« Ce sont les exécuteurs gaullistes actionnés
par leurs maîtres d'uvre pompidoliens qui ont assassiné la
France Sud-méditerranéenne à Evian le 19 mars 1962, pour le
compte du capitalisme financier »
C'est au cours d'un après-midi
de juillet 1993, que je retrouve Antonio, à Madrid, dans
son bel appartement du Paseo de la Habana.
Après nos « abrazos »[2] encore virils malgré l'émotion que
nous ressentons, j'essaye timidement d'aborder le problème de
sa maladie, de son cancer :
« Laissons ça »
me dit-il, « ce n'est pas le plus important. Je tenais
à te revoir assez vite parce que je te sais sur le point d'écrire
un autre ouvrage. J'aimerais échanger avec toi quelques impressions.
Car, vois-tu, grâce à toi ou plutôt à cause de toi, l'Algérie
française m'obsède encore. En tout ce qu'elle représente :
une page capitale de l'histoire de France, mais aussi de l'histoire
de la Méditerranée, du monde et de la chrétienté. Elle m'obsède
aujourd'hui, alors que je m'apprête à faire le grand saut. Tiens !
Regarde qui arrive ! »
Sixto Munoz Ramila, son fils, entre
effectivement dans le salon, suivi de sa femme Pilar. Sixto
perçoit la tension émotionnelle qui nous écrase un peu tous
les trois, Antonio, Jacqueline et moi. Il essaie de détendre
l'atmosphère et en bon Espagnol, il le fait par le moyen d'une
moquerie dédaigneuse. Contre la maladie dont souffre son père :
« Me voici donc » dit-il,
« entre un vieux colonel grognon qui gère sa maladie
comme une affaire d'espionnage et un médecin révolutionnaire
qui définit le cancer comme un envahisseur subversif ! »
Puis, après un court silence il
reprend :
« D'accord, « el padre »
a son cancer. Mais je refuse de porter son deuil pour le moment.
Car il est vivant et bien vivant. Tu auras l'occasion de t'en
rendre compte toi-même, lors des entretiens que vous ne manquerez
pas d'avoir tous les deux ».
Antonio éclate de rire et s'empresse
d'ajouter :
« Tu vois, c'est bien mon
fils ! »
Puis il reprend :
« Je t'abandonne aujourd'hui
entre les mains de Sixto qui va te faire une proposition. Quant
à moi, je te reverrai demain car j'espère que Jacqueline et
toi me consacrerez votre prochaine journée ».
Effectivement Sixto ne perd pas
de temps :
« J'aimerais que tu acceptes
de participer ce soir à une « tertulia »[3].
Un groupe de camarades juristes de mon âge avec lesquels j'entretiens
d'excellentes relations professionnelles et amicales, veulent
te rencontrer. Ils aimeraient t'interrogerÉ. »
Il se tait, interrompu par mon sursaut
d'indignation. En effet, dire mon étonnement ne serait qu'un
faible euphémisme. Je suis franchement choqué, en colère. Et
c'est avec une violence à peine contenue que j'apostrophe Antonio,
en lui lançant un regard dépourvu d'aménité :
« Si j'ai bien compris,
ton invitation, c'était pour me faire passer devant un tribunal
de l'inquisition « nouvelle vague » ! »
Antonio s'esclaffe en rétorquant :
« Non, pas du tout. Ce que
veulent ces jeunes gens, c'est savoir. Participe donc à cette
tertulia, ainsi tu pourras apprécier leur comportement. Tu verras
comment ils s'érigent tous en une espèce de consortium moraliste
supérieur. Pour eux, le mot sacré, c'est « tolérance ».
Cette tolérance qui nous informe par exemple, que la morale
aujourd'hui se situe entre les deux seules bornes qui la délimitent :
celle de l'avortement et celle de la capote anglaise.
Cette équipe dont fait partie
Sixto, regroupe néanmoins des garçons intelligents, d'origines
politiques diverses.
Tu rencontreras des fils de rouges,
de monarchistes, de socialistes et de phalangistes. Et aussi,
« des fils de rien du tout ! » Ils ont décidé
de mettre au point la technique d'un « bien vivre ensemble ».
Alors, pour ce faire, comme tous les hommes politiques actuels,
les hommes d'Etat comme les hommes de gouvernement, ils n'ont
qu'un mot à la bouche : «social ». Ce n'est plus du
socialisme, c'est de la « socialite chronique ». Dépatouille-toi
avec eux et je te souhaite bien du plaisir. Quant à moi, comme
je te l'ai dit, je te dévoilerai à mon tour mes états d'âme
à partir de demain matin ».
Je connaissais Antonio pour son
courage à toute épreuve. Je l'avais vu vivre l'agonie de sa
femme comme un épisode programmé de l'amour qu'il lui portait.
Il avait affronté avec calme et résignation l'inéluctable séparation.
Puis, il vécut son veuvage avec sérénité. Comme pour jouir encore
d'un arrière-goût savoureux de la tendresse qui l'avait lié
à Mercédès. Je l'observais, maintenant, en train de vivre sa
propre fin comme un événement, lui aussi programmé, dont il
ne voulait surtout pas faire un monde.
Jacqueline et moi l'abandonnons
donc pour cette soirée et nous voilà embarqués par Sixto vers
ce dîner-débat. C'est une pratique qui s'est vulgarisée depuis
longtemps, mais j'avoue que je n'apprécie par ce genre de réunion.
J'ai toujours l'impression, lorsque pour mon déplaisir, je suis
obligé de m'y conformer, de me trouver au sein d'une cabale
où tout le monde veut exhiber son savoir. Obligé aussi d'affronter
des questions ou des interventions, sans intérêt, saugrenues,
idiotes parfois.
Le cadre choisi par ces jeunes gens
était agréable. Un restaurant de plein air, immense et modeste
à la fois, où l'on ne vous servait qu'un seul plat : de
l'agneau grillé, débité en tranches, lesquelles, sans exception,
étaient élevées à la dignité de côtelettes pour la circonstance.
La grillade était accompagnée d'une excellente salade rafraîchissante.
Le tout arrosé d'un petit vin d'Espagne ou d'un pichet de sangria
maison, bien fraîche et légère. Deux assez grandes tables étaient
réunies dans un coin retiré du restaurant. Je compris qu'il
s'agissait de l'arène dans laquelle on allait lâcher le « toro »,
moi en l'occurrence. Et tous ces diplômés des plus brillantes
universités, d'Harvard et d'ailleurs, s'apprêtaient à me faire
sentir le dard de leurs interrogations.
