A la rencontre de Geneviève
de Ternant
ou Poèmes dans la tourmente
Aujourd'hui, chers amis, n'est pas un jour comme
les autres, car il n'est pas commun, au CUM, d'honorer un poète
vivant, il n'est pas commun qu'un autre poète vienne parler
de la poésie d'un poète vivant et encore moins d'une
poétesse, qui est là, parmi nous, qui fut portée
par les vents de la vie et les vents de l'Histoire.
Je me permet de citer cet extrait d'un poème de Saint John
Perse : " Telle est l'instance extrême où le poète
a témoigné. En ce point extrême de l'attente,
que nul ne songe à regagner les chambres. (...)/ (Car) Le
poète aussi est avec nous, sur la chaussée des hommes
de son temps./ Allant le train de notre temps, allant le train de
ce grand vent./ Son occupation parmi nous : Mise au clair des messages./
Et la réponse en lui donnée par l'illumination du
cur./ Non point écrit, mais la chose même. Prise en
son vif et dans son tout/ Conservateur non des copies, mais des
originaux. Et l'écriture du poète suit le procès-verbal.
"
Cet extrait d'un poème de Saint John Perse, je l'ai choisi
tout exprès pour honorer la poétesse Geneviève
de Ternant et pratiquement chaque mot de ce poème l'exprime
toute entière.
Car Geneviève de Ternant fut de tout temps " avec nous, sur
la chaussée des hommes de son temps "... Elle est allée
et va toujours le train de son temps, portant jusqu'à l'extrême,
témoignage de ce qui fut.
Son occupation parmi nous, mais c'est la " mise en chair des messages
" et les réponses qu'elle nous donne le sont par " illumination
du cur ".
Et ce qu'elle écrit n'est point jeu de l'écrit " mais
la choses même. Prise en son vif et dans son tout. " Elle
porte, par son écriture, le procès-verbal de ce que
fut sa vie.
Oui, Geneviève de Ternant fut " avec nous sur la chaussée
des hommes de son temps ". Elle fut directrice et éditorialiste
pendant 22 ans de l'Echo de l'Oranie... portant témoignage
de ce qu'apporta la présence française en Algérie.
Oui, Geneviève de Ternant porta témoignage, nommant
" la chose même. Prise en son vif et dans son tout ". Elle
a recueilli en 3 volumes, les témoignages de celles et ceux
qui ont vécu et survécu dans leur chair, dans leur
âme, à la journée du 5 juillet 1962 à
Oran, alors que la paix était signée depuis mars 1962.
Ce fut le génocide, le terrible génocide d'Oran, devant
les yeux de l'armée française. Geneviève de
Ternant a recueilli tous les témoignages de celles et de
ceux qui ont voulu, qui ont pu, qui ont eu la force de témoigner.
Il en est d'autres, et j'en ai connu, qui n'ont même pas eu
la force de le faire. Ces trois tomes de témoignages portent
le nom de " L'Agonie d'Oran ".
Son occupation parmi nous, c'est aussi " la mise au clair des messages
" et, en historienne, elle a publié une longue étude
en septembre 2006 qui porte le nom d'un de ses grands oncles, Maître
Sauzède qui fut l'ami et le secrétaire du Maréchal
Clauzel. Elle nous conte une partie de l'Histoire d'Oran de 1831
à 1871, alors que la France, animée par la philosophie
des Lumières, prenait possession de la terre barbaresque,
au nom de la civilisation, de la tolérance et du progrès.
Et c'est l'histoire qui se déroule avec Maître Sauzède,
notaire, conseiller municipal, Maître Sauzède qui fut
un dignitaire Rose-croix, franc-maçon et notable estimé.
Ce sont les pages vivantes de l'Histoire de la France à Oran.
Mais il n'y a pas que cette histoire qui soit une expression de
la civilisation, Geneviève de Ternant, avec son amie Henriette
Parienté, a aussi écrit trois livres de cuisine :
La fabuleuse histoire de la cuisine française, maintenant
épuisée, L'Histoire de la cuisine française
aux éditions Lamartinière et enfin La cuisine des
trois cultures aux éditions Gandini.
Mais, en poète, " allant le train de son temps " écrivait
Saint John Perse, Geneviève de Ternant a aussi écrit
un recueil de nouvelles : Idiote, pourquoi tu ris et Par les temps
qui courent. Mais maintenant, " car telle est l'instance extrême
où le poète a témoigné ", nous irons
à l'écoute de son uvre poétique, de cette
partie de son uvre qui parle d'elle au plus intime. Nous irons
à l'écoute de sa poésie à travers quatre
recueils :
Eve Gémellaire
Poèmes dans la tourmente
Passe-muscade
et Corne-muses
Toute poésie touche à l'intime, au
plus secret de l'être parfois. Publier son uvre, c'est offrir
son cur, c'est le mettre à nu, c'est encore là, témoigner
de sa propre vie et porter l'écriture au niveau du procès-verbal.
C'est pourquoi j'ai choisi de donner à cette conférence
le sous-titre de " Poèmes dans la tourmente ", reprenant
ainsi le titre de l'un de ses recueils. En effet, la poésie
de Geneviève de Ternant repose sur deux piliers, deux piliers
dans sa vie se sont écroulés, qui ont vu sa vie rêvée
de femme s'écrouler.
Le premier pilier est celui de l'amour marital et le second concerne
la perte du pays natal. Voila les deux tourmentes qui sont à
l'origine du contenu poétique : L'infidélité
et l'exil.
Mais là, voyez-vous, dans un récent poème dont
elle m'a donné photocopie, dans ce poème écrit
en 2004, le 10 mars 2004, elle se demande si elle est vraiment l'auteur
de ce qu'elle écrit. Elle se pose alors les problèmes
liés à l'inspiration, à ceux liés aux
influences littéraires, à celle des rêves, du
surgissement soudain de l'inattendu musical dans le travail d'écriture,
lequel travail d'écriture, s'il n'est pas directement nommé,
est tout entier dans la métaphore de la page blanche qui
par deux fois d'ailleurs rime avec le mot avalanche, c'est-à-dire
de toutes choses qui semblent vous tomber du ciel et qui vous emportent.
Ecoutons d'abord ce poème :
EST-ON VRAIMENT L'AUTEUR?
Est-on vraiment l'auteur des livres qu'on
écrit?
Comment savoir d'où vient la soif de page blanche?
Quel autre, à mon oreille ose cette avalanche
de ces mots étrangers auxquels ma main souscrit?
Mes vers sont-ils vraiment issus du patrimoine
que la nuit fait fleurir, qui me reste au matin?
Quelle ancienne lecture a laissé ce butin?
Quel scribe emmomifié? Est-ce diable? Est-ce moine?
Je fus en poésie ainsi qu'en jardin
clos,
si docile et si lisse au moins en apparence,
rebelle au fond comme est le puits noir de l'enfance,
silo muré, profond, où le verbe est éclos.
O, terrible bonheur devant la page blanche!
Lorsque vient à la main la musique et le cri,
un autre, à mon oreille ose cette avalanche...
Suis-je vraiment l'auteur des livres que j'écris?
Est-on vraiment l'auteur ? Etymologiquement l'auteur
est " celui qui est à l'origine ", c'est " celui qui accroît
", du latin augere : accroître, augmenter.
Elle ne dit pas : " suis-je vraiment l'auteur des livres que j'écris
"... Elle pose dans les deux premiers vers le problème général
de la création. Mais, tout de suite, dès le troisième
vers, le MOI apparaît.
" Quel autre à mon oreille ose cette avalanche
De ces mots étrangers auxquels ma main souscrit ? "
Cet " autre " nous renvoie, certes, au " Je est un autre " de Rimbaud,
mais cet " autre " dont elle nous parle et qu'elle ne peut nommer,
est-il diable ? Est-il moine ? Est-il le fruit du savoir ou celui
des rêves ? N'est-il pas quelque scribe en moi emmomifié
? se demande-t-elle ?
