1962: Les
Rapatriés à Nice.
Des
Français tout faits et pourtant différents.
L'exode des Pieds-Noirs de 1962,
c'est comme si, en 1940, 44 millions de Français chassés
sur les routes, n'étaient plus jamais rentrés chez eux.
Sur quelque rivage que le
naufrage de l'Algérie française les ait rejetés,
ils étaient dos au mur, hagards et de méchante humeur,
et acceptaient difficilement la perspective de devoir se débrouiller
et rebâtir leur vie sur place. Après avoir, sans en croire
leurs yeux, vu que rien n'avait été organisé pour
leur départ, ils constataient que rien non plus n'était
prévu pour leur accueil en France. A vrai dire, on ne les souhaitait
guère et, sans revenir sur les déclarations effarantes
de Gaston Defferre, Alain Peyrefitte, Pierre Nora et autre Robert Boulin,
on a su depuis qu'en Conseil des Ministres, on s'était sérieusement
demandé comment les refouler vers l'Argentine, le Canada ou l'Australie.
Mais ils étaient là,
dans le Midi, autour de la Méditerranée, sous le soleil,
car en vacances ils avaient eu le temps d'apprendre à se méfier
de ce que leurs livres de classe appelaient "un climat tempéré",
eux qui ne détestaient rien tant que la pluie, le froid et la
neige. Ils avaient prospecté autour d'eux et souvent en somnambules,
mais le séisme de leur exode était si fort, qu'ils en
titubaient encore sur leurs jambes et dans leur tête. La France
buvait cependant à grands traits, ce que par la suite, on a triomphalement
salué comme "les trente glorieuses", savourant son plein emploi,
et écoutant avec incrédulité, ses économistes
qui l'assuraient que depuis 1945, son niveau de vie était en
train de tripler. Elle devait attendre le choc pétrolier de 75
et la Crise, pour se prendre à regretter cet âge d'or.
En attendant, et probablement après que les responsables eussent
longuement tourné leur langue dans leur bouche, "le journal officiel"
avait -d'un terme impropre puisqu'ils n'avaient vécu en Métropole-
baptisé les nouveaux venus "Rapatriés". De même
qu'ils avaient adopté celui, à l'origine péjoratif
de Pieds-Noirs", ils l'acceptèrent parce qu'il avait le mérite
d'englober les Harkis qu'ils n'ont jamais cessé de défendre.
Mais on aurait tord de croire
qu'ils ne se heurtèrent qu'à des visages hostiles. Nombre
de Niçois leur tendirent la main -parfois par convictions politiques-
, des employeurs ne se firent pas prier pour en embaucher, et enfin
certains se marièrent et fondèrent des familles, amorçant
ainsi une inévitable intégration.
Les hasards du naufrage.
Fuir leur Patrie avait été
pour eux, un sauve-qui-peut, sur des navires, des chalutiers, des embarcations
personnelles et, pour la plupart, dans des avions après qu'ils
eussent croupi huit jours, assis sur leurs valises, sous l'implacable
soleil de juin de leurs aéroports. Leur destination ? Le hasard
du vol, l'adresse d'un cousin ou d'un oncle quand ce n'était
pas celle, plus aléatoire, d'un ami du temps de paix. Ils ne
débarquèrent guère sur la Côte d'Azur et
dans sa capitale puisque, depuis l'Algérie, aucun navire ne les
desservait, et que les rares avions étaient pris d'assaut ou
réservés aux plus favorisés. Ils y arrivaient par
la route quand ils avaient sauvé leur véhicule, ou par
le train si, à Paris ou là où ils avaient atterri,
ils n'avaient pas trouvé d'encourageant. Ils furent vite - ainsi
que dans toutes les villes du pourtour méditerranéen -
si nombreux que le Pouvoir s'en émut et bientôt, refusa
son aide aux derniers venus invités à aller planter leur
tente sous des cieux moins hospitaliers.. L'État poussa même
plus loin en proposant une prime de 45 000F aux artisans à condition
qu'ils ne reprennent pas leur activité professionnelle, les transformant
d'un trait de plume, en oisifs et en assistés, et privant le
pays d'un précieux apport technique. Heureusement que la plupart
d'entre eux n'en tinrent aucun compte.
Pousser les cloisons.
