Le chic
c'était... ou Albert Camus commis-livreur.
Le
chic c'était de descendre les escaliers par bonds successifs,
étage par étage. Sans lâcher la rampe tenue fermement
de sa main gauche, Victor se lançait du sixième dans la
spirale d'une volée de dix-huit marches coupée par le
palier du cinquième et ainsi de suite jusqu'au rez-de- chaussée.
Le jeu était de prendre pied trois fois, ou même deux fois
seulement, dans le parcours entre deux étages. La descente en
trombe ou encore en ouragan était, entre ses huit et douze ans,
son sport favori. Cela n'allait pas sans coups sourds, sans ébranlements
de la rampe dont les échos résonnaient dans cet immeuble,
vieux avant l'âge, à l'angle des rues Auber et La Tour
d'Auvergne à Alger.
Il n'existait
pas d'ascenseur, aussi dans les années trente, les escaliers
étaient encore un lieu de convivialité que l'on connaît
moins aujourd'hui. On se saluait toujours en se croisant et l'on ne
devait pas dépasser la personne qui vous précédait
à moins qu'elle vous y invite et en descendant, on devait s'effacer
pour la laisser monter.
Et pourquoi,
Papa, dire bonjour à une femme seule ? Pour la rassurer.
Le
jour tombait d'une verrière resplendissante de soleil qui coiffait
la cage d'escalier. Pour permettre à ceux qui montaient de reprendre
souffle, les appuis des fenêtres donnant à chaque mi- étage
sur la cour intérieure, offraient leurs margelles bien commodes.
Faut-il le dire, Victor était familier de ces lieux de passage,
toujours fier de se voir confier une mission :
Va
me chercher à l'épicerie, chez Madame Mancelle, un demi
quart de beurre, demandait Adeline,
sa mère. Et dépêche-toi avant que ça fonde.
Un
cigare dans du papier bleu, à cinq sous, chez le Kabyle de la
rue Meissonier.. C'était la
commande habituelle de son père. Et de dégringoler les
six étages. Et de remonter dare-dare.
Jean que
l'on appelait le fils Jam. du nom de son père, était du
même âge que Victor et comme lui enfant unique. Il s'essayait
aussi à cet exercice de descente en ouragan, mais même
parti du quatrième étage, il restait loin derrière,
flemmard ou peu doué. Il avait surtout peur de la concierge,
Madame Souciesse, cette terreur. Ce sale gosse, qui plantait
des clous dans les meubles, était le désespoir de son
père Monsieur Jam., professeur de piano connu. Son étude
occupait tout l'étage. L'écho de ses exercices de mise
en doigts enchantait tous les matins les locataires de l'immeuble.
Une bonne réputation lui attirait un grand nombre d'élèves,
des garçons, surtout de sages jeunes filles aux cartables de
dimensions respectables, en leçons particulières.
Les deux
appartements du second avaient toujours été réunis
en un seul depuis la construction de l'immeuble vers 1880 par les Consorts
Chiche et Ouazan. L'administration des Ponts et Chaussées y maintenait
un service. En 1930, l'année du Centenaire, les Ponts avaient
été réinstallés Boulevard St Saëns.
Madame la concierge informait les visiteurs:
Les Ponts ? C'est boulevard
Cinçahinsc ménant ! C'est plus le Bd. Bon Accueil.
C'est
alors que la famille Gh. débarqua dans l'immeuble. La boîte
aux lettres précisa immédiatement que Madame Gh. était
agrégée des Lettres. On la voyait le matin se rendre à
la Ligue à son cours de Première, car le Lycée
de jeunes Filles de la rue Michelet, aux étroites fenêtres
en ogives, conserva longtemps son nom initial de Ligue de l'Enseignement.
Assez grande, maigre, vêtue de sa robe triste, un chapeau
incolore sur un chignon qui restait à deviner, elle était
dotée d'un grand nez et avait le teint terreux. Son cours était
d'inspiration résolument marxiste, l'histoire des idées
s'en trouvait ainsi orientée et Bonaparte était un escroc
de la politique, ce qui créait de forts remous parmi ses élèves
originaires, comme elle même d'ailleurs de l'île de Beauté.
A l'épicerie, lorsqu'elle parlait politique, les ménagères
buvaient ses paroles.
Le père
n'était pas mentionné sur la boîte aux lettres.