Cet " autre ", ce pourrait être " l'Inconscient ", cet inconscient
qui " n'est pas, écrit Lacan, de perdre la mémoire,
c'est de ne pas se rappeler de ce que l'on sait. "
Et c'est ainsi qu'elle s'efforce de se rappeler ce qu'elle sait.
Et en quatre vers, elle nous donne sa réponse, sa réponse
à la question mais d'où me viens cette soif d'écrire
?
C'est là, dans le passé, sans retour possible, car
l'instant qui passe est à chaque fois un départ sans
retour possible. C'est là, dans " l'irréversible d'un
départ sans retour possible ", écrit Jacques Hassoun
dans l'exil de la langue, que " préside toute incitation
à l'écriture et que métaphorise l'éveil
intérieur. "
C'est de là que procède l'écriture de Geneviève,
de cet " irréversible d'un départ sans retour possible
", c'est là qu'est née sa soif d'écriture qui
la soumet en tant qu'auteur dans l'exil même de la langue,
à une sorte d'exhumation, de mise à jour de ce qui
a été l'objet d'un enfouissement.
" Je fus en poésie ainsi qu'en jardin
clos,
Si docile et si lisse, au moins en apparence,
Rebelle au fond comme est le puits noir de l'enfance
Silo muré, profond où le verbe est éclos. "
Il y a dans ces quatre vers, trois images très fortes,
allant de l'enfermement jusqu'à l'enfouissement.
Il y a cet enfermement en poésie où elle fut " ainsi
qu'en jardin clos ". Le jardin est un symbole des " paradis
terrestres ", il est le symbole des états spirituels
qui correspondent à un séjour paradisiaque. Elle fut
ainsi, en poésie comme en un paradis. Elle connut, en poésie,
un temps de bonheur intérieur et protégé, bien
clos sur elle-même.
Mais elle y fut " si docile et si lisse au moins en apparence
Rebelle au fond comme est le puits noir de l'enfance "
Elle y fut toutefois dans la dualité psychologique d'un caractère
rebelle au fond mais sachant inhiber, refouler afin d'apparaître
" lisse et docile ".
Cette image du " puits noir de l'enfance ", entre autres significations,
est un symbole de la dissimulation, du secret, notamment de la vérité,
ici de la vérité de son être. Et ce puits est
noir, car il est le réservoir de toutes choses, ce lieu profond
qui renferme le capital de vie latente, comme une eau dormante et
mystérieuse.
Elle fut aussi, en poésie, ainsi qu'en un " silo muré,
profond où le verbe est éclos ".
Le silo, ce mot si rare en poésie, ce mot qui nous vient
de l'espagnol, signifiant " prison souterraine " avant de signifier
ce lieu de stockage des produits agricoles, et même de nos
jours, ce lieu de stockage de missiles, ce mot si simple d'apparence
est d'une puissance suggestive importante.
Cette image est d'autant plus forte qu'elle est associée
au participe passé " muré ", ce qui signifie que toutes
les issues possibles en avaient été fermées
par des murs, par une force extérieure à elle.
Ce qu'elle fut en poésie fut aussi emmuré dans un
silo, une prison souterraine profonde, mais elle y fut enfermée
avec toutes ses richesses intérieures, que ces richesses
fussent joies ou souffrances, comme dans une aire de stockage et
c'est dans cette aire de stockage que le verbe est éclos.
C'est la " rebelle au fond " qui a fait qu'à travers les
murs le verbe soit éclos.
A cette question " Est-on vraiment l'auteur des livres qu'on écrit
" qui signifie " suis-je vraiment l'auteur des livres que j'écris
? " Je dirai à Geneviève qu'elle est vraiment l'auteur
des livres qu'elle écrit, car cet " autre " qu'elle ne parvenait
pas à nommer, cet " autre " est dans ce silo muré,
profond avec toutes les richesses qui sont aussi celles de ce puits
noir de l'enfance, c'est ce fond de rébellion qui, un jour,
a brisé les chaînes du silence contraint pour qu'enfin
le Verbe jaillisse. Et c'est la rebelle, à la fois " lisse
et docile " qui est maintenant l'auteur en poésie. C'est
cette dualité profonde de son être qui accroît
par son écriture, la connaissance poétique de l'âme
humaine, de la condition humaine à travers son âme
propre et sa propre existence, non pas comme modèle mais
comme témoignage.
Il est un autre poème dont Geneviève m'a remis une
photocopie, un poème écrit en mai 2002. Il précède
donc de deux années celui que nous venons d'approcher. Autant,
dans le premier, elle se posait la question : " Suis-je vraiment
l'auteur des livres que j'écris ? " autant, deux ans auparavant,
elle constate et je cite : " Les vers que l'on n'a pas écrit
sont les petits remords d'un cur qui fait la planche ". Donc, d'un
cur qui se repose, qui flotte, qui se détend... Nous allons
d'abord écouter ce poème :
LES VERS QUE L'ON N'A PAS ECRITS...
Oh! Combien de sonnets, d'admirables complaintes
Demeurent prisonniers à l'encre des stylos!
Et combien de pamphlets, de couplets rigolos
N'ont fait rire que nous, ou censuré nos plaintes.
Ils sont perdus, happés par la houle
des jours.
Éclair d'éternité, fenêtre de mémoire,
Personnel palimpseste et très privé grimoire,
Trace éphémère et signe bref de nos séjours,
Trop ténu pour glisser jusqu'à
la page blanche.
Les livres demeurés à l'état d'embryons
dont notre esprit s'agace et parfois nous rions,
sont les petits remords d'un coeur qui fait la planche.
Si ces vers qu'elle n'a pas écrits " sont les petits remords
d'un cur qui fait la planche " si le mot " planche " ne vient pas
là pour simplement rimer avec page blanche, si le mot planche
est au cur de la vérité éprouvée et
que c'est la page blanche qui vient rimer avec planche, alors, les
vers que Geneviève n'a pas écrits sont ceux où
son cur flotte, lisse et docile sur l'océan des jours, même
si de " petits remords " pointent encore leur nez, des restes de
remords, sôrement, des reste de rébellion contre les
choses de son passé le plus intime envers lesquelles, elle
se montra trop " lisse et docile "... Et les vers qu'elle n'a pas
écrits, sont ceux-là même dont " son esprit
s'agace " et même dont parfois elle rit... Ces sentiments
là qui restèrent à l'état d'embryons
en " un silo muré, profond " sont " demeuré prisonniers
à l'encre des stylos ". Nous retrouvons là, déjà,
cette idée de l'enfermement, de l'emprisonnement...
Nous retrouvons là cette image du " silo muré profond
" dans lequel elle fut en poésie, comme ses vers furent "
prisonniers à l'encre du stylo "
Ces vers qu'elle n'a pas écrits sont ses " fenêtres
de mémoire "... Quelle belle métaphore ! Car la fenêtre
est certes symbole " d'ouverture ", mais " ouverture dans un mur
"... Nous rejoignons là le " silo muré, profond "
de tout à l'heure... La fenêtre, en plus d'être
un symbole d'ouverture est un symbole de réceptivité,
car c'est par elle que passe la lumière. Cette réceptivité
à la fois de l'il et de la conscience, c'est-à-dire,
ici, de la " mémoire ".
Ces vers qu'elle n'a pas écrits sont aussi nous dit-elle
des " éclairs d'éternité ".
Cet oxymore traduit la rapidité de l'éternelle pensée
qui soudain nous traverse l'esprit, car les sentiments, les émotions,
les événements que nous vivons tous, à peu
de chose près, sont les mêmes, sont de même nature,
ils sont en cela éternels comme des archétypes et
ce qui nous traverse a la soudaineté parfois de l'éclair
zébrant le ciel de l'esprit et du cur. Ces vers sont encore
de " personnels palimpsestes " c'est-à-dire de très
intimes réécritures des choses qui furent déjà
pensées et dont les traces furent grattées et ces
vers sont encore de très " privés grimoires ", ces
très vieux livres des alchimistes à l'écriture
confuse et illisible volontairement et qui 'atteignent pas à
la lisibilité en extériorité, et qui témoignent
en fait de nos pulsions les plus archaïques, les plus profondes...
que l'on inhibe... et qui sont comme " de mauvais sorts " que l'on
aurait aimé jeter à la face des choses, des êtres
qui nous ont fait souffrir....
