L’AFFAIRE DES FRANÇAIS DISPARUS EN ALGERIE
EN 1962, APRES LES ACCORDS D’EVIAN

Jean Monneret

Le 19 mars 1962, l’Algérie, traumatisée par huit années d’une guerre cruelle dont la dernière n’a pas été la moins dure, connaît un cessez-le-feu. Les opérations militaires que le gouvernement français mène contre le FLN prennent fin. Les partisans de l’Algérie française regroupés dans l’OAS continuent le combat.

La lutte du gouvernement français contre l’OAS a traversé des phases diverses. Le pouvoir gaulliste a rencontré des difficultés. Pour écarter la menace, il a usé de méthodes contestables. L’emploi d’équipes de " barbouzes " en est un exemple. Au début de l’année 1962, celles-ci enlèveront des militants et des personnalités favorables à l’Algérie française, qu’on retrouvera assassinés. Quelques dizaines de cas seront signalés. Toutefois, les barbouzes envoyées à Alger seront mises hors jeu par les commandos du lieutenant Degueldre.

En mars, au moment des accords d’Evian, le gouvernement et le FLN se rapprochent. Tous deux veulent casser le ressort principal de l’organisation clandestine : le soutien qu’elle reçoit dans les grandes villes d’Algérie de la masse de la population européenne. Démoraliser cette population va devenir un objectif des stratèges de la lutte anti-OAS. Dans ce domaine, le FLN estime que le gouvernement français n’est pas assez pugnace.

Un événement capital lourd de conséquences va alors se produire : une nouvelle vague d’enlèvements d’Européens va se déclencher le 17 Avril 1962 (1). A partir de ce moment, elle sera quotidienne et systématique ; elle frappe des dizaines, puis des centaines de personnes. Cette fois, elle est perpétrée par des commandos du FLN, fortement retranchés dans les quartiers musulmans d’Alger et d’Oran où l’armée française a reçu l’ordre de ne plus patrouiller. Le FLN a pris le relais des barbouzes et il sera bien plus efficace.

Dans cette besogne, la Zone Autonome d’Alger du FLN va se distinguer. Son chef, Si Azzedine, n’hésitera d’ailleurs pas à en revendiquer la responsabilité dans un livre intitulé Et Alger ne brûla pas (2).

En mars, au moment des accords d’Evian, le gouvernement et le FLN se rapprochent. Tous deux veulent casser le ressort principal de l’organisation clandestine : le soutien qu’elle reçoit dans les grandes villes d’Algérie de la masse de la population européenne. Démoraliser cette population va devenir un objectif des stratèges de la lutte anti-OAS. Dans ce domaine, le FLN estime que le gouvernement français n’est pas assez pugnace.

 

Charnier de l'Haouch Adda (Maison Carrée)
le 22 mai 1962
Collection Photos Général Rolet

Un événement capital lourd de conséquences va alors se produire : une nouvelle vague d’enlèvements d’Européens va se déclencher le 17 Avril 1962 (1). A partir de ce moment, elle sera quotidienne et systématique ; elle frappe des dizaines, puis des centaines de personnes. Cette fois, elle est perpétrée par des commandos du FLN, fortement retranchés dans les quartiers musulmans d’Alger et d’Oran où l’armée française a reçu l’ordre de ne plus patrouiller. Le FLN a pris le relais des barbouzes et il sera bien plus efficace.

Dans cette besogne, la Zone Autonome d’Alger du FLN va se distinguer. Son chef, Si Azzedine, n’hésitera d’ailleurs pas à en revendiquer la responsabilité dans un livre intitulé Et Alger ne brûla pas (2).

Qui est ce personnage ? Né en 1934, à Bougie, il s’appelle de son vrai nom Rabah Zerari. Ex-commandant de la willaya 4 (Algérois), il a été mêlé à de nombreuses opérations célèbres. Arrêté en 1958 par les paras de Massu, il a été " retourné ", c’est-à-dire qu’il a accepté de se rallier à la " paix des braves ". Renvoyé dans sa willaya, puis à Tunis, et censé y prêcher la fin des combats, il se " retournera " à nouveau pour reprendre des responsabilités au sein du FLN. Il voyage au Vietnam et en Chine. En 1962, le GPRA l’envoie dans la capitale algéroise pour réorganiser la Zone Autonome et y mener le combat contre l’OAS. Il arrivera à Alger, en principe clandestinement, mais par la Caravelle régulière de Paris tout de même, ce qui ne cesse d’étonner.

