Montagnards
du Tessla
Trois hommes entrèrent dans
mon magasin. Ils portaient le burnous rayé de brun et beige
des hommes de la montagne, le chapeau de paille conique, coloré,
à larges bords posé sur le turban blanc, des bottes
de filali rouge qui grinçaient et le lourd bâton dans leurs
mains brunes et calleuses d'agriculteurs-bergers. Ils venaient
du Tessala.
C'était, je crois, fin 1963
ou début 64. Et les souvenirs surgirent...
Ces hommes descendaient chaque année
de leur montagne pour vendre à Oran leurs grains et leurs
troupeaux.
Leurs pères et leurs
grands-pères avaient travaillé en métayage
pour mon arrière grand-père, Maître Larcher, pour
mon grand-père Amédée Herelle, et pour mon
père Charles Herelle. Au temps de mon enfance, mon père
se rendait en voiture jusqu'au pied de la montagne où il laissait
son véhicule au village. Avertis par « le téléphone
arabe », les hommes des crêtes envoyaient un cheval
et il chevauchait pour monter les rejoindre.
Lorsque mon grand père mourut
en 1931, mon père eut à gérer pour sa mère
et ses sœurs l'héritage resté dans l'indivision.
A la mort de ma grand-mère, en 1949, les biens furent partagés
et la ferme du Tessala vendue. Il n'y avait donc plus aucun lien
financier entre ma famille et les montagnards.
Une fois par an, les hommes descendaient.
Ils vendaient leur récolte et leurs troupeaux contre argent
comptant ; puis, ils se présentaient chez nous, en
ville. Lorsque j'étais petite, l'un d'eux passait son pouce
rugueux sur mon front, comme une bénédiction. Ils
ne souriaient pas. Leurs vêtements sentaient fort un mélange
bizarre de suint et de musc.
Ils s'étaient faits beaux
et propres pour cette occasion importante, annuelle. Mon père
les recevait avec égard. Le respect était mutuel.
Ils étaient des hommes fiers qui rendaient visite à
un homme juste. Juste comme l'avaient été son père
et son aïeul. Confiance et estime, Mon père recevait ces
hommes, dans son bureau. Ils lui confiaient des sommes importantes
gagnées dans leurs transactions.
Lorsque je fus plus grande et que
je, ne me montrais, par décence, mon père m’expliqua
qu'après avoir vendu leurs moutons et l'orge et le blé
dur, ils allaient faire la fête et « voir les
femmes ». Ils dépensaient pour cela une
somme qu'ils fixaient mais ils savaient, qu'entraînés,
ils auraient dépensé tout leur gain et donc, par
prudence, ils déposaient chez mon père l'argent
destiné à leur famille et aux semences.
« Ils me remettent -
avait dit mon père - des liasses de vieux
billets enveloppés dans du journal et je ne dois jamais
les compter: ce serait donner l'impression que je pourrais les
soupçonner de manquer de confiance en moi ! Donc, je dépose
les paquets dans mon bureau, Dans la soirée, ils reviennent
chercher leur argent C'est ainsi depuis toujours. »
Mais il y eut « les
événements ». Pendant les deux dernières
années de l'Algérie Française, les hommes
du Tessala ne descendirent pas en ville. En tous cas, ils ne vinrent
pas chez nous.
Aussi, quelle ne fut pas ma stupéfaction
lorsque je vis entrer au magasin, immuables, dans leurs burnous
et sous leur chapeau, le gourdin à la main, les trois grands
Arabes (sans doute d'ailleurs des Berbères).
Ils vinrent vers moi et me remirent avec solennité, un
paquet de billets crasseux enveloppés dans un journal.
Je protestais : « Vous êtes fous ! Je ne peux pas garder
votre argent ! On peut venir le voler ! Comment pourrais-je le
protéger ? »
L'un d'eux pris ma main et me dit:
« Tu es la fille Larcher, la seule qui reste.
On a confiance, comme pour ton père. » Et ils
sortirent dignement. J'étais terrorisée.
Il ne restait de mon personnel d'autrefois
que mon premier vendeur, Monsieur Candel et moi ! Il était
figé de stupeur et moi aussi. J'allais cacher le dangereux
paquet dans un carton, sur la mezzanine qui me servait de bureau
et de réserve. J'eus l'impression de ne pas vivre, de ne
pas respirer jusqu'au moment où je les vis enfin, toujours hiératiques,
s'encadrer dans la porte.
Scrupuleusement et sans avoir rien compté,
je leur remis le paquet qu'ils enfouirent sous leurs djellabas.
Ils s'inclinèrent avec une bénédiction et
disparurent. J'étais trempée de sueur. Que serait-il
arrivé si quelque voleur les avait vus entrer ? Me remettre
cet argent ? On aurait pu me tuer, tuer Monsieur Candel, mettre
à sac la boutique pour trouver l'argent. Je m'étais
fait un vrai cinéma !
Enfin, nous respirions. L'an suivant, ma boutique avait été
prise par un « combattant », en fait un vrai
truand. Monsieur Candel était parti avec sa famille en
France. Nous n'allions pas tarder à en faire autant.
J'ai souvent repensé à
ces hommes frustes et honnêtes, fidèles au souvenir de
mes aïeux qui avaient été envers eux aussi justes
et honnêtes, et qui, malgré l'indépendance et tant
de deuils venaient faire confiance à la dernière
encore présente dans leur pays en ruine, la dernière
représentante d'une famille de braves et honnêtes gens.
Geneviève de TERNANT
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