Ces deux poèmes ont une forme d'écriture presque diaphane,
légère à l'image de sa propre personne avec,
en même temps, quelque chose qui s'en dégage et qui
serait comme une forme d'humour très souriante avec au coin
des lèvres une trace d'amertume et une ride de rébellion.
" Oh combien de pamphlets, de couplets rigolos
N'ont fait rire que nous, ont censurés nos plaintes.
"
A-t-elle écrit.
Il y a en elle une certaine manière de rire des choses et
d'elle-même.
Voici un autre exemple, un petit poème d'humeur que Geneviève
me remit entre le 20 et 26 mars de l'an 2000. C'était le
Printemps des Poètes, nous étions allés, Danielle
et moi, à Brouillon de Culture, chez Monsieur Seyrat qui
était alors installé sur la zone piétonne,
Rue de France. Il y avait une vingtaine de personnes et nous étions
là à essayer d'entendre et d'écouter à
quelques mètres des lecteurs des poèmes... Nous ne
dirons pas qui étaient ces poètes et interprètes
mais cela était murmuré et nous n'entendions rien
malgré la présence d'un micro.
Danielle et moi nous ne connaissions pas alors Madame Geneviève
de Ternant mais tous trois nous nous sommes levés en même
temps et avons quitté la salle. Nous étions venus
partager un moment de poésie, nous avons alors partagé
la fuite. Nous ne nous connaissions pas et Geneviève a engagé
tout de suite la conversation. Elle remit à Danielle un recueil
de poésie intitulé " Eve Gémellaire " et à
la suite de son nom, Danielle a tout de suite su qui était
Geneviève car Danielle est oranaise d'origine comme l'est
Geneviève... Et quelques jours plus tard, Geneviève
me remit ce poème qui a la forme d'un pamphlet, dessinant
avec humour la situation que nous avions ensemble vécue.
C'était la Geneviève non pas lisse et docile mais
la rebelle qui s'exprimait ainsi. Ecoutons la :
SEMAINE DES POETES
20-26 mars 2000
Librairie " Brouillon de Culture "
Chez Monsieur Seyrat
Poète prend ton luth... et saisi un
micro !
Car rien ne nous parvient, même en tendant l'oreille.
Si tu veux, de nos sacs, extraire un peu d'oseille,
Il faudrait qu'on t'entende et là, c'était zéro
!
Tu nous as lu, c'est sôr, une uvre
forte et belle.
Chat en poche, il faudrait qu'on la tienne pour telle...
Mais, pardonne à l'enfant qui dit : " Le roi est nu ",
On ne peut t'admirer : On n'a rien entendu !
Pour que volent tes vers, l'émotion
de tes mots,
Lorsque vient le public, il voudrait bien t'entendre...
Ne sois pas hypocrite : On est là, c'est pour vendre...
Poète, prends ton luth... Gueule ou prends un micro !
Cela aussi c'est Geneviève de Ternant.
Ce petit texte de 12 alexandrins c'est un aspect de sa personnalité...
qui témoigne d'une pétillance certaine de l'esprit,
d'une relation avec l'humour qui nous renvoie quelque peu à
l'esprit des chansonniers... Oh certes nous rencontrerons tout à
l'heure quelques textes qui ont cette coloration pleine d'esprit
mais avec une pointe d'acidité sous un voile d'amertume.
C'est ainsi qu'a débuté notre amitié. Cette
première rencontre fut à la fois le fruit du hasard
et de la nécessité.
Le hasard ? Est-ce bien le hasard, pour des amoureux de la poésie
de se retrouver le jour du Printemps des Poètes à
l'endroit où l'on parle de poésie ?
La nécessité ? Oui, nous voulons que la poésie
vive, qu'on l'entende... Et notre vrai rencontre est là,
dans la nécessité que nous connômes de fuir
le massacre de la poésie. C'est cette nécessité
là qui nous fit réellement et depuis là, nous
rencontrer et depuis nous partageons cet amour de la poésie
et même en d'autres lieux et d'autres souvenirs, d'autres
préoccupations, d'autres souffrance, d'autres espoirs.
Mais aujourd'hui nous parlerons de POESIE !!! La poésie de
la poétesse Geneviève de Ternant... Et j'emploie à
dessein le terme de poétesse... Je l'avais déjà
prononcé au début de ma conférence.
Ce mot est né au XII° siècle avec les poètes
de la Pléiade qui, à la demande de François
I° écrivent par la main de du Bellay la Défense et
Illustration de la langue française, laquelle de nos jours
a bien besoin d'être à nouveau défendue, illustrée
et honorée, comme notre hymne national d'ailleurs.
Certes, ce mot de Poétesse que l'on retrouve dans des écrits
du XVI° siècle a connu très vite une valeur péjorative...
peut-être d'ailleurs par l'effet du suffixe " esse " qui porte
quelques responsabilités dans ses sonorités qui renvoie
à quelque chose de doux et de charnu. C'est l'effet peut-être
de la loi sallique qui nous renvoie aux sonorités de phallique
qui pèse certainement très lourd, cette loi sallique
qui ne donnait qu'au mâle le nom et l'héritage...
Il y a un poème de Geneviève, le 4° d'ailleurs de
son recueil intitulé " Passe-Muscade ". Ce poème a
pour titre : " La petite poète ". N'est-ce pas là
le reflet du modèle social ? Ce poème parle essentiellement
de Geneviève de Ternant. Ecoutons le :
LA PETITE POETE
Elle ne fait de confidence,
Et n'embête pas les voisins ;
Elle est celle qui chante et danse
Le regard gai, le mental sain...
Lorsqu'elle a un coup de morose
S'en va s'asseoir au Pub Latin,
Observe les gens et les choses,
Parfois jusqu'au petit matin...
Elle aime jouer aux charades :
Mon premier, c'est toi mon amour...
Pas de second, la mascarade
C'est mon tout quand tu dis toujours...
Quand tu lui jures que tu l'aimes,
Elle n'en croit rien, fais semblant,
Mais te mets dans tous ses poèmes
Copie conforme, et ressemblant...
Toi qui ne lis jamais ses rimes
Qui croit que c'est du temps volé
A ton amour, et c'est un crime
Que tu ne sais pas pardonner.
Et toi qui jamais ne délires
Que pour un horizon marin
Tu ne sens pas qu'elle respire
De naissance, en alexandrins.
Sur ton tumulte et son silence,
Elle pose un sourire abscons.
Un jour, sans bruit, sans confidence,
Elle enjambera le balcon...
En ce poème, presque tout est suggéré,
la solitude, l'amour déçu, la fidélité,
le faire-semblant, comme pour survivre, la déception de n'être
pas perçue comme celle qui respire
" de naissance, en alexandrins "
et puis ce silence, le sien, son silence qui ferait qu'
" un jour, sans bruit, sans confidence
elle enjambera le balcon "
Nous avons là un futur et non un conditionnel...
En ce poème on retrouve l'essentiel de sa poésie,
la poésie d'une âme souffrante.
Par la vérité du contenu des poèmes, je récuse
l'épithète de " petite ", même si je crois comprendre
que ce " petite poète " a une origine, est la marque au fer
rouge que porte celle qui fut " enfermée " dans le " silo
muré, profond " cette prison souterraine dont elle nous parlait
tout à l'heure...
Voyez, comme cette écriture, qui est un effleurement des
sentiments, des émotions, est particulièrement signifiante
et porteuse d'un sens très profond, plein d'une extrême
pudeur.
Elle est à mes yeux de poète, la poétesse et
c'est des poèmes de la poétesse dont nous parlerons.
Car qu'est-ce que le poète, écrivait alors Du Bellay
dans la défense et Illustration de la langue française
:
" Sache, lecteur, écrivait Du Bellay, que celui sera véritablement
le poète que je cherche en notre langue, qui me fera indigner,
apaiser, éjouir, douloir, aimer, haïr, admirer, étonner,
bref qui tiendra la bride de mes affections, me tournant ça
et là à mon plaisir. "
C'est à ce moment là que le mot " poétesse
" est né, qu'il retrouve en des textes écrits... au
moment où naît la langue française, la littérature
et la poésie...