Or l’acceptation du cessez-le-feu par le FLN ne l’empêche pas de mener des opérations terroristes. Bien au contraire. La pratique des enlèvements s’explique en effet par le souci de ne pas porter atteinte aux accords du 19 Mars. En pratiquant le rapt, le FLN évite d’utiliser des armes à feu et donc les formes les plus sanglantes du terrorisme ; le cessez-le-feu est techniquement intact. En revanche, la psychose de terreur qui se répand est énorme et, à cet égard, le but recherché est atteint. En faisant disparaître des Européens, on intimide la population pied-noir, on la pousse à l’exode. Là encore, Si Azzedine a revendiqué clairement sa responsabilité " L’exode massif des pieds-noirs est aussi la conséquence des enlèvements perpétrés par des groupes de la Zone Autonome " (page 217, Et Alger ne brûla pas, op. cit.). Des écrits sur ce sujet, divers témoignages, les archives militaires, comme les archives privées, laissent penser que la population européenne fut indistinctement visée. Tout Européen passant dans les zones périphériques se retrouvait systématiquement enlevé (3).

Du fait de la gendarmerie, l’OAS subit de nombreuses arrestations, dont celles de quelques-uns de ses principaux chefs. La lutte continue néanmoins car l’organisation clandestine reste vivace. Elle s’enfonce dans une série d’attentats aveugles qui sur la fin tournent à l’absurde. Aussi les enlèvements par le FLN vont-ils redoubler. A la longue, l’Armée Secrète vacillera, tandis que se désorganiseront les réseaux clandestins.

Entre-temps, la population européenne, traumatisée et peu aidée des autorités, commence à s’entasser dans les ports et les aérodromes afin de se réfugier en France. Des commandos du FLN poursuivent les fugitifs jusque dans ces enceintes où l’insécurité est souvent totale.

En proie lui-même à des divisions intestines, le FLN s’émiette à son tour. La forme de terrorisme pratiquée a fait monter à la surface les pires instincts et les pires individus. Des adolescents désœuvrés devenus militants ont enlevé, séquestré et torturé dans le cadre d’une stratégie qui se voulait politique. Désormais, c’est par pure convoitise, et pour leur propre compte, qu’ils vont pratiquer l’enlèvement. C’est parce que leur voiture, leur appartement ou leur femme ont plu que des pieds-noirs vont disparaître. Pour être juste, signalons que ces voyous, que se baptisent fedayines, n’épargnent pas leurs coreligionnaires, et de nombreuses musulmanes seront violentées. Ben Khedda, le chef du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, (le G.P.R.A.), le dénoncera lui-même en arrivant à Alger le 5 Juillet.

1.700 pieds-noirs portés disparus

La mécanique diabolique mise en route précédemment continue, en effet, à fonctionner en dehors de toute logique politique. Une vague de criminalité et d’anarchie submerge Alger et Oran où sévit alors une masse diffuse de groupuscules pillards et violeurs.

Avec la proclamation de l’Indépendance, une nouvelle étape est abordée. Alger a vu partir de très nombreux pieds-noirs. Juin et Juillet 1962 ont été marqués par un spectaculaire exode des Européens d’Algérie. Par avion et par bateau, dans des conditions de désordre et d’impréparation indescriptibles, nos compatriotes iront s’entasser dans le Sud de la France, où le gouvernement de l’époque n’a rien prévu pour les recevoir.

Pourtant, quelque 400.000 pieds-noirs sont encore sur le territoire algérien en Août 1962. Ils n’y resteront pas car l’insécurité, loin de cesser, avec l’Indépendance, s’est accrue. Ralenti en Août, l’exode va reprendre avec force.

A Alger, le FLN a dissous la Zone Autonome et confié la gestion de la ville aux troupes de la willaya 4. Celles-ci ne feront que reprendre le relais des fedayines : occupations d’appartements, perquisitions arbitraires, enlèvements d’Européens se poursuivent et se multiplient.

Le mois suivant, Ben Bella chasse la willaya 4 alliée au G.P.R.A. et s’installe à Alger. Plusieurs fois, il demandera que cessent les désordres et que soient libérés les disparus. Certains seront effectivement libérés, mais on restera sans nouvelles des victimes dans la majorité des cas recensés. L’affaire prend l’ampleur d’une énorme tragédie. Le Secrétaire d’Etat aux Affaires Algériennes, feu Jean de Broglie, évaluera officiellement à 3 019 le nombres des enlevés. Environ 1 300 seront libérés, mais quelques 1 700 pieds-noirs restent à ce jour portés disparus (4). La certitude ou la quasi-certitude du décès de quelques 800 d’entre eux sera officiellement affirmée, quoique parfois contestée. Il existe d’ailleurs des raisons de penser que les chiffres du secrétariat d’Etat sont inférieurs à la réalité car nombre de familles ne déposèrent ni plainte, ni dossier par manque de confiance envers les autorités algériennes et françaises.