C'était inutile : on l'entendait. Ebéniste en chambre,
il actionnait fréquemment son tour aux multiples fonctions dont
une toupilleuse de précision. Les sonores vrombissements de cette
machine-outil accompagnaient les arpèges du quatrième
étage. Des pièces de bois précieux étaient
livrées avec précaution sous le regard sourcilleux de
Madame Souciesse.
Jeanou
était l'aînée et Henri le cadet du couple, il devait
bien avoir cinq ou six ans de plus que Victor. Fort vif, il était
aussi passionné de ce sport de descente et faisait l'ouragan
sur deux étages. Cette avance lui permettait de conserver sa
vitesse initiale de sprinter jusqu'au rez-de- chaussée qu'il
traversait en éclair stoppant sur la porte de la cave où
il amortissait son élan des deux bras. Les longs hurlements,
les imprécations de Madame Souciesse le laissaient de glace.
Pourtant, un jour, Adeline revint du marché pâle d'émotion.
Très inspiré ce matin là, Henri avait fait l'ouragan.
Croyant se recevoir sur la porte habituelle, celle-ci n'étant
que poussée et bousculant deux caisses d'ordures vides rangées
derrière, il avait continué sa course en leur compagnie
jusqu'au sous-sol dans un boucan infernal.
Nonobstant
ces tintamarres, c'est un cercle d'études socialiste que tenait
Madame Gh. dans ses appartements. Bien des jeunes gens y paraissaient.
Venaient-ils pour entendre commenter Le Capital ? Pour admirer
cette grande lueur à l'est? Pour la jolie Jeanou ? Diffuser
la bonne parole est un art, il faut savoir attirer les auditeurs et
se faire entendre. On n'attrape-t-on les mouches avec du vinaigre .
Mais ce
phalanstère, qui le faisait fonctionner ? Une vaste personne
au visage plein de souriante bonhomie, au surnom venu tout droit du
Midi: Sel Gros. Sel Gros satisfaisait les mille besoins de cette famille
si diversement active, ébéniste, professeur, étudiants,
jeunes amis aficionados de la gauche et admirateurs de Lénine.
C'était Sel Gros qui supervisait les deux fatmas dans les tâches
domestiques, préparait les repas pris à des heures différentes,
régnait en maître sur les approvisionnements et apaisait
les colères de Madame Souciesse.
Albert,
tu m'apportes demain douze petites côtelettes d'agneau, de
chez ton oncle, pour demain matin hcin ? Dcmain matin. Tiens voilà
de quoi.
Ainsi
Sel Gros était sûre que la famille serait bien servie et
que le lendemain, le livreur serait ponctuel. Albert n'était-il
pas amoureux de la jeune fille de la maison ?
Cette
belle jeune fille brune à l'allure modeste, on ne l'avait jamais
vue avec un soupçon de rouge, souriait à ses deux prétendants.
Inscrite comme eux à la Faculté des Lettres, elle préparait
sagement ses examens de licence. Albert, étudiant en Lettres
était de Belcourt et jouait goal
au RUA, comme on disait. Max, l'autre prétendant, inscrit
à la même Faculté, habitait à Saint Eugène,
écrivait des poèmes et avait le cœur à gauche.
Comme bien d'autres visiteurs, leur arriva-t-il de s'abriter de l'ouragan
dans un appui de fenêtre ? Tendu vers le but, Victor n'accorda
jamais une seconde d'attention au public. Max l'emporta. Albert épousa
S.H., une jeune algéroise.
La
guerre de 1939 a-t-elle dispersé ces personnages ? Pas au point
de ne plus retrouver leurs
traces. Victor jouit d'une chance incroyable au cours d'un long service
militaire, au-delà même ; après l'Indépendance
le professeur de piano prit, dit-on, sa retraite en Belgique son pays
natal ; l'œuvre littéraire d'Albert fut couronnée
par le Prix Nobel de Littérature en 1957, il disparut prématurément
dans un accident; Max édita à Alger dés 1940 la
courageuse revue Fontaine, s'engagea dans la Résistance et fit
une carrière d'esthète ; Jeanou candidate à l'agrégation
de Lettres, partit pour Lyon, siège du Centre d'examen en zone
libre, début janvier 1941. Elle disparut dans le naufrage du
Lamoricière avec trois cents autres passagers.
Yves Pleven.
Août
2002