Avec ces quatre poèmes qui ne sont pas, à ce jour,
publiés, ces quatre poèmes que j'ai choisi parmi d'autres
dont Geneviève m'avait donné la photocopie, avec ces
quatre poèmes nous sommes entrés dans l'uvre poétique
de la poétesse Geneviève de Ternant dont la poésie
tient effectivement, comme l'écrit Du Bellay, la bride à
nos affections... Elle nous fera indigner, apaiser, éjouir,
douloir, aimer, haïr, admirer, étonner... Oh ! ce beau verbe
de " douloir " qui signifie souffrir et que le français moderne
a perdu... Et ce " éjouir " !
Alors, venons en maintenant à l'uvre publiée de la
poétesse Geneviève de Ternant à travers quatre
recueils : " Eve Gémellaire ", " Poèmes dans la tourmente
", " Passe-Muscade " et " Cornes-Muses ".
Nous les traverserons tous les quatre mais il m'arrivera aussi de
puiser dans l'un ou dans l'autre et pas obligatoirement dans l'ordre
chronologique, comme je l'ai fait il y a un instant.
A cet effet, d'ailleurs, je commencerai par un poème de "
Cornes-Muses " qui est le dernier publié. Il s'agit donc
d'un poème qui n'a pas dix ans d'âge... Je le choisis
parce qu'il témoigne avec un regard rétrospectif des
" personnages " qui habitent sa poésie. Ce poème a
pour titre : " Mes personnages ". Il porte en exergue cette phrase
de Gustave Flaubert : " Madame Bovary, c'est moi ! " Ecoutons ce
poème :
MES PERSONNAGES
" Madame Bovary, c'est moi. "
Gustave Flaubert
Ils sont tous un peu moi, tous issus de mes
chairs.
Chacun vient déchirer un pan de mon nuage,
Dévoilant un secret, éclairant une page,
Riant de ma douleur et tous, ils me sont chers.
C'est leur sang qui s'écoule au jaillit
de mon encre
Et c'est le mien aussi et je ne puis faillir.
Il me faut fouailler profond mon souvenir
Et jeter le grappin et remonter mon ancre.
Quand mon cur épuisé ne veut
pas leur ouvrir
Ils frappent sans arrêt le bronze de ma porte.
Moi, si faible pourtant, par eux je me sens forte
Quand ils clament le droit de ne jamais mourir.
Tout ce dont elle nous parle dans ses poèmes
est donc " issu de ses chairs ", " dévoilant un secret "
" et tous lui sont chers " et il lui a fallu " fouailler profond
son souvenir " et par eux, elle si faible, elle se sent forte car
ils ont jaillis de son encre, car " ils clament le droit de ne jamais
mourir "
Ainsi, par sa poésie, elle nous invite à traverser
sa vie. S'il est, comme nous le verrons, des personnages, des personnes
qui sont au cur de ses poèmes, il nous faut entendre ici
le terme de personnages de façon beaucoup plus large, comme
des événements de la vie, l'exil, la séparation,
etc... Et ses personnages, ce sont aussi " ses jours usés
" comme en ce très court poème de " Passe-Muscade
". Ecoutons le :
LES JOURS USES
Mes jours usés,
Non, je ne peux pas me résoudre
A les jeter !
Et même je voudrais les coudre
Dans un sachet
Qui aurait parfum de lavande
Et de genêt...
Oh ! Plaise à Dieu qu'il me les rende
Mes jours usés.
" Non je ne peux pas me résoudre
à les jeter,
mes jours usés "
C'est bien ce fond de rébellion qui est tout en elle, et
qui ressort, même si, lisse et docile, elle se soumet au bon
plaisir de Dieu :
" Oh ! Plaise à Dieu qu'il me les rende
mes jours usés ! "
Approchons-nous maintenant de son premier recueil publié
et intitulé " Eve Gémellaire ". C'est ce recueil que
Geneviève nous offrit à mon épouse et à
moi-même en mars 2000, en sortant du Printemps des Poètes.
Eve, le nom biblique de la première femme dans la Bible.
Eve, est d'ailleurs dans votre prénom, comme on trouve aussi
" Gène et Vie ", comme on trouve aussi " envie, neige, génie,
et veine et vengée ".
Mais ce dernier mot de " vengée ", qui est dans votre prénom,
n'est pas dans votre poésie. Je n'ai perçu nul esprit
de vengeance pour le mal qui vous fut fait, qu'il s'agisse de votre
vie la plus intime ou des effets du terrorisme dont vous avez eu
à souffrir jusqu'à subir l'exil.
Quel beau prénom qui porte en lui seul le mythe de la vie
et de la transmission, avec le désir de rester pure de toute
mauvaise pensée, comme cette envie de suicide, dont vous
demanderez à Dieu de vous pardonner, comme nous le verrons
tout à l'heure.
Cette " Eve " de votre premier recueil publié a à
voir avec la " jeune Eve " que vous étiez, n'est-ce pas,
Geneviève ?
Et ce prénom, " Eve " est réversible comme celui d'Anna
par exemple, on peut le lire de gauche à droite et de droite
à gauche. Ce qui signifie symboliquement que la femme possède
une double nature à la fois créatrice d'un sens et
réceptacle concret de ce sens...
Et cette Eve de votre recueil est de ce fait " gémellaire
". Elle est double. Elle est diurne et nocturne, elle symbolise
la gémellarité des oppositions internes qui sont en
vous : C'est-à-dire l'Eve lisse et docile et l'Eve rebelle.
Il ne s'agit pas de dualité mais de gémellarité.
Elles sont en vous comme des jumeaux. Ecoutons ce premier poème
publié en 1963 :
EVE GEMELLAIRE
Qui es-tu, qui chantes qui pleures ?
Fille de l'aube ou de la nuit ?
Fille du silence ou du bruit ?
- Je suis celle qui aime l'heure
Qui passe sur le champ rôti,
L'heure du soleil implacable,
Sans nulle ombre pour le coupable,
Pour le caché, pour le blotti !
Je suis le rire aux grandes joies,
La soif ardente de bonheur,
La pure violence et l'ardeur
Des feux de Saint Jean qui rougeoient.
Mais qui es-tu, toi qui souris
Au ciel d'orage sous l'averse ?
Toi que le cri d'oiseau transperce ?
- Je suis celle qui sait le prix
Que l'on paye pour tout comprendre
Et qui veut encore espérer,
Celle que les clowns font pleurer,
Mais que plus rien ne peut surprendre ;
Je suis la main fraîche au front lourd
;
Au mal comme au bien familière,
Car je suis l'Eve Gémellaire
Et mon flambeau se nomme AMOUR.
Ce poème est le premier de son uvre poétique publiée
en recueil. A ce titre on peut considérer comme le poème
" incipit " pourrions-nous dire de sa poésie publiée.
La pierre d'angle sur laquelle repose son uvre poétique.
Il commence d'ailleurs par une question :
" Qui es-tu qui chante et qui pleure ?
Fille de l'aube ou de la nuit ?
Fille du silence ou du bruit ? "
En fait le " ou " est un " ou " inclusif car Geneviève est
les deux à la fois. Elle est fille du silence et fille du
bruit, mais à des moments différents et peut-être
que le silence comme dans le " silo muré, profond ", le silence
est en elle, comme un bruit retenu, contraint, emprisonné.
Elle est en fait " l'une et l'autre " comme elle l'écrit
elle-même, tout en haut à gauche du titre du poème.
Elle est l'une et l'autre. Elle est à la fois " le mur "
et " la fenêtre ".
Il est dans ce poème, " Eve Gémellaire ", un mot très
lourd. Il n'est pas placé n'importe où dans le vers.
Il est au 7° vers, il est à la rime, tout au bout du vers,
près du blanc de la page où il se détache et
ce mot rime avec implacable, c'est le mot coupable qui désigne
quelqu'un, un être proche, le plus proche qui a connu par
elle, Geneviève, le " caché ", le " blotti ", mais
qui maintenant n'aura plus ce privilège.