Du reste, même en admettant ces chiffres, 1 700 disparus représentent pour une communauté d’un million de personnes un chiffre tout à fait insoutenable. Qu’on y songe si, proportionnellement, de telles pertes frappaient les 60 millions d’habitants de la France actuelle, elles s’élèveraient à plus de 90 000 disparus.

Septembre et Octobre 1962 verront partir les ultimes représentants des Français d’Algérie, dont le nombre tombera vite au-dessous de 100 000 personnes, pour se réduire encore de moitié l’année suivante.

L’Algérois est loin d’être seul touché. Le 5 Juillet, dans la grande cité portuaire de l’Est de l’Algérie, à Oran, où les combats entre l’OAS, la gendarmerie et le FLN ont été très violents jusqu’en Juin, l’aube de l’Indépendance s’ouvre sur un massacre.

L’autorité française a passé le relais à une administration algérienne qui va se révéler fantomatique bien que sept katibas aient fièrement défilé dans la ville deux ou trois jours auparavant. Les troupes françaises, commandées par le général Katz, comptent environ 14 000 hommes. Elles sont peu visibles, repliées dans leurs casernes.

Le 5 Juillet au matin, d’immenses cortèges se forment dans la partie musulmane de la ville et gagnent le centre. Ils célèbrent l’Indépendance. Selon de multiples témoignages, l’atmosphère est joyeuse mais de nombreux manifestants sont armés.

Vers 11 heures, les grandes avenues sont noires de monde. Dans des conditions demeurées obscures, une fusillade éclate. A Alger, mais seulement à Alger, le FLN prétendra ensuite que des provocateurs de l’OAS avaient tiré sur la foule musulmane. Jamais la moindre preuve n’est venue confirmer cette déclaration. A Oran, l’organisation du FLN, quant à elle, ne la reprendra pas à son compte. Bien au contraire, elle mettra en cause des groupes de tueurs musulmans, opérant dans les faubourgs de Petit Lac, de Victor Hugo et de Lamur. Elle en fera d’ailleurs fusiller un certain nombre, a-t-on dit (5).

Après la fusillade dont on ignore par conséquent comment elle a débuté, des groupes d’hommes armés, les uns en uniforme, les autres en civil, se mettent à tirer sur tous les Européens qu’ils rencontrent. Les immeubles, fenêtres et portes cochères sont longuement mitraillés. Des bâtiments sont envahis, ainsi que des bureaux et des commerces, les pieds-noirs qui s’y trouvent sont abattus ou arrêtés. Des gens interpellés sont conduits au commissariat central. Les témoignages varient sur le sort qui leur est réservé certains disent avoir été battus, d’autres bien traités. En revanche, d’autres Européens seront conduits au stade municipal ou au Parc des Expositions, voire directement dans les quartiers arabes. On considère aujourd’hui que la plupart ont été exécutés (6).

Certaines relations soulignent également que des Musulmans sont intervenus dans différentes circonstances pour protéger les Européens. Presque tous les témoignages dont on dispose font état d’un nombre élevé de victimes européennes. Ils font apparaître, en outre, la carence de l’armée française qui n’est intervenue que tardivement, à partir de 15 heures (7), alors que le massacre avait débuté à 11h 30. Diverses personnes font état de l’intervention de soldats français avant cette heure-là, mais il s’est agi (8) d’interventions ponctuelles pour sauver des civils, et uniquement à proximité des cantonnements militaires. Les archives militaires rapportent l’intervention de l’infanterie de marine (le 8è RIMA) contre des civils armés du FLN, à la gare d’Oran, en milieu d’après-midi (9). Il demeure que la majorité des survivants dénoncent le retard des secours militaires et le fait que le massacre s’est déroulé sans obstacles, pratiquement jusqu’à la fin de l’après-midi. Feu le général Katz nous avait déclaré le 23 Avril 1997, qu’il avait donné l’ordre d’intervenir à 12h 30 environ. Son secrétaire, M. Godechot, affirma en 1972, dans les colonnes du Monde, que l’Armée était intervenue dès le début. Ces interventions doivent s’entendre au sens d’interventions humanitaires à proximité des cantonnements ou, dans le cas du 8è RIMA, comme une riposte motivée par la légitime défense. Elle ne peut faire oublier la carence du commandement qui, à deux reprises a indiqué que les troupes françaises devaient rester consignées ce jour-là.

Certains évalueront à 1 500 ou 2 000 le chiffre des pieds-noirs disparus ce jour-là, mais on manque d’éléments d’appréciation. Le Dr Alquié, ex-adjoint au maire d’Oran, présent dans la ville, déclara en 1972 qu’il avait reçu le lendemain 500 demandes de recherche. L’indication la plus fiable semble être celle du Consul Général, Jean Herly qui a déclaré avoir reçu 440 plaintes.