Aussi, éprouvai-je le besoin de
mettre sans tarder les choses au point. Sixto m'avait déjà présenté
ses camarades accompagnés de leurs épouses et tous avaient manifesté
leur avidité de comprendre quelque chose à « l'affaire
d'Algérie »
« J'accepte bien volontiers
ce dîner » dis-je à Sixto « et j'accepte de
répondre à des questions. Pardon, je me suis mal exprimé :
je n'accepte de ne répondre qu'à une seule question. Car, dans
l'éventualité de multiples interrogations, je sais ce qu'il
adviendra de cet entretien : une pagaille noire où finalement,
rien ne pourra être tiré au clair ».
Il faut voir la tête de cette bande
de jeunes juristes, hypertitrés, élégants, sportifs et surtout,
confiants dans leur savoir et dans leurs connaissances. Ils
sont interloqués de mon refus : le refus de me soumettre
à leurs assauts de politologues amateurs.
« D'accord ! »
répond Sixto, après avoir échangé un regard avec ses amis.
Puis il entame, ce que je peux appeler
son exposé introductif, de la façon suivante :
« Pour des hommes de notre
génération, il est difficile de vivre, a posteriori, la colonisation.
Peut-être sommes-nous tous encore sous influence. En particulier,
celle de nos maîtres des facultés, des écoles et des instituts
que nous avons fréquentés et aussi celle de l'information médiatique.
Et le drame de l'Algérie, le drame passé comme le drame actuel,
semble nous faire toucher du doigt avec vigueur, avec violence
même, la responsabilité du grand capital dans la conquête de
ce pays. Grand capital, avide de profits qui, cependant, a dû
plier bagage devant les aspirations à la liberté et au progrès
social manifestées par le peuple algérien. Voici donc notre
question : à la lumière de cette conviction, qui est
la nôtre, comment justifier ce qui nous est représenté comme
un pillage auquel la France s'est livrée en Algérie pendant
130 ans ? ».
Quand j'ai dit plus haut que j'étais
lâché dans l'arène, je ne pensais pas être si près de la vérité.
Me voilà une fois de plus dans l'obligation d'expliquer. D'expliquer,
mais surtout de justifier. Confronté à des gens qui attendent
de vous un éclaircissement certes, et qui, cependant, vous mettent
en accusation dès le début de l'entretien.
Subitement, je ressens avec déplaisir,
la chaleur de la Meseta. Le mois de juillet à Madrid est souvent
difficile à vivre. Durant les quelques minutes de réflexion
que je m'accorde, mes interlocuteurs restent silencieux, comme
promis, attendant mon intervention. Mon regard dévie vers leurs
adorables épouses qui jouent avec leurs éventails, comme leurs
mères le faisaient avant elles, avec virtuosité et surtout beaucoup
d'élégance. En les observant, me revient en mémoire le commentaire
d'un vieil ami madrilène qui m'avait tiré d'affaires en 1966,
le docteur Navarrete[4].
« As-tu remarqué leur manière
de jongler avec leur « abanico » ?[5]
Elles camouflent une partie de leur visage pour t'en découvrir
une autre qu'elles vont cacher aussi vite pour se faire admirer
encoreÉ Tu voisÉ, l'éventail, c'est le modulateur à géométrie
variable de la beauté des femmes espagnoles. Un reliquat, peut-être,
du voile des mauresques ».
Je prends le temps de savourer un
verre de sangria en portant un toast qui se veut très
madrilène. Avec un gentil « piropo »[6] pour les jeunes femmes présentes.
Je tiens en effet à observer une attitude indifférente, désinvolte
même, à l'égard de la question posée. Je suis décidé à dominer
l'entretien et je ne veux pas me trouver d'emblée en situation
défensive. Je commence donc mon intervention en m'exclamant
sur un ton qui se veut très convivial :
« Vaya preguntita ! »
Que je pourrais traduire un peu
cavalièrement de la façon suivante :
« Quelle foutue question
que voilà ! »
Et sans laisser à mon auditoire
le temps de réagir, je poursuis mon exposé, qui devient dès
lors une conférence.
« Je suis surpris
que des hommes comme vous, de votre niveau, avec votre énorme
bagage et votre expérience professionnelle du monde des affaires,
éprouviez le besoin, à propos de l'Algérie, de vous satisfaire
de considérations de É midinettes !
A vous entendre en effet, on a l'impression
que si la France a conquis la Régence turque d'Alger à partir
de 1830 -car je vous rappelle qu'en 1830, l'Algérie n'existe
pas- c'était par nécessité économique. Pour faire du profit.
C'est-à-dire fabriquer de l'argent à partir de la terre et du
peuple algériens.
Dans votre question, vous semblez
intégrer implicitement, la conquête de la Régence turque d'Alger
à l'ensemble de ce phénomène historique qui illustre en grande
partie l'histoire du XIXe siècle, la colonisation. Est-ce une
attitude raisonnable ? Etes-vous inspirés par la vérité
historique ? Vous répondrez vous-mêmes à ces questions
en cours d'exposé.
En 1984, un historien français,
monsieur Jacques Marseille, professeur à la Sorbonne, a publié
une thèse de doctorat d'Etat[7] dans laquelle il s'attache à dénouer les liens qui
unissaient les milieux d'affaires français à l'expansion coloniale
de notre pays. A dénouer aussi les liens qui unissaient ces
mêmes milieux d'affairesÉ à la décolonisation. C'est un énorme
travail qui met enfin à notre disposition tous les arguments
scientifiques nécessaires pour vous démonter qu'en faitÉ vous
n'avez rien compris !
Certes, la conquête coloniale n'a
jamais été motivée par le sentiment national. Par le culte de
la gloire de notre patrie. Gloire qui aurait été liée à l'expansion
territoriale, elle-même génératrice d'orgueil. Ces considérations
ne s'inscrivent pas en effet, loin delà, dans ce que l'on appelle
avec optimisme, la logique capitaliste.
Les milieux capitalistes ont su
détecter, en son temps, l'importance économique que pouvaient
revêtir, a priori, toutes ces sociétés larvées qui existaient
en dehors de nos sociétés modernes. Je parle évidemment des
sociétés modernes du XIXe siècle, celles qui ont vu se dérouler
en leur milieu la révolution industrielle. Ils ont compris que
ces sociétés larvées, par rapport aux nôtres, étaient le siège
d'un processus de croissance retardée, en tout cas d'un processus
de « croissance inégale ».