Le " coupable ", comme nous le verrons, est au cur de sa poésie...
C'est le premier et essentiel personnage de l'uvre poétique.
Il est un vers que j'aime particulièrement dans ce poème,
un vers où Geneviève fait de deux participes passés
deux substantifs, leur donnant ainsi un sens d'une douceur caressante.
Il n'y aura plus d'ombre pour le coupable :
" pour le caché, pour le blotti ".
Il n'y aura plus de lieu, plus de cur, plus de corps pour le blottissement,
pour le caché de l'amoureuse tendresse, il y aura l'implacable
lumière de la " lucidité, ce qu'elle métaphorise
par " l'heure du soleil implacable ".
Aussi Geneviève de Ternant termine son premier poème
publié en nous faisant cette confidence :
" Au mal comme au bien familière
car je suis l'Eve gémellaire
et mon flambeau se nomme Amour. "
Ce recueil est à lire de façon duale, d'ailleurs sur
la page de gauche, c'est l'une qui parle et sur la page de droite,
c'est l'autre. C'est l'une et c'est l'autre qui sont en elle.
Cette disposition typographique répond à la conception
thématique et rend parfaitement compte de la gémellarité
de l'Eve, de sa double nature, familière au Mal comme au
Bien... La lisse et docile et la rebelle ou plutôt de la double
nature des sentiments qui la traversent, qu'elle éprouve
et dont elle nous fait la confidence.
Il y a " l'une " qui craint la réalité de l'amour
avec " ce beau chevalier " et qui éprouve comme le pressentiment
de la chute qui " de rêver de vous me prive ", écrit-elle
et " l'autre " qui crie son amour ouvertement comme " un enfant
perdu ".
Est-elle, celle qui eusse préféré " rêver
cet amour " plutôt que de le vivre jusqu'à la chute,
Elle oui, Elle, Geneviève de Ternant qui " respire de naissance
en alexandrins " :
BEAU CHEVALIER
Beau chevalier aux yeux d'eau vive,
Ne me prenez pas dans vos bras,
Ne me mettez dans l'embarras
Qui de rêver de vous me prive...
Oté le pourpoint d'apparat
Apprécierai-je l'offensive ?
Beau chevalier aux yeux d'eau vive,
Ne me prenez pas dans vos bras,
Car si par malheur il arrive
Que vous jetiez mon songe à bas,
Mon cur déçu vous en voudra...
Vaut-il pas mieux qu'on vous esquive,
Beau chevalier aux yeux d'eau vive ?
et
COMME UN ENFANT PERDU
Je t'aime comme un enfant perdu
Aime le chemin de son village,
Je t'aime comme un orphelin
Aime la main qui se tend vers sa main,
Comme la mer aime le rocher,
Qu'elle bat en lui baisant les pieds,
Comme elle, je voudrais t'enrouler
De mes bras, de ma robe, de mes lèvres,
Je t'aime comme un enfant qui pleure
Aime la lumière,
Comme la soif aime l'eau,
Comme la faim aime le pain,
Comme toutes les choses simples,
Nécessaires, élémentaires,
Comme l'Amour, enfin.
Il y a dans ce recueil, " Eve Gémellaire
", un poème qui est une prière, sous le titre " Mea
culpa ", " C'est ma faute ", un poème qui a la forme d'un
acte de contrition. C'est le plus long poème de ce recueil
et Geneviève s'adresse à Dieu, au Dieu des chrétiens
nous dut-elle qui a " laissé son fils crucifié " :
" De ma détresse immense aurez-vous pas pitié ?
J'ai mal de vous aimer et de l'aimer encore.
Laissez moi le haïr, Seigneur, je vous implore...
Mais vous avez laissé votre fils crucifié. "
Elle implore la pitié de Dieu et lui dit que compte tenu
de sa souffrance de femme, elle souffre à la fois d'aimer
Dieu et d'aimer encore " ce beau chevalier ". Elle implore Dieu
de laisser la haine venir remplacer l'amour pour cet homme, mais
en elle le doute est là. Que Dieu enfin l'écoute puisqu'il
n'a pas écouté l'imploration de son fils sur la croix.
Ecoutons ce poème :
MEA CULPA
Pardonne-moi, Mon Dieu, de souhaiter souvent
Que la mort mette un terme à cet amour en marge,
Et me délivre enfin de ce poids qui me charge
En dispersant mon corps consumé dans le vent.
Tu me vois prosternée, attentive à
ta loi ;
Je ne puis sans pécher aimer celui que j'aime...
Oh ! non, la mort n'est pas le châtiment suprême !
Pourquoi m'avoir donné tant d'amour et la Foi ?
Hélas, j'ai ri souvent de qui disait
m'aimer !
Je traversais la vie, orgueilleuse et sereine...
Mais Toi, Tu as absous la Marie-Madeleine,
Et c'est sur Marthe que l'oubli s'est refermé.
T'ai-je offensé, Dieu juste, en pliant
au devoir ?
Ou bien n'ai-je obéi qu'à mon âme trop fière
?
Je crie en vain, Oh ! Mon Seigneur, vers ta lumière.
Ai-je offensé l'Amour divin, sans le savoir ?
De ma détresse immense aurez-vous pas
pitié ?
J'ai mal de vous aimer et de l'aimer encore.
Laissez-moi le haïr, Seigneur, je vous implore...
Mais vous avez laissé votre fils crucifier !
Vous savez seul jusqu'où ma croix je
dois porter,
Et je ne voulais pas, Jésus, demander compte.
Prosternée à genoux, sans espoir et sans honte,
Donnez moi de souffrir avec humilité.
Il n'est pas indifférent que ce poème soit le plus
long du recueil car c'est peut-être en lui que le sentiment
le plus profond que Geneviève éprouve au fond de son
être se manifeste : La CULPABILITE liée à son
désir de mettre " un terme à cet amour en marge "
et de la " délivrer de ce poids qui me charge ".
C'est elle, qui s'éprouve coupable d'avoir cette pensée,
c'est elle qui porte la culpabilité de la femme trompée.
En ce premier recueil, c'est le sentiment dominant.
Toutefois, le temps fera son travail et par deux poèmes extraits
du recueil intitulé " Cornes-Muses ", nous allons montrer
sur le plan psychologique tout le chemin parcouru depuis ce poème,
" Mea Culpa ".
Le premier a pour titre : " J'avais choisi... " Elle porte en fait
le poids de cette décision de la rupture... Elle avait choisi
de lui donner sa liberté.
Et deux pages plus loin nous retrouvons la Geneviève pétillante
d'humour et qui s'adresse aux femme, ses surs dans ce poème
: " Cocues, mes surs. "
COCUES, MES SURS
Cocues, mes surs, que notre échine est souple
Lorsque nous nous donnons de multiples raisons,
Gardiennes du foyer, des enfants, des maisons,
Pour ne pas avouer l'échec de notre couple.
Cet homme qui dort là, sort du lit
d'une pute.
Il ronfle près de nous, lassé, comblé, repu,
Quand notre corps a soif de n'avoir rien reçu,
Toute la nuit, les yeux ouverts, le cur en lutte.
Grande est la tentation de nous ouvrir les
veines
Ou de prendre un couteau pour lui percer le cur,
Mais nous le savons bien, plus grande est notre peur
De perdre à tout jamais le geôlier de nos chaînes.
Car nous l'avons aimé, las ! nous l'aimons
encore,
Celui qui nous fit femme enivrée en ces jours
Où tout nous paraissait devoir durer toujours...
Longue est la nuit, les yeux ouverts, jusqu'à l'aurore.
Longue est la nuit et longue l'heure : il
faut sourire.
Chaque tâche accomplie est lourde à notre dos.
Nous grignotons les jours, le mal va crescendo
Et nous vrille le corps et l'âme à nous détruire.
Mais c'est la vie au quotidien qui désaccouple
Il ne mérite rien ce bellâtre menteur,
Ni nos regrets, ni nos remords, et pas un pleur !
