La Lettre de VERITAS N°129 du 15/01/2009

Montagnards du Tessla

Trois hommes entrèrent dans mon magasin. Ils portaient le burnous rayé de brun et beige des hommes de la montagne, le chapeau de paille conique, coloré, à larges bords posé sur le turban blanc, des bottes de filali rouge qui grinçaient et le lourd b‰ton dans leurs mains brunes et calleuses d'agriculteurs-bergers. Ils venaient du Tessala.

C'était, je crois, fin 1963 ou début 64. Et les souvenirs surgirent...

Ces hommes descendaient chaque année de leur montagne pour vendre à Oran leurs grains et leurs troupeaux.

Leurs pères  et leurs grands-pères avaient travaillé en métayage pour mon arrière grand-père, Ma”tre Larcher, pour mon grand-père Amédée Herelle, et pour mon père Charles Herelle. Au temps de mon enfance, mon père se rendait en voiture jusqu'au pied de la montagne o il laissait son véhicule au village. Avertis par « le téléphone arabe », les hommes des crtes envoyaient un cheval et il chevauchait pour monter les rejoindre.

Lorsque mon grand père mourut en 1931, mon père eut à gérer pour sa mère et ses sÏurs l'héritage resté dans l'indivision. A la mort de ma grand-mère, en 1949, les biens furent partagés et la ferme du Tessala vendue. Il n'y avait donc plus aucun lien financier entre ma famille et les montagnards.

Une fois par an, les hommes descendaient. Ils vendaient leur récolte et leurs troupeaux contre argent comptant ; puis, ils se présentaient chez nous, en ville. Lorsque j'étais petite, l'un d'eux passait son pouce rugueux sur mon front, comme une bénédiction. Ils ne souriaient pas. Leurs vtements sentaient fort un mélange bizarre de suint et de musc.

Ils s'étaient faits beaux et propres pour cette occasion importante, annuelle. Mon père les recevait avec égard. Le respect était mutuel. Ils étaient des hommes fiers qui rendaient visite à un homme juste. Juste comme l'avaient été son père et son a•eul. Confiance et estime, Mon père recevait ces hommes, dans son bureau. Ils lui confiaient des sommes importantes gagnées dans leurs transactions.

Lorsque je fus plus grande et que je, ne me montrais, par décence, mon père mÕexpliqua qu'après avoir vendu leurs moutons et l'orge et le blé dur, ils allaient faire la fte et « voir les femmes ». Ils dépensaient pour cela une somme qu'ils fixaient mais ils savaient, qu'entra”nés, ils auraient dépensé tout leur gain et donc, par prudence, ils déposaient chez mon père l'argent destiné à leur famille et aux semences.

« Ils me remettent - avait dit mon père - des liasses de vieux billets enveloppés dans du journal et je ne dois jamais les compter: ce serait donner l'impression que je pourrais les soupçonner de manquer de confiance en moi ! Donc, je dépose les paquets dans mon bureau, Dans la soirée, ils reviennent chercher leur argent C'est ainsi depuis toujours. »

Mais il y eut « les événements ». Pendant les deux dernières années de l'Algérie Française, les hommes du Tessala ne descendirent pas en ville. En tous cas, ils ne vinrent pas chez nous.

Aussi, quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je vis entrer au magasin, immuables, dans leurs burnous et sous leur chapeau, le gourdin à la main, les trois grands Arabes (sans doute d'ailleurs des Berbères).

Ils vinrent vers moi et me remirent avec solennité, un paquet de billets crasseux enveloppés dans un journal. Je protestais : « Vous tes fous ! Je ne peux pas garder votre argent ! On peut venir le voler ! Comment pourrais-je le protéger ? »

L'un d'eux pris ma main et me dit: « Tu es la fille Larcher, la seule qui reste. On a confiance, comme pour ton père. » Et ils sortirent dignement. J'étais terrorisée.

Il ne restait de mon personnel d'autrefois que mon premier vendeur, Monsieur Candel et moi ! Il était figé de stupeur et moi aussi. J'allais cacher le dangereux paquet dans un carton, sur la mezzanine qui me servait de bureau et de réserve. J'eus l'impression de ne pas vivre, de ne pas respirer jusqu'au moment o je les vis enfin, toujours hiératiques, s'encadrer dans la porte.

Scrupuleusement et sans avoir rien compté, je leur remis le paquet qu'ils enfouirent sous leurs djellabas. Ils s'inclinèrent avec une bénédiction et disparurent. J'étais trempée de sueur. Que serait-il arrivé si quelque voleur les avait vus entrer ? Me remettre cet argent ? On aurait pu me tuer, tuer Monsieur Candel, mettre à sac la boutique pour trouver l'argent. Je m'étais fait un vrai cinéma !

Enfin, nous respirions. L'an suivant, ma boutique avait été prise par un « combattant », en fait un vrai truand. Monsieur Candel était parti avec sa famille en France. Nous n'allions pas tarder à en faire autant.

J'ai souvent repensé à ces hommes frustes et honntes, fidèles au souvenir de mes a•eux qui avaient été envers eux aussi justes et honntes, et qui, malgré l'indépendance et tant de deuils venaient faire confiance à la dernière encore présente dans leur pays en ruine, la dernière représentante d'une famille de braves et honntes gens.

Geneviève de TERNANT

Mis en page le 01/02/2009 par RP