En 62, si la Riviera est la capitale
de la Culture et des Mondanités (après Paris bien entendu)
avec le "beau monde" qui s'y presse : Picasso à Valauris, Matisse
à Nice et Vence; Montand, Signoret et Prévert à
Saint-Paul; Maurice Chevalier à La Bocca,; Cocteau et Churchill
au Cap Martin et l'Agha Khan à Juan-les-Pins, il n'en va pas
tout à fait de même pour Nice. Les palaces de la Promenade
-le Ruhl n'a pas encore été démoli- nostalgiques
de la Grande époque y font illusion avec leur clientèle
fortunée, mais les Rapatriés qui y posent leur sac, sont
frappés de son aérogare "artisanale", du délabrement
de la vieille ville, de la moyenne d'âge élevée,
de la léthargie du port. Elle ne compte qu'environ 250 000
habitants, mais sa beauté est là qui saute aux yeux, dès
longtemps reconnue. Comme une princesse de légende elle semble
sommeiller et attendre qu'un coup de baguette magique la réveille.
Elle le reçoit de
plein fouet, mais ni elle ni ceux qui le lui appliquent -les Rapatriés-
n'en sont conscients. Ces derniers, dans un premier contingent, sont
au moins 30 000, et voici que la population, en quelques semaines, se
voit augmenter brutalement de plus de 10 pour cent. Trente milles Français
tout faits, parlant la langue, connaissant leurs droits sinon leurs
coutumes locales, qui se souviennent que ce sont eux qui ont débarqué
en Provence, libéré le territoire national et terminé
victorieusement la guerre, qui réclament des logements, du travail,
des écoles pour leurs enfants, des prestations sociales et qui
font craquer les entournures étriquées de sa robe un peu
démodée.
Mais c'est loin tout cela, et ces
gens d'en face qui parlent trop fort et tous en même temps, en
gesticulant sans arrêt sans prendre garde qu'ils étalent
d'abord leurs défauts, ont de quoi déranger les Niçois.
Pour les Rapatriés, c'est le départ de la lutte pour la
vie qui sera encore plus pénible pour les harkis confinés
dans les zones forestières. Pour ceux qui ont la chance d'avoir
leur famille autour d'eux -certains anciens de l'OAS sont toujours en
délicatesse avec la justice- la priorité est de se loger,
ce qui n'est pas une mince affaire d'abord parce que leur demande excède
les capacités de la ville, ensuite parce que les agents immobiliers
ont instantanément gonflé leurs prix. Puis, il faut gagner
son pain, et même ceux qui là-bas avaient une situation
importante -ce sera une constante chez eux d'ignorer horaires et week-ends-
ne rechignent pas à retrousser leurs manches : le maire de Mouzaïaville,
une commune viticole prospère de la Mitidja, sert l'essence de
son unique pompe sous le Palais Winter, boulevard de Cimiez et son confrère
d'Arzew, après avoir tiré quelques subsistance du tir-au-pigeon
où il excelle, survit en ouvrant un talon-minute. Les moins embarrassés
sont les artisans à qui leur caisse d'outils et leur savoir-faire
suffisent. Pour les autres, ce sera plus compliqué. En attendant
et en vrais méditerranéens qui ne recevront jamais leur
maison sur la tête, ils sillonnent la ville, non seulement à
la recherche du nécessaire, mais aussi de leurs racines qui prennent
ici les traits de visages connus qui ne sont pas ceux d'un membre de
la famille perdu de vue dans le grand déménagement. On
tombe dans les bras les uns des autres, on s'administre de larges tapes
dans le dos, on renoue les liens familiaux et amicaux, on se confie
les bonnes adresses du passé et aussi celles du présent.
On se rencontre volontiers chez le glacier Grosoli au bas de l'avenue
Gambetta, puis juste en face à "Canastel". C'est ainsi que grâce
au bon vieux téléphone arabe, les médecins retrouvent
assez vite un début de clientèle. Pour les avocats, c'est
plus malaisé : des Rapatriés viennent bien les consulter,
mais certains qui ont surpayé des commerces aux bilans artificiellement
enflés, n'ont plus un sou vaillant.
Bref, tout ce monde survit en se
débattant furieusement.
Une main tendue
Une rumeur vient réchauffer
leur coeur : " l'Echo d'Alger" serait sur le point de reparaître,
et des bureaux seraient déjà retenus sur la Promenade !
Il n'en faut pas plus pour que "Nice-Matin" sorte de son expectative,
demande à l'un de ses collaborateurs - ancien de la "Dépêche
quotidienne" d'Alger - d'ouvrir une rubrique et même, d'organiser
dans les arènes de Cimiez, une grande réunion avec méchouis,
au cours de laquelle, les Rapatriés brandissent des pancartes
avec noms et lieux d'origine, vivent leurs premières retrouvailles.