Oui, mes surs, nous avons l'échine bien trop souple...
et
J'AVAIS CHOISI
J'avais choisi d'aimer, d'aimer et de me taire,
De supporter
Ta liberté.
J'avais choisi d'aimer, sans pleurer, sans
rien dire,
D'oublier qu'on peut rire
En liberté.
J'avais choisi d'aimer, de souffrir en silence,
De croire que j'étais
Ta liberté.
J'ai choisi de t'aimer assez pour te donner,
Tout au bout de mes forces,
Ta liberté.
Revenons à son premier recueil, Eve Gémellaire dont
j'ai extrait un dernier poème qui joue dans ce recueil une
note singulière, si je peux me permettre. C'est le poème
qui a pour titre : " Gamme ". Il dénote quelque peu, si je
peux me permettre, mais c'est en apparence. Il y a là, l'autre
aspect de sa gémellarité. Dans ce poème, Geneviève
joue avec les notes, avec les mots... Par cet avant dernier poème
du recueil, semble se dessiner une certaine mise à distance
de la souffrance occasionnée par cet amour déçu.
Ecoutons le :
GAMME
Je t'aime do,
Je t'aime ré,
Je t'aime mi ;
Mais je ne t'aime pas fa :
A rond de jambe,
A rond de cuir,
A rond de serviette ;
Et je ne t'aime pas sol :
Tout carré, terre à terre,
Avec des rires crus,
Et des mots qui font mal ;
Non je ne t'aime pas sol.
Mais comme je t'aime la :
Je t'aime là, tout contre moi,
Ton sourire attentif est comme une caresse
Et ton esprit repose à même mon genou,
Quand ta bouche a des mots si doux
Pour ma tendresse quotidienne.
Oh ! Oui, je t'aime là,
Et puis je t'aime, si :
Je t'aime si tu restes do
Et ré et mi,
Je t'aime si tu restes là,
Je t'aime si tu restes toi,
Je t'aime, oh ! si...
Eve gémellaire publié en 1963 est
le recueil de la souffrance intime, de l'amour déçu...Tout
à la fois chant de l'attente, chant de tendresse retenue
et déçue, chant de déception, d'expression
des besoins qui furent refoulés, chant de détresse
affective et de douleur de l'âme.
Avec le recueil suivant, publié en 1981 : " Poèmes
dans la tourmente ", nous touchons à une autre souffrance
intime, celle d'une autre séparation, celle de l'exil, de
la perte à tout jamais du beau pays natal. Ce recueil fut
couronné par l'Académie Française.
Là est une douleur profonde, douleur partagée par
plus d'un million d'autres femmes, hommes et enfants, les Français
d'Algérie.
Et ce recueil qui ne vit le jour que 20 ans après car il
fallut d'abord survivre, puis s'intégrer et enfin se souvenir,
selon les mots de Danielle.
Ce recueil s'ouvre sur ce texte de Frédéric Mistral
qui traduit parfaitement le lent arrachement qu'ils ont éprouvé,
tous ces exilés dans les bateaux quittant leur terre natale
pour s'enfoncer vers le large et vers la Métropole :
" Lorsque, pourtant, dans la brume éloignée nous vîmes
cime à cime disparaître
le doux pays et la mer croître
il faut l'éprouver pour la connaître
la nostalgie profonde qu'alors nous ressentîmes... "
C'est entre 1919 et 1925 que le poète Marcello Fabri a créé
ce néologisme de NOSTALGERIE qui traduit parfaitement la
nostalgie du pays natal pour les natifs d'Algérie.
Nous commencerons par l'avant dernier poème de son recueil,
" Poèmes dans la tourmente ". Poème écrit dans
la tourmente de la vie et de l'Histoire et qui se termine par ce
cri :
" Qui pourrait enfin me comprendre ?
Je suis Cassandre, oui, Cassandre ! "
Oui, elle est Cassandre, cette princesse troyenne de l'Iliade, cette
princesse qui fut aimée d'Apollon qui la dota du don de prophétie
mais qui, repoussé par elle, décida que personne ne
la croirait.
" Qui pourrait enfin me comprendre ? "
crie Geneviève de Ternant. C'est le cri de la poétesse
Geneviève de Ternant, c'est le cri de toutes celles et de
tous ceux qui connurent l'exil, le déracinement de leur beau
pays natal, l'Algérie.
" (car) j'ai souvent dans l'Histoire
jeté mon cri comminatoire. "
En effet, Geneviève de Ternant a souvent témoigné
de sa vision des choses de l'histoire vivante de l'Algérie
et de la France. Elle jeta souvent son cri comme on adresse une
mise en demeure, un avertissement, comme une menace de sanction
à venir. Car, en effet et c'est ainsi que commence ce poème
:
" Oui, j'ai cent fois vécu cent vies
(...)
car le destin qui m'a tout pris
et tout donné et tout repris
m'a laissé la mémoire entière
du fond des siècles familière
je suis de souvenir pétrie. "
Ecoutons ce poème intitulé : " Cent vies ", sachant
que derrière ce titre, " Cent vies " on pourrait entendre
" sans vie "... Car ces cent vies qu'elle vécut, quelque
part l'ont laissée sans vie, l'ont privée de cette
vie qu'elle a vécue au beau pays natal. Ecoutons ce poème
:
CENT VIES
Oui, j'ai cent fois vécu cent vies
En cent pays, cent fois ravies,
Tant et tant femme et salamandre
Ou bien mollusque ou scolopendre,
Et tant de morts m'ont tant appris...
Car le destin qui m'a tout pris
Et tout donné et tout repris
M'a laissé la mémoire entière :
Du fond des siècles familière,
Je suis de souvenirs pétrie,
Tantôt barbare ou bien roumi
Tantôt cigale ou bien fourmi...
Et s'il vient que j'inventorie
Mes millénaires défraîchis
Je ne vois vraiment affranchis
Parmi les cendres, les scories
De mes âmes endolories
Que les quotidiennes splendeurs
Du petit matin, les odeurs
Des forêts qui boivent la pluie
Et de la rose qui s'ennuie
Dans le berceau d'un jardinet ;
Le paraphe d'un martinet ;
Tout ce que l'homme sans relâche
Inconscient, stupide et lâche,
Etait en train d'exterminer...
Mais j'ai si souvent dans l'histoire
Jeté mon cri comminatoire...
Qui m'entendra ? Qui m'entendra ?
Prince, docteur ou scélérat,
Qui pourrait enfin me comprendre ?
Je suis Cassandre, oui, Cassandre...
Certes le destin lui a laissé la mémoire
entière et Geneviève est toute pétrie de souvenirs
comme en ce poème, " Soir d'Algérie " qui ouvre son
recueil, " Poèmes dans la tourmente ".
SOIRS D'ALGERIE
Lorsque fume la tasse embaumant le moka,
Souvent il me souvient des nuits de mon enfance,
De ces soirs algériens tissés de transparence,
Paisibles, comme en dô connaître Rebecca...
On ne sait d'où montait un air d'harmonica
;
En écho s'élevait dans le soyeux silence,
La mélopée ardente et rythmée en cadence
Des deux mains de Lakdar frappant la derbouka...
Seul rougeoyait le bout tison des cigarettes,
L'ombre marine avait gommé nos silhouettes
Dans le triangle noir du grand casuarina ;
Et le jasmin mêlait sa senteur melliflue
Au sensuel galant de nuit... Ronde, joufflue,
Jaillit la lune orange et tout s'illumina...
C'est la chanson lisse et douce de l'Eve lisse et docile qui se
souvient...
Quand " le jasmin mêlait sa senteur mélliflue
Au sensuel galant de nuit. "
Car les senteurs de l'enfance sont les senteurs de l'éveil
à la vie, elles sont au plus profond de notre être
et soudain, quand un parfum qui lui ressemble vient à nous,
par quelque hasard, c'est un monde, en nous, qui s'éveille
et nous émeut.
Mais il est d'autres poèmes en ce recueil couronné
par l'Académie Française qui porte la marque de l'Eve
rebelle ", de l'Eve résistante comme dans ce poème
intitulé : " S'il nous fallait ". Ecoutons le :
S'IL NOUS FALLAIT...
S'il nous fallait quitter nos murs, nos habitudes,
Pour lesquels nous avons payé dures rançons,
Nous saurons entonner de nouvelles chansons
Et sans jamais courber le front aux servitudes
Nous serons les bergers d'une autre plénitude,
Tristes d'avoir souffert et d'avoir eu raison,
Nous serons moissonneurs d'une autre floraison,
Certains d'avance, et fiers, de notre solitude.
Nous serons les déracinés du soleil
d'or,
Les endeuillés perpétuels de Messidor,
Mais nous saurons porter les révoltes altières,
Et penchant un front lourd au-dessus d'un berceau,
Transmettre à nos enfants l'irréfragable sceau
Des morts abandonnés de tous nos cimetières.
Mais il y a aussi l'Eve humiliée dans le poème : "
Perquisition " :
PERQUISITION
Des hommes sont venus
Etouffant leurs voix hautes,
Mais le bruit de leurs bottes
Sonnait sur mon cur nu.
Des hommes sont venus.
Sans hargne et pas osées,
Leurs mains se sont posées
Sur les riens ingénus
Dormant au fond de mon tiroir,
Mon trésor cher et dérisoire
Et le linge de mon armoire...
Moi, je mâchais du désespoir.
Ils ont rompu sans y penser
La toile tendre et familière
Que ma main d'amante et de mère
Jour après jour savait tisser
Des hommes sont venus,
Suant à grosses gouttes
Et dans leurs yeux le doute
Contrait l'élan ténu...
Je ne leur en veux pas,
Instruments trop dociles
Des haines imbéciles
Qui guidèrent leurs pas ;
Peu sôrs de leur devoir
Et tentant de sourire,
C'était insulte pire
A notre désespoir...
Des hommes sont venus
En uniforme, en armes ;
Je sais le goôt des larmes
Du mépris retenu...
Il y a aussi l'Eve outragée dans le poème : "
Les murs de ma maison " :
LES MURS DE MA MAISON
Chantent les murs de ma maison ;
Elle est en dehors du village,
Vibrante comme un doux visage,
La bougainvillée en frison.
Chante la voix de ma maison ;
Elle avait tout juste mon âge ;
Mon père était prudent et sage
Et l'a bâtie à la moisson.
Dans les murs chauds de ma maison
Noël au feu, Pâques aux orages,
Et joyeuse fête aux Rois Mages :
Table aux amis, rire et chanson,
Tout avait part à l'oraison :
Les ouvriers, le voisinage,
Et c'était un joyeux tapage,
Dans les murs blancs de ma maison...
Mais la guerre a clos l'horizon,
Et bientôt la fureur fait rage :
Adieu vendange et labourage,
Autour des murs de ma maison...
Et vient l'ère de déraison,
La délation qu'on encourage
En oubliant le pâturage
Et la vigne et la fenaison...
Et puis un jour, par trahison
Des hommes fous et sans courage
Par le feu et par le pillage
Ont assassiné ma maison.
Et après l'Eve " lisse et docile ", l'Eve rebelle, l'Eve
humiliée, l'Eve outragée, se lève l'Eve accusatrice
en ce poème intitulé : " 1962 " :
1962
Vous ne nous avez pas accueillis bras ouverts,
Petits, mesquins, rancis dans vos sous-préfectures,
Confinés dans vos fiefs aux étroites bordures...
Fallait-il qu'on vous l'ai borné, votre univers !
Que l'on ai déguisé la victoire
en revers,
Notre ardeur au travail devenant flétrissure,
Notre combat souillé, risible la blessure
De dix printemps d'horreur, dix étés, dix hivers...
Vous nous avez perdus dans vos lois scélérates,...
L'inhumaine rigueur des esprits bureaucrates,
De dossiers en dossiers, de rancur en rancur ;
Balançant de l'injure à la fausse
promesse,
Allongeant le poison avec du vin de messe,
Quand il aurait suffi d'avoir un peu de cur.
Ces poèmes se suffisent à eux même et l'Académie
Française ne s'y est pas trompée, " car c'est de l'homme
qu'il s'agit " a écrit Saint John Perse, oui, c'est de l'homme
qu'il s'agit ... c'est de ce que les autres hommes font endurer
aux autres hommes C'est l'humiliation, l'outrage, la délation,
la terreur et la mort...
Et dans sa vie de femme, Geneviève de Ternant, dans ses deux
premiers recueils publiés, nous a parlé de ses deux
grandes douleurs : celle de l'infidélité et de la
séparation, et celle de l'exil et de l'indifférence,
voire de la haine et de l'incompréhension.
Mais l'Eve Gémellaire, lisse et docile et rebelle tout à
la fois, a traversé la tourmente, elle a fait face, elle
a su sortir du " silo muré, profond " pour faire éclore
son Verbe.
En 1984, Geneviève de Ternant a écrit et publié
son 3° recueil : Passe-Muscade.
La muscade est cette épice que l'on râpe et dont la
saveur est subtile mais dont on sait qu'elle est un puissant narcotique
qui, absorbé à forte dose, provoquerait des hallucinations
et pourrait être mortelle (2 noix).
La muscade, qui participe de l'expression " passez muscade " renvoie
à une autre dimension de la personnalité de Geneviève
de Ternant, à savoir son intérêt pour l'art
culinaire, car elle a écrit trois livres pour la cuisine
avec son amie, Henriette Parienté, dont le dernier, " La
cuisine des trois cultures " aux Editions Gandini.
La muscade, c'est aussi une petite boule de liège, ainsi
nommée par analogie de forme avec la noix de muscade et dont
se servaient pour leurs tours de passe-passe, les faiseurs de tours...
d'où l'expression " passez muscade ", ce qui signifiait le
tour est joué comme par enchantement.
Mais ici le titre du recueil n'est pas " passez muscade " certes
non ! Le titre est " Passe-Muscade " c'est-à-dire endors
en moi ma douleur, provoque en moi comme l'effet d'un narcotique,
fais moi halluciner ce que fut ma vie. Fais cela pour moi, comme
par enchantement !!! Ecoutons le poème qui introduit le recueil
:
PASSE-MUSCADE
Glisse le temps, passe muscade
Le temps où je croyais à tout,
Innocente comme un toutou,
Et gobant toute galéjade.
Glisse le temps, passe muscade.
Est venu le temps circonspect,
Avec des trace de respect
Pour faux semblant de mascarade !
La galère est enfin en rade.
Vient le temps de sourire à tout
Aux maux, aux épreuves surtout.
Glisse le temps, passe muscade !
Ah ! Que passe le temps où je croyais à tout Ce poème
introduit le recueil où s'opère un certain cheminement
en quatre moments : Il y a ce premier moment où elle implore
en quelque sorte l'effacement de toutes les douleurs qui est introduit
par le poème " Passe Muscade " puis il y a " Impressions
nomades ", puis " Chansons " et " Sédiments ".
Nous ne suivrons pas le cheminement ainsi tracé, nous irons
droit au dernier poème de Cornes-Muses qui s'intitule " Bilan
". En lui, le temps a coulé et les sédiments se sont
déposés. Oui, entre Eve Gémellaire et le recueil
" Passe-Muscade " vingt ans se sont écoulés et le
Bilan est tiré de cette expérience de femme, de mère
et d'exilée : Ecoutons ce poème :
BILAN
Des derniers vingt ans écoulés
Si l'on me disait qu'as-tu fait ?
J'ai souffert plus qu'on ne peut dire
Sous le masque de mon sourire.
Et si mon cur souvent tremblait
Bien peu l'on su, et l'ont scellé.
J'ai toujours essayé d'entendre
Les mots qu'on ne me disait pas,
Tenté d'aimer et de comprendre
Mon prochain, de guider ses pas
Vers mon Dieu, fait à ma mesure :
Pas en plâtre, pas en carton
Ni vengeur ni petit santon,
Qui ne juge pas mais rassure
Comme une aura de tolérance
Qui sait que rien n'a d'importance
Hormis la chaleur de l'amour
Qui ne mesure pas sa peine,
Coupe du Graal, Oh ! Coupe pleine
De l'atroce de chaque jour
Changé par un constant miracle
Comme en un divin tabernacle
En un grand soleil qui rayonne
Celui du bonheur que l'on donne.
