitudes de De Gaulle à l'égard des Français
d'Algérie et de la majorité des musulmans qui avaient choisi la
France.
En apparence, Debré n'a pas été ébranlé
dans ses convictions par le discours du 16 septembre 1959, au
cours duquel De Gaulle annonça officiellement l'autodétermination
de l'Algérie. A cette époque, depuis la constitution du premier
gouvernement de la Ve République, il occupait les hautes fonctions
de premier ministre du général.
A l'encontre des prises de position
de son dieu, il continuait de professer sa foi en l'Algérie française.
Tout se passait comme s'il agissait à la manière d'un aveugle
ou d'un infirme qu'on laissait parler en toute liberté, parce
qu'en fin de compte, on considérait que ses propos n'avaient aucune
importance. On le traitait comme s'il était atteint d'une démence
paranoïde. La machine gaulliste mise en route par d'autres conjurés,
ne soufrait pas de l'attitude du premier ministre, qu'on laissait
s'exprimer librement quitte à lui faire prendre des risques imprévus.
DES RISQUES DE MORT, D'ORIGINE CURIEUSE.
Expliquons-nous.
Après les Barricades d'Alger du mois
de janvier 1960, dont j'ai évoqué le 50ème anniversaire
dans mon étude n¡ 28, Michel Debré confirma les proclamations
indiscutablement étonnantes adressées par le général De Gaulle
à l'armée française, lors de la seconde tournée des popotes effectuée
par celui-ci en Algérie, à cette époque. C'est-à-dire au printemps
de l'année 1960. Souvenons-nous : à cette occasion, le président
de la république, à la surprise générale d'ailleurs, ordonna à
nos soldats de détruire les maquis FLN résiduels et d'aller chercher
les armes des rebelles là même où elles se trouvaient.
La chasse aux fellouzes paraissait
soudain, curieusement, revenir à la mode. De Gaulle se déclarait-il
enfin ennemi du FLN ?
En réalité, les partisans français
de l'indépendance algérienne, qui déjà manifestaient leur capitulard
courroux contre les déclarations belliqueuses, surprenantes et
inattendues du Général, ignoraient totalement à cette époque que
la destruction des maquis de l'ALN constituait un préalable indispensable
à l'acceptation d'un cessez-le-feu par le GPRA.
Celui-ci en effet, exigeait d'être
libéré préventivement, au plus tôt, et de la façon la plus complète
possible, d'une opposition intérieure fortement armée. Une opposition
qui se serait manifestée lors de sa future installation en Algérie.
De Gaulle, animé du souci dominant d'obtenir un cessez-le-feu
quoi qu'il en coutât, s'est trouvé contraint d'effectuer un
travail de police préalable pour le compte du GPRA. Ainsi,
la destruction des maquis de l'ALN, qu'il réclamait en mars 1960,
s'identifiait en réalité au « drapeau blanc »
que Ferhat Abbas lui imposait de brandir s'il voulait obtenir
l'arrêt des combats. C'est une notion très importante à considérer
et qu'il ne faut jamais perdre de vue. Sinon l'on s'expose, comme
nous l'avons souligné, à ne plus rien comprendre aux dernières
années de la guerre d'Algérie. C'est-à-dire à ne pas comprendre
que l'on a fait tuer des soldats français, en 1959, 1960, 1961,
1962 et au-delà du 19 mars, pour le compte exclusif du GPRA.
J'insiste, c'est pour le compte du FLN de l'Extérieur, que
l'on a fait massacrer nos soldats à partir de 1959.
Cette manuvre, tout au moins en apparence,
fut conçue par-dessus la tête du premier ministre. Celui-ci, animé
d'une naïveté inimaginable, en relation peut-être avec son délire
paranoïde, continuait à défendre encore l'Algérie française, alors
que son dieu De Gaulle et le rothschildien Pompidou, manuvraient
en sens contraire. Souvenons-nous du plan Pompidou, qui proposait
la recherche d'un cessez-le-feu, rédigé dans un document peu connu,
le document Pompidou de juin 1958, alors qu'il était chef
de Cabinet du général De Gaulle. Pompidou, dont la famille était
connue pour ses convictions marxistes, représentait auprès de
l'homme de Colombey une fraction révolutionnaire du capitalisme
financier.
Au mois d'avril 1960, Michel Debré
effectua un voyage en Algérie. A cette époque, il réconforta les
militaires qui en avaient assez d'exposer leur vie dans une guerre
dont il savait très bien que De Gaulle avait décidé de la perdre.
Debré les assura de sa certitude personnelle : le général
De Gaulle était animé en secret de la volonté de gagner la guerre
d'Algérie et de la conclure en mettant en route « la solution
la plus française ». C'était l'expression de sa naïveté ou
plutôt d'un refus obsessionnel qu'il s'employait à traduire par
des propos ... plus délirants que mensongers.
Et voilà que ce brillant et surtout
imprudent premier ministre de la Ve République a failli se faire
tuer !
Par qui ?
Par des activistes français d'Algérie
qui voulaient lui faire payer le prix du reniement de ses promesses,
de ses serments et de ses proclamations enthousiastes antérieures ?
Absolument pas.
Par d'authentiques combattants du
FLN. L'état-major de la wilaya III, c'est-à-dire une fraction
de l'ALN, qui opérait en Kabylie, lui-même intoxiqué par les prises
de position publiquement affichées par Debré, décida de lui faire
la peau à Tizi-Ouzou.
Le GPRA de Tunis était-il informé
de cette initiative opérationnelle ?
Nous n'osons répondre par l'affirmative.
Car celle-ci laisserait planer un doute sérieux quant à l'éventuelle
complicité des autorités françaises. Nous savons en effet que
des contacts réguliers étaient noués depuis longtemps entre le
général De Gaulle et le GPRA. Donc, poser la question « Le
GPRA était-il informé de cette opération ? » revient
à poser la question « De Gaulle était-il informé de cette
opération ? ». Car De Gaulle et le GPRA, c'était
la même chose, le même combat, à cette époque.
Des combattants de la révolution algérienne
préparèrent un attentat à la bombe dans le but d'éliminer le premier
ministre de la France. Qui donna l'ordre de mettre en route
l'assassinat de Michel Debré au mois d'avril 1960 par le FLN à
Tizi-Ouzou ? Cette interrogation est riche d'un doute lui-même
digne d'une tragédie shakespearienne ! C'est la raison pour
laquelle je me permets de la formuler à nouveau.
Quelle que soit la réponse, ce furent
bien cinq combattants de l'ALN qui reçurent la mission officielle
d'exécuter cette opération. Voici leurs noms :
Ouchène Arezki, chef du commando,
Ouamrane Mohamed, El Kechaï Ramdane, Belhocine Mouloud et Zidane
Mohamed.
A Tala Allem, c'est-à-dire à la périphérie
de Tizi-Ouzou, ils préparèrent une bombe qui devait exploser lors
de l'inauguration, par le premier ministre du général De Gaulle,
de la nouvelle préfecture de Grande Kabylie. Après le rituel de
la première pierre, Michel Debré devait prononcer un discours
au stade municipal de Tizi-Ouzou, actuellement le stade Oukil
Ramdane. C'est là que se situait le lieu de l'exécution. Par suite
d'une mauvaise manipulation, la bombe, qui devait libérer Michel
Debré du monde crépusculaire gaulliste dans lequel il était contraint
d'évoluer, explosa prématurément. Les cinq hommes furent tués
et personne ne sut jamais rien de cette opération qui a failli
faire de Debré, premier ministre du général De Gaulle, un martyr
de l'Algérie française.
Au-delà du drame et de la tragédie
qui ne nous échappent pas, au-delà du respect que personnellement,
je témoigne toujours à ceux qui se font tuer pour leur cause,
il faut reconnaître que cet attentat, s'il avait réussi, par-dessus
son contenu de larmes, de sang et de mort, aurait été affecté
avant toute chose d'une cocasserie à peine concevable. Pensez-donc !
Michel Debré, premier ministre du grand liquidateur, mort pour
l'Algérie française ! Tué au cours d'une mission officielle
en Grande Kabylie par un commando FLN... Voilà qui nous fait rêver
aujourd'hui encore.
Précisons qu'au mois d'avril 2001,
les cinq révolutionnaires algériens, chargés de l'attentat, ont
été officiellement honorés par les autorités de leur pays, en
mémoire de leur sacrifice consenti à l'occasion de cette opération
qui échoua... parce que Dieu l'a voulu.
Il n'en reste pas moins vrai que la
question doit être posée : Si le GPRA était informé de cet
attentat contre Debré, De Gaulle l'était-il lui aussi ?
Jean-Claude Pérez
D'après
le « Sang d'Algérie » et «L'Islamisme dans la guerre
d'Algérie », publiés aux Editions Dualpha.
Fait à Nice,
Le 15 mars 2010