De sa propre initiative et sans autres moyens que sa générosité,
le Dr. Maurice Donat invente avant l'heure, sa petite ANPE pour les
soutenir et les aider. Il étonnera encore plus en créant
l'Institut Arnault TzancK.
Jean Médecin, intelligent
et avisé, est le premier maire de France à comprendre
qu'ils sont là et bien là, et à ne pas croire un
mot de la déclaration d'Alain Peyrefitte en septembre 62, selon
laquelle "Trois sur quatre d'entre eux regagnent déjà
l'Algérie", et qu'au contraire, il faudra désormais compter
avec leur bulletin de vote. Il confie la tâche d'aller au devant
d'eux à Me Slama, qui n'a pas tout à fait le profil puisqu'il
est originaire de Tunisie. Ce sera néanmoins un geste qu'ils
n'oublieront pas. A partir de 66, c'est Me Francis Jouhaud, dont le
seul nom est pour eux un drapeau puisqu'il est le neveu du général,
héros de l'Algérie française, qu'il choisit comme
adjoint aux Rapatriés, délégation qu'il conservera
lorsque Jacques Médecin succédera à son père.
Il démissionnera en 70 quand, au Palais-Bourbon sera discutée
la première loi d'indemnisation, et qu'il constatera sur place
qu'aucun des six élus des Alpes-Maritimes n'est dans l'hémicycle.
Première réussite
Les médecins? Ils ne sont
pas moins d'une centaine à s'installer à Nice que leurs
confrères locaux estiment déjà saturée.
Par leur disponibilité et leur acharnement au travail, ils démontrent
qu'il n'en est rien. En revanche, le chirurgiens qui ont besoin de salles
d'opérations, trouvent porte close dans les cliniques. Mais ils
ne sont pas hommes à baisser les bras, et bientôt germe
dans leur esprit, l'idée de rassembler leurs talents et leurs
moyens pour en fonder une, bien à eux et ultra moderne. Les moteurs
de l'entreprise sont, outre le Dr Brincat, chirurgien déjà
replié à Nice et qui a survécu grâce à
son restaurant "La cave niçoise" qui a innové en restant
ouvert 24 heures sur 24 ; Le Pr. René Bourgeon, ex-président
de l'ordre en Algérie; le Dr Lavernhe, propriétaire de
la première clinique d'Alger dont l'expérience sera précieuse;
les Dr Buttori, Garès; un groupe de radiologues représenté
par les Drs Benejam et Jean-François di Meglio et quelques autre
actionnaires. Cinq millions sont réunis et cinq autre empruntés.
Première difficulté
à résoudre : trouver un terrain. Ils finissent par en
dénicher un à Rimiez qui dans les années 60, est
au diable vauvert puisqu'aucun bus n'y mène, ce qui fait dire
aux pessimistes que pas un patient ne s'y aventurera. Bien d'autres
obstacles seront surmontés avant l'ouverture le 22 novembre 1969
précédée la veille, de la réception de 1000
invités qui s'attarderont jusqu'à 4 heures du matin. Aujourd'hui
la réussite est éclatante et St-Georges est devenu un
groupe employant un millier de personnes, qui s'est augmenté
d'autres cliniques, d'une maison de retraite et du centre de convalescence
La Serena.
La Faculté de médecine.
L'autre réalisation magistrale
à mettre pour une large part au crédit des Rapatriés,
est la Faculté de médecine.
Le sénateur-maire
Jean Médecin a déjà entrepris les démarches
pour obtenir une école de médecine à Nice. Un décret
interministériel du 22 juillet 1965 concrétise même
le projet qui, pour des raisons diverses, s'attarde dans les cartons.
Il faut à sa tête, un universitaire capable de prendre
le taureau par les cornes, et d'y consacrer le plus clair de son temps
et de son énergie. L'homme de la situation sera le Pr. René
Bourgeon nommé à sa présidence avec le soutien
du recteur et président de l'université, Mr. Robert Davril.
Bien qu'il n'existe aucune structure, tout va portant très vite
puisque l'enseignement débute dès 68, date qui ailleurs
fut plutôt synonyme de paralysie. Pour accueillir les 446 premiers
étudiants inscrits, "le Patron" n'a d'autre ressource que de
les héberger dans le vieil hôtel Elysée-Palace promis
à la démolition, et les baraquements qui le flanquent.
Puis un bâtiment neuf s'édifie sur un terrain de Valrose
pour recevoir les 950 étudiants des deux premières années,
pendant que se construit la tour de l'hôpital Pasteur haute de
56 m et comportant 14 étages de laboratoires, des amphithéâtres
et des services, qui va compléter la Faculté de médecine
qui fait aujourd'hui la fierté de notre ville.
Un quart de siècle plus
tard
1962-1987. Vingt-cinq ans. Une
génération. Les enfants sont devenus des hommes et des
femmes et ont fait souche. Les problèmes des Rapatriés
sont derrière eux. Lorsqu'ils ont posé leur pied sur le
sol de la métropole, ces français d'éprouvette
conçus hors du ventre de la France, se sentaient tenaillés
par un vague complexe d'infériorité d'avoir à se
mesurer à de "vrais" Français. Mais tout cela est loin,
et avec leur manière de regarder toujours en avant, ils n'y pensent
même plus. Chacun, tant bien que mal, a creusé son trou
et se sent désormais chez lui à Nice, un peu tout de même
comme dans une résidence secondaire. Si la rancoeur a disparu,
les souvenirs demeurent , et la complicité et la fraternité
entre eux, restent vivaces.
Et voici que l'idée voit
le jour : et si on célébrait cette génération
au cours d'une grande fête qui rassemblerait non seulement les
Rapatriés de France mais aussi ceux de la diaspora ? Le concept
est trouvé : "Vingt-cinq ans après". Jacques Médecin
l'accepte aussitôt, propose un bureau, une salle de réunion,
accorde son aide. L'affaire est lancée, une équipe formée,
les imaginations travaillent. On s'active d'arrache-pied pendant six
mois. Tout est prévu : une cérémonie religieuse
et pluriconfessionnelle sur un podium monumental édifié
place Massena et précédée d'une procession ; des
expositions sur l'oeuvre de la France en Algérie, mais aussi
sur les huit années tragiques de la guerre ; des épreuves
sportives ; un relais du drapeau bleu frappé des deux pieds noirs
à travers la ville ; un nouveau pique-nique-retrouvaille à
Cimiez. On pourra même, entre autres choses, au Palais des expositions,
admirer une maquette à l'échelle, du débarquement
de Sidi-Ferruch en 1830, aujourd'hui au musée Napoléon
du cap d'Antibes. Enfin un cycle de huit conférences à
Acropolis couronnera le tout, au cours duquel Jacques Soustelle recevra
un accueil qui lui tirera les larmes des yeux. Prenant également
la parole, le grand historien Raoul Girardet et nombre d'autres conférenciers
qui ont joué un rôle éminent dans l'édification
de l'Algérie.
Les médias ouvrent avec
une sympathie qui enchante les Rapatriés, leurs colonnes à
la manifestation qui prend vite de l'importance d'un événement
de portée nationale. N'était invité que le ministre
des Rapatriés, Mr. Santini, qui n'avait pas marchandé
son aide. Mais devant l'ampleur et la réussite chaque jour plus
évidentes, des personnalités politiques telles que MM.
Jacques Chirac, Raymond Barre et Charles Pasqua se pressent au pied
de l'autel. On y voit même le général Mariage, commandant
en chef de l'armée canadienne, natif de Bône! C'est enfin
en plein soleil, la reconnaissance du "phénomène Rapatriés".
La chance d'être Niçois
L'accueil des Niçois en
1962 ? Il a un peu ressemblé à ce soleil à moitié
mangé par un nuage que l'on voit parfois - rarement - dans le
bulletin météo de "Nice-Matin". Mais comme toujours ici,
le soleil n'a pas tardé à l'emporter. Depuis les Rapatriés
entretiennent leurs souvenirs par les conférences d'une association
culturelle et de nombreuses amicales, et ne défrayent plus guère
que la chronique des communiqués pour rappeler la commémoration
de "leurs" dates historiques et de leurs deuils. On ne saurait
affirmer qu'ils se sont totalement fondus -l'accent est encore là-
dans la population de Nice, mais quarante ans après, on ne les
distinguent pas plus que les Piémontais qui franchirent les Alpes
au début du XXème siècle. Ne dit-on pas qu'à
un moment, on en comptait 80 000 en ville et 120 000 dans les Alpes-Maritimes
? Où ailleurs qu'à Nice et dans son département,
auraient-ils, et en si grand nombre et sans heurts, été
aussi bien acceptés ?
Serait-il outrecuidant, de la part
de ces lointains cousins de province aux manières un peu voyantes,
et débarqués sans avoir été invités
mais aujourd'hui admis à la table commune et faisant partie de
la famille, de croire qu'en jouant un peu des coudes pour se faire une
place, ils ont contribué à l'expansion et à l'embellissement
de la capitale de cette planète à part qu'est la Riviera
?
Gabriel CONESA