Le monde des affaires a perçu que
cette « croissance inégale » comportait en
elle-même une possibilité d'échange capable de donner
naissance à une nouvelle dynamique enrichissante pour les
milieux d'affaires. Cependant, la notion même de cette dynamique,
de cette force motrice nous autorise à battre en brèche une
affirmation de l'historien auquel j Ôai fait référence, qui
croit devoir préciser :
« Dans l'impérialisme colonial,
la référence à la théorie marxiste est toujours implicite ».
Pourquoi contredire cette affirmation
qui émane pourtant d'un brillant enseignant universitaire ?
Parce que la dynamique purement
économique de l'expansion coloniale, c'est-à-dire la composante
exclusivement matérialiste, se trouve sous la dépendance d'un
autre paramètre.
On observe en effet ceci :
si l'on veut que cette dynamique
d'échange soit productive de profits, c'est-à-dire de valeur
ajoutée, elle se doit d'être sous-tendue et véhiculée par
un préalable de jaillissement culturel. Une civilisation statique,
immobile, même si elle a été brillante, meurt si elle ne rayonne
pas. Si elle ne s'exporte pas. Tout échange économique « inégal »
présuppose un potentiel culturel dominant d'une civilisation
par rapport à une autre. C'est-à-dire qu'avec de l'argent,
il faut aussi véhiculer un style de vie, un savoir, des connaissances
technologiques, bref, une culture. Sinon, l'argent ne fera pas
de petits. Il sera lui aussi tué par l'absence de civilisation.
Les auteurs « marxistes »,
Lénine en particulier, qui se sont intéressés à l'expansion
coloniale, ont relié cette dynamique à une mutation interne
du monde capitaliste. Ils affirment :
« Cette chasse aux colonies,
cette aggravation de la lutte pour le partage du monde, sont
bien liées au passage du capitalisme à son stade monopoliste,
au stade du capitalisme financier ».
De quoi s'agit-il ? Toujours
d'après Jacques Marseille, on définit le capitalisme financier
comme un processus de concentration et de fusion qui confère
aux grandes banques le pouvoir de contrôler la production.
Ainsi défini, ce capitalisme de
nouvelle structure, a besoin de s'exporter pour vivre. Car la
concentration des moyens risque de devenirÉ concentrationnaire,
c'est-à-dire asphyxiante. Or, cette exportation ne peut s'exercer
que vers des pays non développés, de croissance inégale à la
nôtre, je veux dire de croissance inférieure. Pays au sein desquels,
en particulier, la main-d'uvre est bon marché.
Nous touchons là à une notion fondamentale :
c'est celle de la colonisation nécessaire au développement
capitaliste, parce qu'on s'étouffe en chambre close avec
un excès d'argent dans les coffres et sur les comptes
courants.
Jacques Marseille, toujours lui,
nous apprend qu'au XIX siècle, même après le désastre de 1870,
la France est un pays riche. Le volume du capital financier
disponible dans notre pays est supérieur à celui de l'Allemagne
et du Japon. Il faut donc trouver un terrain d'emploi
pour cette richesse qui risque de s'atrophier en cas de non
emploi. Il faut se garder de la stagnation et de l'alanguissement
qui sont mortels pour une société capitaliste. Donc, c'est en
ce sens que l'on peut dire de la colonisation qu'elle
est bien la fille du capital financier.
Mais avec la précision suivante
et elle est de taille :
c'est pour éviter la mort de
l'argent qu'il faut coloniser et non pour en fabriquer.
Pour employer les liquidités dont
l'existence est menacée. Ce qui veut dire, précisons-le encore
une fois, que les richesses en numéraire existent préalablement
au processus d'expansion coloniale. « Celle-ci
se révèle nécessaire à la vitalité de notre argent, c'est-à-dire
de notre économie, donc elle est nécessaire au bien être de
notre peuple ». Ainsi s'expriment les tenants du capitalisme
financier.
C'est dans cette perspective que
les provinces françaises d'outre-mer vont devenir le lieu
privilégié des placements de capitaux et des exportations de
nos marchandises. Elles vont permettre une meilleure croissance
de notre production par l'ouverture de nouveaux débouchés.
Au début, bien évidemment, peu de
profits.
Car il faut conquérir, il faut
défricher. Et cela coûte cher.
Mais, dès 1913, un inspecteur général
des travaux publics écrit, toujours d'après Jacques Marseille :
« Dans leur ensemble, nos
colonies ne sont plus une charge pour la métropole, mais bien
une source de profits dont chaque année accroît l'importance ».
Effectivement, au début du XXe siècle,
se manifestent des évidences. Il ne faut pas craindre de les
extirper de la littérature, pour contrer ceux qui, aujourd'hui,
pour justifier l'abandon de l'Algérie, veulent démontrer que
l'expansion coloniale était une mauvaise affaire, qu'elle
était l'illustration d'une économie mal gérée.
En 1924, l'empire français conquiert
la deuxième place dans le classement des pays qui font
du commerce avec la France. Derrière la Grande-Bretagne.
En 1928, c'est à la première
place qu'il accède. Première place qu'il ne quittera plus
jusqu'à la fin de la période coloniale. Plus du tiers des ventes
extérieures de la Métropole s'effectue à l'intérieur de l'empire,
dont les territoires « ne risquent pas d'être soumis
aux aléas des relations avec une puissance étrangère ».
Surgit une double interrogation :
-
Combien de familles françaises métropolitaines mangeaient-elles
à leur faim en France, grâce au débouché colonial ?
-
Combien de familles de colonisés mangeaient-elles
aussi à leur faim grâce à nos investissements ?
Pierre Moussa peut écrire en 1957,
à l'appui de cette double interrogation, que « l'assurance
des débouchés du marché d'outre-mer apparaissait comme un avantage
considérable en faveur de l'industrie métropolitaine »
Donc, comme vous le voyez, l'empire
colonial français contribue pour une part immense à maintenir
la France au rang de grande puissance. Nous n'évoquons pas ici
d'autres facteurs qui consolident aussi la France en position
de grande nation : les bases stratégiques, le rayonnement
de la pensée française, la contribution des peuples d'outre-mer
aux combats de la France, autant de paramètres très importants
dont il est difficile de faire une évaluation capitaliste ou
marxiste, c'est-à-dire une évaluation en terme de valeur ajoutée.
Mais qu'il faut se garder de négliger ou d'oublier, car ils
ont participé, eux aussi, à la vie et à la croissance de la
France.
Pour rester uniquement dans le domaine
de l'économie, celui qui semble vous intéresser au premier chef,
dressons donc le catalogue des satisfecit :
-
en 1928, l'empire français se situe au premier rang des
clients de la France par le volume des échanges avec la mère-patrie,
nous l'avons vu ;
-
la France est sortie de l'alanguissement économique provoqué
par une « pléthore de capitaux » ;
-
cette sécurité offerte par l'arrière-pays colonial permet
à la France de sortir presqu'indemne de la terrible et désastreuse
crise économique des années 30, grâce aux échanges autarciques
qui se développent entre la métropole et nos provinces d'outre-mer.
D'autres capitalistes français tiennent
aussi à donner des satisfecit propres à l'Algérie.
Vers les années 30, écrit-on,
l'agriculture française en est encore à un stade de mécanisation
rudimentaire et, précise Jacques Marseille, « si
les colons algériens n'hésitent pas à employer les moissonneuses-batteuses
(il y en plus de quatre cents en Algérie), celles-ci
ne sont qu'une centaine en Métropole ».
C'est donc bien une province moderne
de la France qui est en train de se développer en Algérie.
Et ce n'est pas tout. Toujours à
propos de l'Algérie, des spécialistes de sciences économiques
ajoutent :
« Faudra-t-il ignorer les
capitaux consacrés par les colons algériens à la mise en valeur
de cette terre, capitaux qui représentent à eux seuls, en 1914,
une somme d'argent équivalente à la totalité des avoirs français
dans tout l'empire ? »
Donc, à l'évidence, des profits
ont été tirés de la terre d'Algérie. Parce que les hommes qui
y vivaient savaient travailler. Ils avaient su faire la symbiose
entre leur génie propre et les possibilités offertes par la
difficile terre d'Algérie. C'est bien eux, et eux seuls,
qui ont révélé les richesses latentes de l'Algérie. C'est bien
eux et eux seuls qui ont fait naître l'Algérie, qui ont réussi
à l'arracher au néant historique.
C'est le moment, peut-être, de vous
éclairer tous sur un point précis. Lorsque vous parlez des Français
d'Algérie, vous semblez les considérer comme des nababs vivant
grand train. Qu'en est-il exactement ?
Une étude publiée en 1956 nous apprend
que le revenu moyen des Français d'Algérie est inférieur de
vingt pour cent au revenu moyen des Français de Métropole.
Dans le même ordre d'idées, on nous
apprend qu'en 1954, un chef de famille européenne d'Algérie,
père de trois enfants, disposait pour faire vivre sa famille
de deux fois moins d'argent qu'un chef de famille métropolitaine
réunissant les mêmes conditions.
Enregistrez cette information dans
un coin de votre mémoire et ne l'oubliez surtout pas quand il
vous arrivera de commenter l'uvre de la France en Algérie.
Puis, pour les maîtres d'uvre métropolitains
a surgi une réalité qu'ils n'avaient pas prévue. L'essor économique
dont a bénéficié l'Algérie a développé bien évidemment de multiples
conséquences. En particulier une démographie florissante.
La richesse apportée dès le début
par la France, ajoutée aux richesses découvertes, révélées,
développées c'est-à-dire mises en valeur par les pieds-noirs
et le peuple français dans son ensemble, la sécurité sanitaire,
la suppression des guerres tribales, ont favorisé, ô combien,
le développement de la population indigène.
Qu'allait-on faire de ce peuple ?
De ce peuple algérien musulman si proche géographiquement de
la France ? Peu à peu, s'est fait jour un sentiment de
circonspection, puis de rejet. Une attitude raciste ressentie,
mais non exprimée, que l'on va s'employer à camoufler tout le
temps et qui va sous-tendre en permanence les décisions ultérieures
prises par les manipulateurs d'argent.
La « prudence »
commence ainsi à se manifester, lors de propos et de prises
de positions qui remontent en réalité au début du XXe siècle.
Monsieur Auguste Isaac, en 1901,
est le Président de la chambre de commerce de Lyon. Un jour
de cette même année, il reçoit Paul Doumer, alors que celui-ci
est Gouverneur général de l'Indochine. Il tiendra à préciser,
lors de l'énorme réception organisée en son honneur, ce que
les territoires d'outre-mer représentent pour certains gros
milieux d'affaires.
En substance :
« les colonies ne doivent
fournir que des acheteurs et non pas des producteurs de produits
industrielsÉ elles doivent nous restituer ainsi les sacrifices
que nous avons consentis pour les conquérir[8] ».
Voilà qui est clair et qui s'inscrit
dans le cadre d'une logique matérialiste la plus exclusive.
Nous avons dépensé de l'argent pour faire vivre nos industries.
Pour cela, nous avons fait naître de nouveaux débouchés. Nous
avons donc contribué à l'amélioration de la vie des peuples
d'outre-mer. Mais comme nous ne sommes pas animés d'une vocation
d'assistance sociale, il nous faut récupérer nos billes.
Monsieur Auguste Isaac aurait pu
préciser en toute logique en s'appuyant sur Karl Marx, qu'il
fallait se satisfaire de l'organisation de nos territoires d'outre-mer
en sociétés de « consommateurs solvables ».
Un point c'est tout.
Un peu plus tard, en 1914, un notable
du monde économique, s'adressant aux élèves d'une école libre
de sciences politiques, proclamera :
« Notre argent travaillera
pour notre Empire dans la mesure où notre Empire travaillera
pour notre argent ».
Après la Seconde Guerre mondiale,
voilà qu'un nouveau syndrome fait son apparition dans les milieux
d'affaires. C'est le syndrome hollandais, ou mieux encore, le
complexe hollandais tel que l'a observé Pierre Moussa. « Regardez
le miracle hollandais », disent-ils. « La Hollande
a largué ses territoires d'outre-mer. Elle peut exhiber de ce
fait une vitalité économique sans précédent. Elle reste ouverte
beaucoup plus que nous à la technologie moderne ».
Et voilà tout à coup que l'on parle donc de ce nouveau « miracle
hollandais ». Celui du XXe siècle.