Des derniers vingt ans écoulés
Si l'on me disait : qu'as-tu fait,
Un constant souci : Faire face.
Et de tout cela je rends grâce...
Et le travail, et la maison,
Les gens, les bêtes, les chansons,
C'est douce tâche coutumière :
Je fus guidée à ta lumière.
Pourtant, Seigneur, si tu me sommes
De dire qui compta vraiment,
Le vrai labeur de ces vingt ans,
Ma plénitude et mon royaume,
Je te dirai tout simplement :
J'avais deux fils, j'ai fait deux hommes.
Le dernier recueil publié à ce jour est intitulé
: " Cornes-Muses " avec entre les deux mots un trait d'union. C'est
le titre du recueil et en même temps le titre du premier livret
de ce recueil qui en comprend trois. Le second livret s'intitule
" Magnitudes infimes " et le troisième " Géométrie
capricante ". Chacun de ces livrets mérite qu'on s'y arrête
car ils sont, les uns et les autres des condensateurs de sens.
Chacun sait que le trait d'union, en français, permet de
créer avec des mots existants des mots de sens nouveau. A
la première audition, on entend " cornemuse " c'est-à-dire
le nom de l'instrument à vent de musique populaire encore
appelé " cabrette " en provençal, venant de cabreto
: petite chèvre. (Nous verrons que ce lien que j'établis
avec cabrette aura son importance avec le titre du 3° livret : Géométrie
capricante ".)
Donc le trait d'union unit Cornes et Muses, tous deux au pluriel.
Le trait d'union unit la symbolique de l'un à la symbolique
de l'autre. Il unit la marque humiliante et populaire des cornes
qui est l'apanage des personnes marquées par l'infidélité
du conjoint aux regards, ironiques le plus souvent des autres, au
mot Muses, symbole des arts libéraux et de l'inspiration
poétique et fille de Mnémosyne (La Mémoire).
Ce nouveau mot veut nous dire avec une pointe d'humour que les poèmes,
plus particulièrement du livret I seraient le fruit de l'union
de l'humiliation de l'infidélité et de l'inspiration
de Geneviève...
Le premier poème du 1er livret a pour titre " Cornemuse "
:
CORNEMUSE
Cornes-Muses
Corps ne m'usent
Qu'or ne muse
CORNEMUSE
Pipeau
C'est du PIPEAU !
En fait, tout cela, c'est du " pipeau ", autre
instrument à vent. Tout cela, c'est du vent. Tout cela est
fait pour nous tromper : les cornes, le corps, l'or, ce qui nous
est extérieur. Seul est vrai ce que nous éprouvons
au plus intime de nous-mêmes, le reste ne serait que du pipeau.
Passons maintenant, car nous ne pouvons que parcourir en ce peu
de temps cette uvre poétique, passons au 2è livret
intitulé " Magnitudes infimes ". Ecoutons d'abord le quatrain
qui en porte le nom et que ouvre ce livret :
MAGNITUDES INFIMES
Micro séismes dont on ne sait pas l'impact,
Subis au quotidien, Magnitudes infimes,
Ces légers bleus à l'âme et blessures intimes...
On en meurt doucement, et nul n'en sort intact.
La magnitude, c'est en géophysique l'énergie totale
d'un séisme, indépendant du point de mesure et exprimé
selon une échelle logarithmique... Un séisme de faible
amplitude mais situé juste sous une ville peut s'avérer
catastrophique. Eh ! bien, tous les poèmes de ce livret nous
parlent de ces micro séismes de l'âme, des émotions,
même les plus infimes et dont les effets en nous peuvent s'avérer
catastrophiques.
Quant au 3° livret : " Géométrie capricante ", qui
vient clore le recueil, son titre nous renvoie à la géométrie
aléatoire des cabris... C'est-à-dire aux mouvements
en apparence désordonnés du " cabretto ". Souvenons-nous,
cette petite chèvre qui donna l'autre non de cornemuse, la
" cabrette ". Et, par ces trois titres, " Cornes-muses ", " Magnitudes
infimes " et " Géométrie capricante ", nous revenons
sur nous-mêmes, le dernier vient rappeler le premier. Et le
tour est joué : Passez muscade comme disaient les faiseurs
de tours dont nous avons parlé tout à l'heure. Ecoutons
ce poème intitulé : " Géométrie capricante
" qui viens ouvrir le troisième et dernier livret de ce recueil
:
GEOMETRIE CAPRICANTE
Pour mesurer la terre et cueillir une étoile,
Sur le dos d'une chèvre, un poète a sauté.
Il implore Vénus, il implore Astarté
De ne lui point céler le monde sous leur voile.
Il n'a pas pour désir de mesurer l'abîme,
Tel Jean le Bythomètre ! Il se sait peu savant
Mais, par l'intuition de l'âme du vivant,
Seul l'amour de son art le motive et l'anime.
Le poète a choisi son étrange
cavale
Qui saute du réel à l'espoir insensé.
Et le voici heureux, cent fois récompensé
S'il ajoute un soupir au chant de la cigale.
En vérité, Geneviève de Ternant, en sa poésie,
saute à pieds joints, à mots joints plutôt,
de la réalité vécue à l'espoir insensé,
mais trouve en elle une étoile, une raison d'espérer
et d'être récompensée.
Mais la réalité lui fut très pénible
et d'aucuns parmi vous peuvent ici et là s'y reconnaître.
Pour conclure je voudrais citer cette phrase d'André Suarès
que Geneviève de Ternant a placée en épigraphe
sur son dernier recueil publié. Et cette épigraphe
exprime ce qu'au plus profond d'elle-même elle aurait préféré
ignorer :
" Tant que j'en aurai la force, écrit Suarès, et qu'il
me laissera l'avoir, je veux être celui qui ignore (...) ignorer,
voila l'indulgence suprême qui n'abuse pas de son avantage
et qui ne force pas le coupable secret à rougir. "
Geneviève de Ternant aurait voulu avoir la force de pouvoir
ignorer toute la douleur qu'elle a connue. C'eut été
pour elle la force suprême de l'indulgence qui porte en elle
la puissance du pardon. C'est l'Eve " lisse et docile " qu'elle
aurait voulu être... Mais elle n'a pas eu la force d'ignorer
tout le mal qu'elle a connu et c'est l'Eve rebelle au fond qui a
pris le dessus et qui fit que du " silo muré, profond ",
le Verbe poétique a éclos et qu'elle fut sur tous
les plans une combattante n'ayant d'autres armes que le Verbe. Et
c'est pourquoi je demande à Danielle de nous lire, en guise
de conclusion ce dernier poème intitulé : " Le Maître
des mots " :
LE MAÎTRE DES MOTS
Ne le dis à personne, on est un peu sorcières
Souvenez-vous, mes surs, on n'était pas peu fières
!
C'était à Brocéliande, au fond de la forêt,
Quand le Maître des mots nous ouvrit le coffret...
Il dit :
Il est des mots ailés, il est des mots chansons,
Une rime accrochée aux branches d'un buisson
Qui se débat longtemps et puis, enfin, s'envole...
Les débusquer au nid, est-ce une uvre frivole ?
Les mots sont nos couleurs, la plume nos pinceaux.
Lorsque l'orange est bleue et saphir l'arbrisseau,
L'alexandrin qui naît de l'étrange bataille
Est la fleur du silence au jardin de rocaille.
Il dit :
Oh ! Vous, les filles-fleurs, les amphores d'espoir,
Je vous donne à sculpter, des mots, le diamant noir.
La mission ne connaît ni trêve ni sommeil,
Depuis la nuit des temps, jusqu'au bout du soleil.
Il dit.
Et nous avons franchi les siècles, immortelles,
Pourtant mortes cent fois, inflexibles, rebelles,
Lucioles du verbe au rythme en convulsion,
Le poème est en nous, tourment, joie et mission.
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