LE PROBLEME D’ENSEMBLE

Sur les 3 019 enlevés figurant dans la comptabilité de Jean de Broglie, 1 300 furent retrouvés et libérés. Les 1 700 autres (toujours selon la comptabilité officielle) sont généralement présumés morts, mais 800 seulement avec certitude (cadavres retrouvés ou témoignages concordants). Pour les autres, on reste dans l’incertitude.

Cadavre de disparu :
Charnier de l'Haouch Adda (Maison Carrée)
le 22 mai 1962

Collection Photos Général Rolet

Les Européens enlevés à Alger dans la première période, celle où sévissaient les commandos de la Zone, ont probablement été exécutés dans les prisons clandestines établies par certaines groupes FLN, dans des villas de Beau Fraisier ou de Frais Vallon, ou encore dans les lupanars de la Basse Casbah que ledit FLN avait transformés en centres de détention. La Zone Autonome n’avait pas la possibilité de conserver longtemps des prisonniers, qu’il aurait fallu surveiller et nourrir et dont l’état physique et moral était nécessairement mauvais. La découverte de plusieurs charniers dès cette époque l’indique clairement. Si Azzedine fait allusion à de tels charniers, de même que le commandant Thomas qui témoigna au procès du capitaine Murat. Un émissaire envoyé en Algérie dans les mois suivants par l’Association de défense des droits des Français d’Algérie, animée par le général Bouvet, déclara de son côté avait pu repérer plusieurs charniers (10).

Les Européens enlevés dans la période postérieure à l’indépendance par des troupes appartenant à diverses willayas ont probablement, pour une partie d’entre eux au moins, été détenus dans des camps militaires. Une intendance plus ou moins effective pouvait les prendre en charge.

Certains écrits consacrés au sujet indiquent parfois que tous les Européens enlevés en 1962 n’ont pas péri à ce moment-là. Quelques témoignages, à vrai dire fort peu nombreux, et généralement très vagues, semblent faire apparaître que des Européens étaient encore détenus en 1963 et 1964. Il faut admettre aujourd’hui que leur mort paraît l’issue la plus probable.

Le gouvernement français d’alors n’a guère réagi aux enlèvements jusqu’à l’Indépendance. Ensuite nos compatriotes ayant continué à disparaître, il tenta, notamment M. Triboulet, ministre des Anciens Combattants, d’instaurer une Commission de Sauvegarde des personnes et des biens, comme prévu par les accords d’Evian. Celle-ci n’eut qu’une existence théorique et fut parfaitement inefficace.

Après l’arrivée à Alger de Ben Balla, il apparaît que le gouvernement français a exercé quelques pressions pour que soient relâchées les personnes détenues ; il obtint à cet égard quelques résultats. Toutefois, alors qu’il disposait d’énormes moyens de pression (le nouvel Etat n’avait pas de budget et ses fonctionnaires furent longtemps payés sur le budget français), son action fut retenue. La discrétion était alors la règle d’or, selon les déclarations mêmes de Jean de Broglie, malgré l’activité de certains agents consulaires. Le silence quasi total qui depuis 40 ans, couvre cette affaire du côte officiel commence à peine d’être entamé. Les Historiens et les Chercheurs ont là un champ d’investigation aussi important que peu exploré.

 

Notes :

  1. (1) Voir notre thèse à Paris IV Sorbonne, soutenue en 1996, et intitulée : La Phase finale de la Guerre d'Algérie. Voir également Jean Monneret. La Phase finale de la Guerre d'Algérie. Editions L'Harmattan 2001. pp 134 et suivantes.

  2. (2) Si Azzedine. Et Alger ne brûla pas. Ed Stock 1980.

  3. (3) Voir Jean Monneret, thèse citée ; carte des enlèvements sur la ville d’Alger.

  4. (4) SHAT 1 H 1791 (3). Document du 2è Bureau et de l’Ambassade de France à Alger.

  5. (5) Voir Pathé-Télévision Archives. Incidents après l'Indépendance de l'Algérie. Réf : 1962/281 et 1962/292. Saint-Ouen.

  6. (6) SHAT 1 H 3206 (3) et 1 H 4734 (2)

  7. (7) SHAT 1 H 4734 (2)

  8. (8) Idem

  9. (9) Voir JMO du 8ème RIMA 3ème compagnie, confirmé par un témoin dans L'Agonie d'Oran recueil de témoignages publiés par l'Echo de l'Oranie sous la direction de Geneviève de Ternant. Volume 1 : pages 159 et 160.

  10. (10) Voir également SHAT 1 H 1794 (1)

Documents: