DU REJET A L'EFFACEMENT

Congrès Algérianiste /Marseille 12 novembre 2005

 

Geneviève de TERNANT/ Gérard ROSENZWEIG

En blanc texte dit par Geneviève de TERNANT.
En jaune texte dit par Gérard ROSENZWEIG (Henry MARTINEZ).

 

Henri, êtes-vous un rapatrié ?

Non.

Un replié ? Un exilé ?

Pas tout à fait.

Un banni ?

Ce serait plutôt ça. Un expatrié, un réfugié... Mais encore avec des nuances...

Il n'y a pas de nom pour nous ?

Nous ne sommes ni tout à fait ci, ni tout à fait ça...

On ne peut pas nous nommer.

Ce qui n'a pas de nom n'existe pas.

Et pourtant nous sommes là ! Du rien pensant, râlant, vivant. De l'innommable en perpétuelle défense. Pourquoi ?

En défense. C'est là le noeud de l'histoire.

Depuis plus de quarante ans, les rapatriés d'Algérie (ou les exiles, ou les replies comme on voudra en vérité, nul terme n'est absolument valable), nous donc, avons eu à coeur de refuter les accusations et le mensonges qui pleuvent sur nous, et tendent à accréditer le fait que nous étions des tortionnaires esclavagistes et que notre Malheur nous l'avons bien mérité.

La question est posée. Mais il n'y a pas hélas que cela. Rappelez-vous, le mois de juin 1958, vous savez, celui de la visite à Alger d'un certain général qui pouvait tout comprendre. Qui allait tout comprendre...

A ce moment, passe sur les hauts-parleurs de la salle, le tristement fameux "Je vous ai compris " Poursuite après l'éventuel brouhaha.

Ce mois de juin est surtout à retenir comme la date de naissance du plus grand malentendu de notre histoire. Et en cette affaire, nous devons, avant toute chose, effectuer une douloureuse autocritique.

Ce fut aussi le plus grand mensonge de l'Histoire de la France contemporaine. A côté, la journée des Dupes du 10 novembre 1630 ne fut qu'un aimable divertissement, un non-événement total. Dans les années qui ont suivi ce 7 juin 58, ce mensonge et ce malentendu ont provoqué des milliers de morts, un véritable désastre humanitaire, des océans de souffrance. Et n'oublions pas, qu'il faut beaucoup de souffrance pour atteindre une goutte...

Répondant du tac au tac par des exemples et des explications, des témoignages et des theses universitaires, nous n'avons pas réussi à inverser ce torrent d'animosité et même de haine. Tout juste parfois à l'endiguer auprès des historiens de bonne volonté qui semblent cependant garder une attitude fort prudente.

Nous sommes tous d'accord sur cet aspect des choses. Un point cependant est à souligner : de ce mensonge historique, de ce mensonge d'Etat, rien n'est reçu. Rien n'est officiellement admis. Presque un demi siècle après, comment cela peut-il être ? Comment est-il possible quun fait public d'une telle importance, et lourd de tant de conséquences, ait été nié et rejeté en son temps, et soit aujourd'hui définitivement effacé de la mémoire vive de ce pays ?

N'oublions pas qu'à cette époque, Machiavel a tous les pouvoirs. Le premier étant le cynisme. Mais il y a pire : lorsque l'on réfléchit à cette énigme, on se dit que l'acharnement politique mis à obtenir ce rejet et cet effacement impliquait inévitablement le rejet et l'effacement de ceux-là même qui en furent les témoins directs, et ensuite les victimes... C'est à dire nous-mêmes ?

Ce rejet que nous avons subi de plein fouet, cet effacement qui est aujourd'hui notre lot, auraient donc leur source dans cette honteuse nécessité de supprimer les témoins pour mieux nier le crime ? Plus fort que du négationnisme historique, un véritable lessivage : De Gaulle lave plus blanc… N'y a t-il pas là une nouvelle approche de notre histoire française ?

Je crois qu'il est temps d'essayer de comprendre pour quelles raisons notre évidente bonne foi n'a pas convaincu. Pourquoi notre drame n'a fait l'objet que d'un mépris ironique pour notre communauté. Je ne nie pas les mouvements de générosité ponctuels mais adressés à des personnes presque considérées, malgré leur nombre, comme des exeptions, la communauté restant globalement perçue comme méprisable. “Colonialistes”, “Sueurs de burnous”, et autres gentillesses. Comment ce mépris s'exprime-t-il et pourquoi ? Cela me semble le fondement de notre approche, car, pour combattre il faut connaître l'adversaire.

Oui. C'est bien là tout le cœur de ce malentendu dont j'ai parlé tout à l'heure. Un malentendu vient d'un quiproquo, d'une tromperie, et quelquefois procède d'un refus de comprendre et de voir. Notre malentendu s'énonce en trois axiomes

1/ La France nous aime.

2/ Nous sommes ses enfants.

3/La France ne nous abandonnera jamais.

Aux lendemains de juin 58, ce malentendu s'imprime en une sorte de flash définitif dans l'immense majorité de nos esprits. Plus rien ni personne ne pourra l'effacer. Malgré l'évidence, il va même prospérer et nous conduira anesthésiés au gouffre de 1962.

Aujourd'hui, tant d'années plus tard, notre malentendu est toujours bien vivant. Il est même devenu un véritable cancer qui s'est installé partout où, en tant que groupe, nous avançons nos pas. Il plombe notre compréhension du monde qui nous entoure.

Mais tout a une fin. Les enfants crédules que nous étions après 1958 ont grandi. Nous sommes devenus adultes. Quatre décennies après notre malheur, arrive le temps enfin où nous pouvons -où nous devons- regarder la réalité en face.

La réalité, c'est comme le soleil, ça aveugle, ça fait fermer les yeux. Et bien je crois qu'i1 est temps aujourd'hui de mettre un terme à notre cécité. Je crois qu'il est temps d'affronter le réel et de le nommer, même si cela doit nouveau nous faire salutairement souffrir.

Le mépris s'est installé au grand jour sur une dialectique de rupture par rapport à tous les discours qui ont précédé le virage à 180° de De Gaulle le 16 septembre 1959. Mais ses racines sont bien plus lointaines, profondes, et pour tout dire peu reluisantes.

Jalousie des familles restées au pays après le départ des plus aventureux et des plus courageux vers cet Eldorado qu'on leur fit miroiter : lettres et témoignages l'attestent. Boycott des viticulteurs de l'Hérault en particulier, qui à l'époque faisait une infâme bibine contre les vins d'Algérie ; des tracts du parti communiste de ces années entre les deux guerres sont édifiants. Fermeture par Saint-Gobain de l'usine de verrerie de La Sénia peu après la fin de la guerre de 39-45 et celle des filatures de Tlemcen afin que l'industrie naissante en Algérie qui avait évité la pénurie totale pendant la guerre, ne vienne concurrencer les industries de la métropole.

Je cite ces deux exemples que je connais bien, qui se situent dans ma province. Il y en aurait sûrement bien d'autres. Mais quel motif a présidé à ces décisions alors qu'une main-d'oeuvre importante était licenciée ou acheminée vers la métropole avec le cortège des déracinements. L'idée de concurrence ainsi avancée ne me paraît pas complètement pertinente. Il semble que les industriels métropolitains aient considéré nos néo-industriels comme peu fiables ou même incapables : Mépris ? Certainement.

Il est temps de le dire. Ce qui nous est proposé ce matin n'est donc guère agréable et plaisant. C'est à un triple travail que nous sommes conviés :

- D'abord, un examen de conscience : Quelle est notre part de responsabilité dans cette cécité dont je viens de parler ?

- Ensuite, une prise de conscience : Que s'est-il vraiment passé depuis cette année 1958 ?

- Enfin, et le plus difficile, une crise de conscience : Que faire maintenant, quelles conséquences sur l'évolution de nôtre attitude ?

Après 1958, il ne fallut pas attendre longtemps comme vous l'avez dit, dès 1959 la route choisie est très claire : ce pouvoir que nous avons appelé de nos vœux prépare et organise la fin de notre monde. Après les événements politiques que nous connaissons, notre monde se meurt. Le vent l'emportera en 1962. Avons-nous seulement pressenti cette fin du monde ? L'avons-nous seulement envisagée ? Dans notre grande majorité, non. Et pourquoi non ? Parce que nous n'avons pu y croire une seule seconde jusqu'au seuil de l'exil. Nos yeux étaient clos depuis quatre ans.

Nous avons agi comme ces gens qui, refusant une réalité trop dérangeante, trop douloureuse, s'en inventent une autre plus rassurante, ce qui ne leur évite nullement d'être entraînés dans le malheur, bien au contraire.

Contre le réel ils choisissent l'imaginaire.

C'est exactement ce que nous avons fait : nous avons construit une Chimère.

Aveugles et sourds, nous n'étions donc rien ?

Allons au fond des choses ; débridons la plaie.

Jean-François Guillaume, dans l'introduction de son livre violemment anti Algérie Française ; « Les fondateurs de l'Algérie française » écrit : «La notion de communauté européenne d'Algérie constituait déjà, à elle seule, un problème, dans la mesure où rien ne permet de penser que les ouvrages actuels specializes sur l'Algérie décrivent une communauté. Rien sinon l'idée que l'on s'en fait. » Ce qui déjà dévalorise son propos. Qui est dû, somme toute, à l'idée que lui s'en fait. Pour lui cette communauté n'existe pas. Seul le « fait colonial » existe.

Cette approche déhumanisée est peu compatible avec la réalité du terrain. Pour Jean-François Guillaume, pour Bruno Etienne, et partiellement Benjamin Stora, ce mépris supposé des européens d'Algérie pour les autochtones et des dirigeants français en général pour tout le monde est le moteur de toute l'histoire des 132 années. Il semblerait que tous les gouvernements, les journalists, les élus aient eu, sans doute à leur insu, ce sentiment qui, pour eux, se traduisait par une oppression insupportable don't les européens d'Algérie auraient été les instruments et les autochtones les victimes.

Ce mépris supposé, quel était-il ? Comment se manifestait-il?

Le mépris est le sentiment absurde de supériorité de certains pour d'autres humains d'essence supposéée inférieure. Ce sentiment a t-il preside à la conquête de l'Algérie ? Certainement pas. La mode orientaliste faisait grand cas des civilsations persanes, égyptiennes et arabes ce qui n'empêchait pas les élites issues des Lumières de considerer qu'il était injuste que le peuple vive dans la misère et ne profite pas des progrès de la science et de leur influence sur l'évolution des idées. Condorcet est fort clair sur ce point. Peut-on considerer comme du mépris le fait de vouloir faire accéder le plus grand nombre à la connaissance ?

Que les moyens aient été discutables et le soient encore lorsqu'on veut imposer la démocratie au continent Africain et à l'Irak, c'est un problème récurent mais les motivations ne sont pas forcément mauvaises.

Pourquoi l'Europe issue des Lumières et en particulier la France se sont-elles investies de cette mission ? Nous en trouvons l'explication dans les discours de la gauche progressiste de l'époque, relayée tout au long du 19ème et 20ème siècle par une gauche offensive et une droite timorée.

Cependant la question que les historiens ne semblent pas s'être posée est celle-ci : Pourquoi la France a t-elle fait de l'Algérie un prolongement de son territoire alors qu'elle s'est contentée au Maroc et en Tunisie d'un protectorat ?

La réponse le plus évidente est qu'elle a trouvé dans ces deux pays un fort sentiment national qu'elle n'a pas rencontré en Algérie. Elle a donc apporté par le biais du protectorat le progres matériel : Routes, écoles, hôpitaux, sans toucher aux fondements de civilizations anciennes et respectables. Ceci étant un raccourci car il n'est pas possible, dans cette approche, d'entrer dans le détails des vicissitudes politiques conjoncturelles.

Etant donné le peu d'enthousiasme de la France pour une occupation pérenne de la Régence d'Alger, il y a tout lieu de penser qu'une fois éradiquée la piraterie, elle se serait contentée de la même façon d'une présence tutélaire si elle avait trouvé en Algérie un sentiment de communauté entre les tribus.

Abdelkader lui-même ne réussit pas à les fédérer.

Dans le même temps le discours officiel, lui, rendait hommage aux résultats obtenus par les ingénieurs, les fonctionnaires français en Algérie, accentuant implicitement le clivage entre les élites venues de métropoles et les européens qui oeuvraient sur place depuis depuis deux ou trois générations ou davantage. Et ceux-ci, loin de s'en indigner, acceptèrent ce mépris, le plus souvent implicite, mais parfois fort explicite. Car ils se sentaient profondément français et donc partie prenante de ces hommages, qu'ils fussent originaires de France, d'Espagne, d'Italie, de Malte, de Suisse ou d'ailleurs… D'où leur (notre) étonnement en découvrant, durant la guerre d'Algérie, le fossé entre la perception de notre quotidien et l'idée que s'en faisaient les jeunes venus de métropole.

-D'où leur, notre, stupéfaction devant les exactions des barbouzes du SAC et autres forces gaullistes

-D'où leur, notre conviction que « ce n'était pas possible », qu'un miracle allait se produire.

Mais il n'y eut pas de miracle...

-D'où leur, notre, indignation lorsque devint évidente la collusion des sicaires de De Gaulle avec les égorgeurs du FLN.

-D'où notre dégoût lors de l'abandon déshonorant et la découverte de l'état de suggestion de la France Gaulliste, et son ignoble soulagement fortement teinté de trotskisme, de communisme.

D'où enfin, notre rage de convaincre, convaincre, convaincre…

Et nous en sommes toujours là !

Remarquons toutefois que si la France et les européens n'avaient pas apporté aux populations miséreuses le soutien de ses ingénieurs agronomes, de ses médecins, de ses instituteurs, quels cris d'orfraie n'entendrions-nous pas de la part de ces mêmes “intellectuels” qui l'accusent aujourd'hui à la fois d'en avoir trop fait et pas assez… Mais au Maroc comme en Tunisie l'effort fait par la France et les européens n'est nullement considéré comme une forme de mépris, bien au contraire. Leurs dirigeants intelligents, après avoir reconquis leur pleine souveraineté, ce qui n'allait pas de soi, ni pour eux ni pour la France, ont conservé des liens d'amitié avec la France sans jamais remettre en question l'oeuvre positive des Européens dans leur pays.

Peut-être serait-il utile de se rémémorer les mots pleins de bon sens de Jonatham Swift dans “les voyages de Gulliver” : « Il émit l'opinion que quiconque pourrait faire pousser deux épis de blé ou deux brins d'herbe à un endroit du sol où un seul croissait auparavant mériterait bien plus de l'humanité et rendrait un service plus éminent à son pays que la race toute entière des politiciens »

En vérité, l'hostilité méprisante rencontrée par beaucoup d'Européens d'Algérie dès 1962 était un racisme qui ne voulait pas dire son nom. Et comme tout racisme, il est fait d'un mélange de complexes de supériorité et d'infériorité.

Certains d'entre-nous n'en furent, et n'en sont sans doute encore, pas exempts. Ils sont des exceptions. Concernant notre communauté dans son ensemble et dans ses élites que furent tout particulièrement le général Jouhaud, le professeur Goinard, des êtres de lumière comme Marie-Jeanne Rey ou Francine Dessaigne et bien d'autres encore, on peut répondre catégoriquement non.

Nous accuser globalement, de ces sentiments méprisables est une injure raciste caractérisée. Les “historiens” et les “philosophes” semblent ramener tout sentiment de compassion ou de pitié à leur familière notion de mépris. Or le mépris engendre l'injustice et le tour est joué : les mots détournés de leur sens deviennent des armes.

L'éminent linguiste Philippe Barthelet exprime cette constatation : « La perversion de la pensée se manifeste par la perversion du langage : les impropriétés sont des symptômes. » Et l'écrivain de « Fantasy. » Thierry Pratcher, plus profond qu'on ne pense, écrit . « Quand on veut trouver des serpents, il suffit de les chercher derrière les mots qui ont changé de sens » (Nobliaux et sorcières. Les annales du Disk-monde).

Un gros livre serait nécessaire pour stigmatiser tous les exemples de ce mépris à notre endroit déguisé sous l'informe manteau de “pensée coloniale”. Quel philosophe aura le courage de s'atteler à cette tâche ? En attendant cet improbable esprit vraiment libre, constatons que la réalité quotidienne en France, en Europe et dans le monde fourmille de ces exemples tragiques qui nous donnent raison dans notre pessimisme. Notre drame n'est que le symptôme de la maladie qui gangrène le monde : l'inversion des valeurs, la culture de mort, le mépris sans la pitié.

Je reviens sur votre phrase : « Ce n'était pas possible, un miracle allait se produire... » Ah, comme nous l'avons attendu, ce miracle qui n'est jamais venu... Mais l'Histoire n'a nul besoin de l'accord des hommes pour les broyer, eux et leur monde. Arrivent juin 1962 et le bateau de notre malheur.

La France nous a ramenés en bateau…

La France nous a menés en bateau. En fait, il s'est agi de deux bateaux. Le premier est celui de cet expatriement qui fut d'ailleurs nommé rapatriement. Tout à notre cécité, nous n'avons pas réagi.

Ce bateau-là est parti d'un port précis pour arriver en un autre port tout aussi précis. Il ne transportait que des corps vivants, des valises, et sa cale était pleine des cercueils virtuels de nos rêves assassinés.

Le second portait des cœurs et des âmes. Il est parti du même port, et n'est jamais parvenu nulle part. Cela pour une raison simple : la France que nous avions rêvée, la France que nous avions construite dans ces rêves d'amour filial qui ont duré cent ans, cette France n'existait pas. Cette France n'a jamais existé et n'existe toujours pas. Renforcé par nos fantasmes, et bien rangé dans nos valises d'exil, notre malentendu de 1958 va alors s'abattre sur nous avec encore plus de violence. Parvenus sur la rive nord de la Méditerranée, nous aurions dû constater enfin que rien ne correspondait à ce que nous avions imaginé. Rien de dissimulé pourtant : tout était en pleine lumière. Mais tout à notre cécité, nous ne pouvons le voir.

Nous ne pouvons nous rendre compte que cette France-là, notre France idéale est en fait le pays où l'on n'arrive jamais.

Nous en sommes au même point aujourd'hui. Nous croyons nous y trouver, nous y cherchons inlassablement ces interlocuteurs bienveillants qui pourraient nous écouter, une presse attentive à notre part de vérité. Erreur, profonde erreur : le bateau de notre amour n'a pas trouvé de port. Nous ne sommes arrivés nulle part. Pis même, nous ne sommes nulle part. Notre bateau erre toujours sur une mer sans rivage.

Il faut le dire et le répéter. Il faut dire ces mots comme l'on prononce un diagnostic : depuis quarante-trois années de disgrâce, nous sommes à la poursuite de notre chimère. Nous tendons nos bras vers notre supposée patrie et nous n'étreignons que le vide. Nous croyons avoir des interlocuteurs attentifs, nous ne parlons qu'à des fantômes indifférents, ou quelquefois hostiles.

Mais il ne s'agit aujourdhui d'instruire le procès de quiconque. Ce pays où nous avons pu nous réfugier et où nous avons pu construire une seconde vie, s'il est responsable de ses trahisons, ne peut l,être de nos idées fausses.

Nous-mêmes ne pouvons être vus comme coupables : l'aveuglement et l'excès d'amour ne sont pas inscrits dans les articles du code pénal. Notre cécité n'a fait de mal à personne, si ce n'est à nous-mêmes.

Mais aujourd'hui il est temps. Il est temps pour nous de dire que le ciel et la mer sont bleus, que l'hiver est froid et que nous avons été chassés de chez nous autant par le terrorisme des uns, que par le refus des autres de défendre une terre qu'ils percevaient plus lointaine que la lune.

Il est temps de dire que la somme des comportements de ce pays à notre égard, démontre s'il était encore nécessaire, que celui-ci dans sa globalité, n'aime pas notre groupe, n'aime pas notre communauté, n'aime pas notre peuple.

Soyons clairs cependant. Individuellement, notre intégration et notre établissement sont exemplaires. Individuellement, le tissu social français nous a reçus, et fort bien reçus. Chacun de nous est accueilli et intimement mêlé à la société française. Chacun est lié à cette société par de fortes amitiés, des alliances familiales réussies, de bons liens professionnels.

Individuellement, nous sommes aujourd'hui des citoyens heureux et sans griefs. Individuellement.

Le problème est ailleurs. Il se situe au niveau de notre identité Pieds-Noirs.

Ce pays ne veut pas de notre histoire. Il rejette notre passé, et ne souhaite qu'une chose, c'est d'effacer notre existence et nos attentes de la trame de son présent. Nous devons l'admettre sans agressivité aucune, sans pulsion de colère ; avec l'esprit et le cœur en repos. Nous devons le faire pour vaincre enfin ces malédictions de 1962 qui nous écrasent toujours.

Nous devons ouvrir les yeux et simplement admettre ce pays tel qu'il est, et non tel que nous avons cru et voulu qu'il soit. Nous devons enfin tordre le cou à la chimère.

Nous devons lui tordre le cou avant que notre malentendu ne déchire définitivement ce qui demeure encore de notre identité.

En 1943, Albert Camus l'a imaginé et raconté mieux que quiconque.

Relisez ou lisez cette extraordinaire et prémonitoire pièce de théâtre qui s'appelle justement "Le malentendu". Tout y est :

Un homme encore jeune qui, sans prévenir, revient d'au-delà les mers. Heureux de retrouver au bout de vingt ans une mère et une sœur qu'il a laissées au pays, et dont il est sûr de l'accueil chaleureux qu'elles lui manifesteront une fois qu'elles l'auront reconnu comme fils et frère. Comment pourrait-il en être autrement ? Marié sous les cieux du Sud, il s'avance seul à leur rencontre. Mais contre toute attente, cette mère et cette sœur ne vont pas le reconnaître, et vont l'assassiner pour de basses raisons matérielles...

Qu'y a-t-il à dire de plus ?

Pas grand-chose. La mère n'a pas reconnu son fils de retour, elle le rejette. Puis elle le supprime définitivement par un assassinat physique dans la pièce ; moral dans notre cas, jusqu'à notre total effacement.

Une fois admise cette douloureuse évidence, une fois nos yeux ouverts, tout devient simple.

Le réel est là, devant nous. Du rejet à l'effacement, de 1958 à 2005, il n'est soudain de mauvais souvenirs qui ne nous reviennent en mémoire. Ils n'étaient pas vraiment absents. Mais nous avions peine à les admettre pour ce qu'ils sont : des preuves.

Des preuves intangibles de ce désamour permanent qui est et qui fut notre lot. Nous pouvons maintenant les lire, les ordonner, leur rendre leur sens.

Désormais, notre monde ne sera plus celui de l'absurde et de l'incompréhensible. Si la vérité rend libre, son acceptation nous rendra notre dignité perdue.

Ces événements non aléatoires qui ont tendu à nous marginaliser, à nous rejeter hors de la communauté nationale, comment les nommer ?

Il n'y a que l'embarras du choix. Ce sont les pierres noires qui jalonnent le terrible chemin du rejet.

- Après 58, le mépris progressif qui devient le centre de gravité du comportement de l'autorité française à notre égard, avec ensuite les arrestations et les internements administratifs non suivis de jugement.

- Le refus de moins en moins larvé des soldats du contingent, d'obéir à leur ordre de mobilisation, et de venir faire leur devoir en Algérie.

- A de rares exceptions près, le progressif engagement de la presse contre nous. Nous devenons insidieusement responsables de tout et du reste.

- Après 1960, la puissance française qui nous considère systématiquement comme suspects, et commence d'utiliser ses armes de guerre contre les citoyens français que nous sommes.

- Les négociations d'Evian où il ne fut pas question de proposer un coin de strapontin à un observateur représentant les Français d'Algérie et dont les articles qui nous concernaient furent plus que fumeux et vagues. Ces mêmes accords qui refusèrent d'imaginer ne serait-ce qu'un modeste transfert de population.

- Les jugements faussement contradictoires des deux principaux chefs de l'OAS. Salan, général français né en France, chef suprême: condamné à la prison à vie. Jouhaud, général français d'origine Pieds-Noirs, son second: condamné à mort.

- Le chaos dans les ports et aéroports de départ et d'arrivée.

- La légende des vacanciers qui vont retraverser la mer dès septembre.

- Marseille et son accueil légendaire sous le règne de Gaston Deferre.

- Les brimades, les vexations, les queues interminables aux guichets des préfectures, les cadres de déménagement accidentellement noyés dans le port de Marseille.

- Les exigences de papiers ne tenant aucun compte des conditions de notre exode.

- Les appartements introuvables, sauf à proximité de la frontière belge.

Pourquoi ? Pourquoi tout cela ? Nous interrogions-nous depuis toutes ces années. Ainsi, la réponse à votre question est-elle d'une simplicité biblique : elle se nomme le rejet.

Mais alors ce rejet, 43 ans après, comment se manifeste-t-il

Par l'effacement. Ces faits non aléatoires qui contribuent désormais à nier notre existence. Cette volonté se met en place dès 1962. Très insidieusement au début, de plus en plus activement ensuite. Elle tourne à pleine puissance de nos jours.

- C'est le refus inique de faire participer la communauté française d'Algérie au référendum du 8 avril 1962.

- C'est le refus d'admettre la matérialité et la responsabilité française dans la fusillade du 26 mars rue d'Isly. Le refus d'établir clairement le nombre de morts.

- C'est le refus d'admettre et de reconnaître le massacre du 5juillet 62 à Oran. Le refus d'établir clairement les responsabilités françaises et le nombre de victimes.

- C'est le refus de reconnaître la matérialité des enlèvements-disparitions de mars 62 à mars 63 ; plus de 3000 cas officiellement répertoriés, mais jamais officiellement admis ; jamais cités. C'est la nuit complète tombée sur tout ce qui rappelle la formidable victoire sur le paludisme.

- C'est le brouillard qui tombe sur les prix Nobel en relation plus ou moins directe avec l'Algérie Terre française. De mémoire : Laveran, Camus, Allais., Cohen-Tannoudji...

- C'est la négation de fait de la présence Pieds-Noirs au débarquement de Provence. C'est le refus tout récent de sa simple reconnaissance publique.

- C'est la difficulté, l'impossibilité de plus en plus manifeste, d'obtenir l'édification, et une conception objective et impartiale d'un mémorial de notre œuvre en Algérie.

- C'est l'impossibilité d'admettre que les civils furent soumis à un terrorisme aveugle, sanglant et régulier, durant la période 1954-62.

- C'est la négation permanente de la profanation de nos cimetières, y compris des cimetières militaires.

- C'est le fait politique qu'il a été plus fait pour l'intégration de l'immigration algérienne d'après 1962, que pour notre insertion, et surtout celle des harkis.

- Ce sont les condamnations systématiques de notre Histoire que l'on trouve actuellement, et à intervalles de plus en plus rapprochés, dans les colonnes de la presse française.

- C'est le refus historique désormais, de rappeler que l'Afrique du nord fut Terre chrétienne avant d'être islamisée par les conquérants arabes. Exit Saint-Augustin.

- C'est le refus historique désormais de rappeler que la conquête française de 1830 s'effectua contre les colonisateurs turcs, et non contre une quelconque structure algérienne.

- C'est l'opposition forcenée à laquelle se heurte aujourd'hui le fait d'y énoncer que la présence française en Algérie -c'est à dire la nôtre- eut aussi des effets positifs. Effets dont les Algériens d'aujourd'hui bénéficient encore.

Nous passons ainsi, insidieusement, du rejet à l'effacement.

Absolument. Mais gardons-nous cependant de généraliser. Notre Panthéon devra toujours conserver le souvenir précieux de ces justes qui, individuellement, surent nous manifester cette compassion et cette assistance que nous attendions des institutions de ce pays. Nombre d'entre nous en porte un dans le cœur.

Honneur à ceux qui surent réagir devant notre dénuement matériel, et surtout moral. Face à l'indifférence et au dédain, ils nous apportèrent cette chaleur et ce soutien que rien ne pourra nous faire oublier. Par leur existence, ils prouvent que notre rêve n'était pas absurde. Ils fixent ainsi pour l'Histoire l'image de cette France que nous n'avons pas trouvée.

Oui, et à jamais, nous ne saurons les oublier: honneur à ces justes et à leur mémoire !

Mais si, pour nos détracteurs, tout cela n'a pas existé..,

C'est donc que nous n'avons pas existé non plus.

et donc que nous n'existons pas.

Il ne leur reste plus qu'à nous gommer de l'Histoire ; à nous effacer en tant qu'entité globale...

 

Mis en page le 24/11/2005 par RP