Les joies de vivre à Alger Incursion
dominicale au royaume des brochettes
Dans le Grand Alger, un arrêté municipal interdit de faire du feu sur la voie publique. Aussi les marchands de brochettes se voient-ils contraints de dresser leur installation à l'intérieur des cafés. A Fort-de-l'Eau, point d'arrêté draconien et, l'intérêt économique l'emportant sur toute autre considération, grils et fourneaux trônent à même le trottoir. C'est un spectacle hautement esthétique pour un amateur d'art, que ces centaines d'exécutants interprétant cette symphonie en mâchoires majeures. Chaque table joue sa partition sous la baguette du chef-rôtisseur debout devant son fourneau. Ici, c'est une famille au grand complet depuis le petit-fils qui mange avec ses doigts jusqu'à la grand'mère édentée. Là, on a pose sur deux chaises le berceau portatif où bébé en vagissant s'initie par l'odorat aux délices réservés aux grands. Plus loin, ce sont des Métropolitains genre " démobilisés ", à cheveux raides, col ouvert sous le veston de drap, congestionnés par les premières chaleurs. A côté, voici une tablée de sous-officiers, la brochette n'étant accessible qu'à partir du grade de sergent. Notons que la sortie est du type familial et que, dans chaque groupe, il y a presque toujours une belle-maman ou un beau-papa. Livrant à chacun sa becquée, un garçon en pantalon noir, veste blanche à épaulettes et baskets bleus, se faufile entre les chaises, son plateau au-dessus des têtes, comme par des cardans. Chez les Jeunes, le sexe faible paraît avoir finalement fixé sa " tenue de brochettes " sur le pantalon de plage et la chemise flottante. Sévère sur son balcon situé à la verticale d'un fourneau, une vieille dame supervise au sens propre du terme, ces agapes publiques et collectives. Comme ce personnage fameux, il lui suffirait d'un morceau de pain et d'un verre de vin pour casser gratuitement la croûte.
L'industrie de la brochette n'est pas à Fort-de-l'Eau le fruit d'une improvisation perpétuée par le succès, la trouvaille d'un maire astucieux ou l'initiative d'un syndicat du même nom. C'est une tradition remontant à l'avant-guerre. La chose se pratiquait déjà en Algérie, mais à Fort-de-l'Eau le créateur du genre fut un certain Pons (ce qui dans un pays où presque tout le monde vient des Baléares, ne suffit pas à personnaliser un individu) plus connu sous son sobriquet de " couchette " transcription phonétique du mot " cochet " (en valencien et baléare: petit boiteux). Son activité s'étendit jusqu'à l'après-guerre où il s'éteignit au milieu des regrets unanimes. Mais l'empereur de la brochette fut Esplat, ancien gardien de but à l'A.S.Boufarik, émigré sur la côte et qui mit définitivement au point le style algérien de la viande grillée. Dans ses temps de splendeur, il prenait les commandes et retenait des tables sur un coup de téléphone, comme dans les grands cabarets parisiens. Sa fin n'a pas été à la hauteur de sa glorieuse carrière puisqu'il émigra en métropole dans des circonstances obscures.
Et pourtant, les dégustateurs ne sont pas joyeux. Observez-les et vous les verrez mastiquer machinalement pendant que leurs yeux courent de table de table en table, ne se rassasiant jamais de l'inépuisable spectacle de la rue, du monde, de la vie. C'est que la table n'intéresse pas les Méditerranéens qui mangent pour ne pas défaillir, pour rencontrer des copains ou pour faire une sortie. Les Aquafortains (les Fordelois comme dit Bruchet), ne consomment guère les délices qu'ils ont sous les yeux. Après tout, ils préfèrent peut-être leur classique soubressade mahonaise ! Il leur suffit de contempler ces étonnants Algérois qui, comme les moineaux du square Bresson, filent le matin de la capitale vers Fort-de-l'Eau, pour y rentrer le soir, gonflés de ces trésors qu'eux-mêmes ont toute l'année à portée de la main et, qu'en véritables gourmets, ils savent déguster à petites gorgées.
Mis en page le 22/3/2004 par RP |