Nos investisseurs commencent dès
lors à faire la fine bouche. On ne songe qu'à la valeur ajoutée
des capitaux investis. On oublie les hommes. On écrit :« La
réalité coloniale, avec sa sécurité, na pas stimulé le développement
d'industries à valeur ajoutée ».
« Le confort économique, indiscutable,
généré par les échanges protégés à l'intérieur de la zone franc,
a chloroformé l'industrie française qui n'a pas pu se structurer,
pour s'adapter aux exigences du monde économique moderne. Donc,
nos investissements sont devenus routiniers. Ils
produisent par conséquent une valeur ajoutée inférieure à celle
que l'on obtiendrait dans l'éventualité où ces investissements
exerceraient leurs effets à l'extérieur de la zone franc.
Les appels de Pierre Moussa, en
1957, qui pense avec angoisse au destin de l'Algérie française,
restent sans effet :
« Les entreprise métropolitaines
doivent transférer une grande partie de leurs effectifs. Il
faut créer des courants d'activité. Il faut solliciter la coopération
étrangère dans cet effort d'investissement ».
Arrêtons-nous un instant sur cette
déclaration de Pierre Moussa. Je ne connais pas ce notable du
monde de la finance que je trouve très sympathique du fait de
cette prise de position en faveur de l'Algérie française. Mais
qu'il me pardonne ce commentaire : il est crédule, il est
naïf, il fait crédit aux partisans du délestage économique de
l'Algérie, d'intentions saines. Or que veulent ces derniers ?
Justement tout le contraire de ce
qu'il propose. Ils veulent éviter par tous les moyens que l'Algérie
ne devienne un jour un site de production. Ils veulent larguer
ce territoire tout en essayant de lui conserver un statut exclusif
de consommateur. Mais en se débarrassant au préalable de la
charge des hommes. Les hommes, leur liberté, tout cela constitue
pour eux « la pomme soufflée du rôti » pour accompagner
le gros plat, à savoir, la mise sur pied d'une nouvelle société
de consommateurs tout en se délestant au préalable des
charges humaines.
Mais Pierre Moussa, dans son propos,
exhibe une carte que l'on a refusé de jouer : intéresser
les puissances européennes à l'Algérie, favoriser ainsi,
non seulement une implantation technologique et financière,
mais aussi, une immigration européenne complémentaire.
Atténuer par ce biais le déséquilibre démographique, atténuer
et, pourquoi pas, faire disparaître progressivement les fanatismes
religieux. Promouvoir au fil du temps, avec une énorme patience,
et beaucoup d'enthousiasme, une sécularisation européenne
de la population d'Algérie dans sa totalité. Là se trouvait
la solution.
Les promoteurs du délestage le savaient
très bien et ils se sont empressés de la rendre impossible.
D'où leur refus de faire transférer en Algérie des moyens de
production lourds, avec leur accompagnement humain. Ils ont
annihilé par ce refus, la possibilité d'une nouvelle immigration
européenne en Algérie.
Donc, comme vous le voyez, rien
n'y fait ! Pour cette fraction dominante, révolutionnaire
du capital financier, il faut opérer à tout prix le délestage
économique du débouché algérien :
« On n'en a rien à faire
de ces Arabes ! »
Mais ce délestage, il faut non seulement
le justifier techniquement et économiquement, mais aussi le
formuler d'une manière qui le rendre acceptable par l'opinion
française. Pour ce faire, il leur paraît judicieux de recourir
. Ils feront donc usage d'une terminologie qui, normalement,
aurait été sanctionnée par l'agrément enthousiaste de Karl Marx
et de Friedrich Engels eux-mêmes.
Lisons Jacques Marseille, écoutez-moi
avec attention, et accrochez vos ceintures :
« Dans la mesure, en effet,
où l'ensemble de notre recherche aboutissait à l'hypothèse que
le colonialisme en tant qu'une forme spécifique de l'impérialisme
contemporain entrait à terme en contradiction avec les impératifs
d'une croissance capitaliste assise sur la percée du capitalisme
financierÉ il paraissait logique de penser que la décolonisation
pouvait s'inscrire dans la perspective et la stratégie d'hommes
d'affaires et d'hommes publics conscients de cette nécessité ».
C'est la reprise en langage universitaire,
révolutionnaire, marxisant et surtout, emberlificoté, de ce
qu'a déclaré le général De Gaulle lui-même, au mois d'avril
1962. Mais c'est surtout au plus haut point, la formulation
scientifique du motif pour lequel le général a été porté au
pouvoir par cette fraction dominante et révolutionnaire du capitalisme
financier. Et en cette occurrence, nous stigmatisons tout
particulièrement Pompidou et « ses poulains ». Le
« grand renouvellement » gaulliste ne s'identifie
à rien d'autre qu'au « nouveau redéploiement économique »
mis en route par les révolutionnaires du capital financier,
qui ont trouvé en De Gaulle l'exécuteur de leurs volontés.
Je pourrais m'arrêter là et vous
dire que dans les notes que je viens d'exploiter devant vous,
vous pourriez trouver la réponse à votre interrogation :
le rôle exact et fondamental du
capitalisme dans la colonisation.
Mais vous pourriez trouver aussi
une réponse à une question que vous n'avez pas daigné poser.
A savoir, le rôle exact, fondamental et surtout décisionnaire
qu'a joué ce même capitalisme financier dans la décolonisation.
Car, ne l'oubliez-pas, c'est lui qui l'a planifiée.
Je vous ai dit que « la colonisation
était la fille du capitalisme financier ». Je précise :
« la décolonisation est, elle aussi, la fille du capital
financier ».
L'indépendance de l'Algérie,
« son délestage » sont eux aussi, les enfants du capitalisme
financier.
Je vous le répète, je pourrais m'arrêter
là. Mais ce serait une escroquerie, une tromperie. En fait,
ce que le professeur Jacques Marseille nous définit, sans le
dire, dans sa remarquable thèse, n'est rien d'autre que l'identité
historique de la nouvelle révolution mondiale. Au sens que
pourraient lui conférer justement les auteurs marxistes.
En effet, cette nouvelle identité
est illustrée par : la contradiction révolutionnaire
qui oppose d'une part l'administration et la gestion des territoires
et des peuples mis sous notre responsabilité, à, d'autre part,
l'intérêt exclusif et revendicatif de certains états-majors
bancaires, exprimé en terme de valeur ajoutée.
Surgit à l'instant même, une question
essentielle :
en quoi cette motivation capitaliste
exogène est-elle applicable à la conquête de l'Algérie ?
Ecoutez-moi bien :
cette motivation capitaliste
exogène n'est applicable en rien du tout à la conquête de l'Algérie.
En effet, il faut souligner avec
vigueur, que la conquête de l'Algérie fut déterminée par la
conjonction opérationnelle de trois grands facteurs historiques :
-
la décadence, pour ne pas dire la déliquescence de la
Régence turque d'Alger à la fin du XVIIIe siècle ;
-
la Révolution française de 1789 avec la déclaration des
Droits de l'homme et du citoyen ;
-
la disponibilité, sans emploi, à la fin du XVIIIe siècle
et au début du XIX siècle, d'un nouveau capital financier méditerranéen :
le capital juif de la Régence turque d'Alger.
En réalité, la conquête de ce
territoire par la France est d'origine endogène. C'est de
l'intérieur de l'Algérie que la France fut appelée pour débarquer
à Sidi Ferruch au mois de juin 1830.
Je sais que je m'adresse ce soir,
à de brillants juristes espagnols. Mais je sais aussi que votre
savoir doit vous permettre de retenir quelque chose. Quelque
chose d'important que l'on s'entête à occulter même dans les
milieux culturels français qui s'intéressent comme vous ce soir,
à l'histoire de l'Algérie française et bien évidemment, à la
guerre d'Algérie. Aussi, je vous dis encore une fois :
en 1830, n'existait que la Régence turque d'Alger. C'est-à-dire
une province vassale de la Sublime Porte. La vie ne s'illustrait
là-bas que sous la forme d'un tribalisme étendu de l'est à l'ouest
de cette contrée. L'Algérie n'était pas une nation. Bien
évidemment, elle ne portait pas encore ce nom. Ses habitants,
ceux qui étaient nés sur cette terre, ne jouissaient d'aucune
nationalité. Ils étaient apatrides sur leur propre terre.
Car le sultan de Constantinople n'en voulait pas comme Turcs.
C'était une terre d'aventure où
vivait, au milieu des musulmans c'est-à-dire au milieu
du « dar al islam[9] »
une colonie de dhimmis. Ceux-ci aspiraient à s'affranchir
de cette « dhimmitude ». J'évoque bien sûr
les Juifs d'Algérie, c'est-à-dire la fraction productrice,
ingénieuse, du peuple de la Régence turque, envisagée dans
son ensemble. Ils disposaient de gigantesques liquidités car
eux seuls réunissaient les compétences techniques pour assurer
une bonne gestion des produits de la « course ». Nous
voulons dire de la piraterie méditerranéenne qui constituait
l'industrie fondamentale des Barbaresques. Source dominante
de revenus, mais de revenus énormes. Sous forme de liquidités :
or, argent, lettres de change.
Une fraction importante des Juifs
d'Algérie jouissaient d'un statut consulaire et se trouvaient
être les protégés du Grand Duc de Toscane. Celui-ci, bien évidemment,
mettait ses banques à leur disposition contre des avantages
substantiels. On les appelait « les Livournais ».
Lorsque la « course »
a perdu sa rentabilité, les financiers juifs d'Alger ont connu
à la fin du XVIIIe siècle, les risques terribles de la stagnation
économique. Il importait de trouver un moyen de faire produire
de la valeur ajoutée aux disponibilités en or et en argent qui
étaient à leur disposition. Il leur importait donc au plus haut
point, sous peine de mort économique, d'échapper à la
dhimmitude. Il devenait urgent pour eux de s'inscrire socialement,
économiquement, politiquement, dans la nouvelle société capitaliste
qui s'élaborait en Europe. Prendre ainsi une position rentable
dans le capitalisme financier qui allait manifester ses nouvelles
ambitions : accéder au contrôle des productions, participer
à l'organisation des circuits de consommation.
C'est cette nécessité qui les a
engagés à transformer la créance céréalière du Dey d'Alger,
portée au débit de la France et mise en recouvrement à la fin
du XVIIIe siècle, en casus belli.
Car, pour s'intégrer au nouveau
système capitaliste qui manifeste déjà sa vigueur en Europe
et pour participer activement au monde des affaires européen,
il leur faut, dans un premier temps, adopter une nationalité.
La France est choisie. C'est la
nation la plus vigoureuse d'Europe. S'y déroule à cette époque
une Révolution qui en bouleverse les structures traditionnelles.
L'Assemblée constituante en 1791 accorde aux Juifs de France
le même droit qu'aux citoyens français. En 1792, la Convention
vote l'accession de tous les Juifs résidents en France à la
nationalité française.
La France seule, apparaît comme
la nation libératrice qui peut affranchir tous les Juifs d'Algérie,
les Livournais comme les autres, de la condition de dhimmis.
Encore faut-il, pour ce faire, que
l'Algérie, ou plutôt la Régence turque, devienne au préalable
une terre française.
Une conjuration pour conduire la
France sur la voie d'une conquête va se mettre en route. Mais
elle traîne en longueur. Les guerres de la Révolution française,
qui devient une révolution conquérante, puis les guerres de
l'Empire provoquent un transfert vers d'autres centres d'intérêt
historique de l'énergie et de la vitalité de la France. Malgré
les efforts de Bacry aidé de Talleyrand, qui ne rate pas l'occasion
de prendre quelques « douceurs » au passage,
on oublie la Régence turque d'Alger.
Cependant, Bonaparte, avant d'être
Napoléon, avait patronné une opération de renseignement militaire
au sud de la Méditerranée. Le commandant Boutin avait dressé
les plans d'un débarquement à Alger. A Sidi Ferruch, très exactement.
Par la même occasion, avait été étudiée l'implantation d'un
corps d'armée composé de trois divisions à Oran, Alger et Bône.
Mais il faudra attendre la fin de la Monarchie légitimiste pour
que ce plan trouve l'occasion d'être mis en application.
Charles X, poussé dans ses retranchements
par d'urgentes nécessités électorales, finit par entendre « l'appel
de la Régence turque d'Alger ». C'est pour répondre à l'appel
de la Régence que le roi va décider du débarquement.
Il déclenche ainsi une opération
de grande envergure. Il est important d'enregistrer que celle-ci
n'est motivée par aucune nécessité stratégique.
Par aucune nécessité économique.
Par aucune nécessité de sauvegarde
pour la France.
Insistons tout particulièrement
sur l'absence de motivation économique.
La prise d'Alger tout d'abord, puis
la conquête de l'Algérie, apparaissent ainsi comme les conséquences
d'un appel endogène, permettez-moi de le souligner pour
la millième fois. C'est de l'intérieur que ce débarquement fut
organisé, pour la libération d'un peuple qui ne s'épanouissait
pas, les Juifs d'Alger.
C'est tellement vrai que ces derniers
se portent en masse au Fort l'Empereur, le lendemain de la bataille
de Staouéli. Ils accueillent l'armée française, comme l'armée
de leur libération et s'offrent comme guides pour la conduire
à travers la Casbah jusqu'au palais du Dey. Le lieutenant-général
de Bourmont est reçu à déjeuner dans la maison de Bacry.
Les Arabes disent, à juste titre,
en parlant des Juifs : « Ce sont les amis des Français ».
Un de mes vieux confrères, beaucoup
plus âgé que moi, après avoir lu « Le Sang d'Algérie »,
tint à me raconter une anecdote de famille fort instructive.
Son propre grand-père qui avait
vécu la prise d'Alger, lui avait raconté, alors que lui-même
était encore un enfant, que les Arabes les plus fortunés, avaient
confié leurs richesses en or, argent et bijoux, aux Juifs d'Alger
en leur disant :
« Vos amis français ne vous
pilleront point, nos biens seront en sécurité dans vos maisons ».
Nous savons, évidemment, que les
soldats français n'ont pas cédé à la tentation du pillage comme
cela était monnaie courante à cette époque, en tout cas sur
cette terre turque. Et l'or, l'argent, les bijoux retournèrent
dans les coffres arabes.
On peut aller plus loin dans cet
exposé des motifs, peu traditionnels, j'en conviens, du débarquement
français à Sidi Ferruch et de l'entrée du général de Bourmont
à Alger.
J'ose affirmer que Charles X a déclenché
l'opération d'Alger comme s'il avait voulu obéir en fait
aux exigences de la Déclaration des Droits de l'homme et du
citoyen. Car, même s'il l'a fait à son insu, il n'a fait
que voler au secours d'une minorité, les Juifs d'Algérie qui
étaient en quête des moyens de s'épanouir.
C'est la France qui va conférer
à cette collectivité confessionnelle les moyens de son épanouissement.
Charles X se retournerait dans sa
tombe s'il parvenait à savoir qu'en déclenchant la conquête,
il n'a fait qu'obéir aux principes révolutionnaires de 1789 !
Après la chute des Bourbons, après
la fin de la Monarchie de Juillet, il faudra aller plus loin.
Lorsque la IIe République votera l'abolition de l'esclavage
en 1848, elle éprouvera beaucoup de difficultés à la traduire
dans les faits sur le territoire de ce qui était devenu l'Algérie.
Car, je vous le précise encore une fois, l'Algérie a été
enfantée par la France.
Mais cette difficulté à promouvoir
l'émancipation des esclaves ne provenait pas, comme on s'empresserait
de le croire, du fait de l'opposition des premiers colons qui
étaient encore peu nombreux et qui ne furent jamais des esclavagistes.
Elle provenait de l'opposition féroce des cheikhs de grande
tente, des riches notables arabes, qui voulaient conserver à
tout prix leurs esclaves : hommes, femmes, enfants et leurs
eunuques dans les harems qui existaient encore. Cette abolition
de l'esclavage, devenue réelle malgré ces obstacles, se traduisit
dans les faits par la grande joie du petit peuple algérien.
En particulier, la joie des métis d'Africains qui étaient
vendus comme du bétail par les propriétaires arabes.
Donc, la conquête de l'Algérie ne
s'identifie en aucun cas à l'annexion d'une nation par une autre
nation.
Elle illustre l'acquisition d'un
bien vacant auquel la France va conférer une réalité historique.
Cette terre sur laquelle la France
s'est implantée, verra s'accomplir en quelques dizaines d'années,
une double naissance.
Tout d'abord, la naissance d'un
peuple français tout à fait nouveau, qui va s'élaborer à partir
d'un peuplement progressif, provenant de France et aussi du
sud comme du nord de l'Europe. D'un peuple français, même si
les patronymes évoquent parfois des origines extra-françaises.
Mais quel peuple !
Ensuite, l'élaboration d'un morceau
de patrie. Je dis bien un morceau de patrie, car la nation
française va trouver son propre prolongement au sud de la Méditerranée.
C'est la France qui vivra au nord
de l'Afrique et il n'est pas inutile de souligner encore une
fois que les assassins de l'Algérie française donneront, par
là-même, la mort à un morceau de France.
Pourquoi l'ont-ils tuée cette Algérie
française ? Ce morceau de patrie ?
Car évidemment, cette question continue
de nous tarauder. Il faut essayer de formuler une réponse qui
puisse s'exprimer elle-aussi, en termes qui recevraient l'agrément
des révolutionnaires capitalistes financiers. Il faut donc dire :
-
la conquête de l'Algérie est bien la fille du capitalisme financier.
Nous l'avons dit et redit. Avec une nuance de suprême importance :
elle est la fille du capital financier endogène, celui
qui existait à l'intérieur de la Régence turque d'Alger. Elle
n'est pas la fille du capital financier extérieur à l'Algérie,
le capital financier exogène ;
-
l'abandon de l'Algérie est, lui aussi, l'enfant de ce capital
financier endogène. Celui-ci voulant s'intégrer à l'exogène
va décider de s'extirper d'Algérie pour aller prospecter ailleurs.
Sur un plan strictement socio-économique,
cela signifie que la mort de l'Algérie française correspond
à une délocalisation de moyens, motivée exclusivement par
la recherche d'autres sites géo-économiques plus productifs
de valeur ajoutée. Quitte à renvoyer à la misère, à l'involution,
un peuple dont le seul espoir de prospérité, de liberté et de
bonheur était au plus haut point représenté par la France.
Voilà où se situe la vérité,
à l'état brut, dépourvue de fioritures, celle que nous défendons
envers et contre tout.
Voilà ce que je tenais à vous dire
et pour ce soir, mes chers amis je vous demande d'en rester
là. Car je crois avoir répondu à votre question ».
Après ce long exposé, mes auditeurs
restent silencieux.
Ma plaidoirie s'est transformée
en réquisitoire. Ils enregistrent, avec un étonnement presque
douloureux, l'information qui attribue au seul monde capitaliste
la décision d'abandonner l'Algérie. Dans un souci exclusif
de réaliser ailleurs plus de profits.
Le restaurateur nous fait signe,
fort opportunément, que les côtelettes sont sur le point d'être
servies, ce qui conduit Sixto à prendre la parole :
« OK Jean-Claude, tu viens
de nous livrer de sérieux éléments de réflexion. Nous te remercions.
N'oublie pas que tous ici, sommes tes amis et que nous éprouvons
pour toi une grande estime et plus encore. Même si nous restons
toujours et je le regrette, sous l'influence des écrits canoniques
contre lesquels tu ne cesses de vitupérer. Je suis persuadé
que dans un proche avenir, tu auras l'occasion de mettre tout
cela par écrit. Il nous appartiendra alors, de donner à ta thèse
tout le relais qu'elle mérite.
« Y ahora a comer ! »
« Et maintenant, mangeons ! »
Ce dîner se termine dans une excellente
ambiance amicale, devenue tout à coup élégante, délicate même.
Mes convives respectent tous le désir de Sixto d'avoir à ménager
le conférencier occasionnel que je fus ce soir.
A la fin du repas, il nous raccompagne
enfin à notre hôtel. Pili, son épouse, bien discrète jusque-là,
nous surprend soudain durant le trajet, par un commentaire des
plus inattendus :
« Ce combat pour l'Algérie
française a dû représenter une période bien curieuse, bien spéciale
de ta vie, Jean-Claude. Tes choix ont dû parfois te paraître
terribles et je conçois qu'actuellement tu éprouves le besoin
d'élever le débat. De l'élever au niveau de la stratégie qui
fut mortelle pour l'Algérie française. Cette stratégie s'illustre
comme un infâme maquignonnage capitaliste qui a sacrifié des
millions et des millions d'individus. En les renvoyant à la
pauvreté, une pauvreté sans lendemain, sans espérance, puisque
là-bas, jamais ne pourront se développer des industries à forte
valeur ajoutée. A part le pétrole et le gaz, évidemment. Mais
que représentera demain, en terme d'échange, la valeur exacte
des hydrocarbures ?
A mon avis, tu aurais dû grimper
d'un palier dans ta « dissection » de ces évènements.
N'as-tu pas l'impression, en
effet, qu'au-dessus de cette stratégie politico-économique,
promotrice de ce nouveau redéploiement, opère une espèce d'état-major
qui poursuit en fait un autre but ? Un but qui consiste
à tuer sur la terre le message divin ? Cette fraction dominante,
révolutionnaire, exclusivement matérialiste du capitalisme financier,
ne s'identifie-t-elle pas à une sorte de super-congrégation
anti-chrétienne ?
Car après tout, du point de vue
économique, on ne peut pas dire que ces opérations aient été
couronnées de succès.
En effet, à constater l'évolution
des sociétés nées de la décolonisation, appréciée en terme de
pouvoir d'achat, on ne peut affirmer, loin de là, que le résultat
soit brillant. Bien au contraire.
Ce n'est d'ailleurs pas le premier
désastre que ces manuvres ont provoqué. Souviens-toi :
ce qu'ils ont déclenché contre l'Algérie française, ils l'avaient
déclenché auparavant contre le tsar en Russie.
Trotsky a été financé, dès 1917,
par les banques américaines et en particulier par le richissisme
potentat Hammer.
Lénine, puis Staline ont bénéficié
du concours de la grande finance européenne et américaine. En
particulier des grandes fortunes américaines de Rockefeller
à Ford en passant par Harriman et beaucoup d'autres. Ils ont
espéré trouver là-bas, grâce à la révolution bolchevique, des
espaces pour investir et y développer une nouvelle société de
consommation, qui allait mettre leur argent à l'abri d'une atrophie
endogène. Comme le diront plus tard les bolcheviques, ils n'ont
finalement rien fait d'autre que de « tisser la corde pour
se faire pendre ».
La manuvre, en effet, a fini
par développer des conséquences qui ont bouleversé toutes leurs
prévisions. Des conséquences qui s'évaluent en dizaines et dizaines
de millions de morts.
Mais ce que semblaient ignorer
Lénine et ses successeurs comme nous d'ailleurs, c'est que le
temps travaille pour ceux qui contrôlent l'argent. Toutes les
idéologies, les grandes comme les petites, sont subordonnées
aujourd'hui à la volonté de ceux qui le gèrent : les puissances
du G7[10]
en particulier, avec leurs états-majors bancaires et supra-bancaires,
qui détiennent entre leurs mains le contrôle de la production
mondiale et des circuits de consommation. Ils nous offrent
un avenir sans perspective enthousiasmante. C'est
pourtant dans cette perspective et en elle seule que, d'après
eux, nous devrions trouver la joie et l'enthousiasme. Bref,
l'élan vital.
Or, ce qu'ils proposent, ce n'est
rien d'autre que la mort de Dieu sur la terre. Car ils veulent
nous empêcher de Le découvrir.
Seulement, aujourd'hui, a surgi
un paramètre que ce bon vieux Lénine ne connaissait pas. C'est
le nucléaire qui pourra être utilisé pour détruire le monde
lorsqu'il se trouvera entre les mains des fanatismes intégristes.
Et c'est pour bientôtÉ ».
Sixto, qui rit doucement dans sa
barbe, interrompt sa femme et c'est presque dommage :
« Voilà mon historienne
d'épouse qui a décidé de te mettre KO. Pili, fiche-lui la paix !
Demain, Jean-Claude doit affronter mon père ».
Après un court instant, il ajoute :
« Mon père, son cancer et
sa mort prochaine ».
Tout à coup, le charme de cette
soirée exceptionnelle s'estompe. Tout s'envole. Plus rien ne
subsiste de ces grands développements. Le destin de l'univers,
la conjuration permanente pour la domination finale du monde,
passent à l'arrière-plan.
Un vieux copain va mourir bientôt
et nous l'avions presque oublié. Demain, il tient à m'offrir
son cadeau d'adieu.
Un dialogue sur l'Algérie française,
sur l'O.A.S. et sur l'Espagne.
Son dernier dialogue.
Ce sera le « Testament
d'Antonio ».
Jean-Claude PEREZ
Nice, le
D'après le livre : « Vérités
tentaculaires sur l'OAS et la guerre d'Algérie »
Disponible aux Editions Dualpha
et à Primatice Diffusion