EDITORIAL
Le temps s'en va, Madame, le temps s'en va... et nous
passons, s'est écrié le poète (1),
il y a de cela fort longtemps.
Pour les femmes et les hommes
de notre génération, hélas, ce constat évident et banal est
devenu d'une vérité criante.
Hier encore, nous présentions
nos vÏux de nouvel an... et voilà que déjà, nous publions le
numéro de l'Écho de l'Oranie des mois de novembre et décembre.
Les mois s'égrènent avec leurs
jours heureux et malheureux, mais chacun d'entre eux offre
à ceux qui n'oublient pas l'occasion de commémorer un souvenir.
En ce mois de novembre, dans le
culte pieux que nous vouons à nos chers disparus, nous n'aurions
garde d'oublier que notre tragédie, le drame de l'Algérie
Française, l'atroce déchirement qui nous a séparés de notre
terre natale bien aimée a commencé, il y a maintenant plus
d'un demi-siècle, dans la nuit du 30 octobre au 1er novembre
1954.
Cette nuit-là, des groupes terroristes
- qui étaient bien loin de représenter l'ensemble de la population
algérienne (cela tout le monde le savait, seul De Gaulle ne
voulait pas le savoir) - commencèrent leur affreuse
besogne de désolation et de mort. Ce fut la Toussaint Rouge,
de triste mémoire.
Les historiens ont retenu, comme
premières victimes du terrorisme, le nom du couple Monnerot,
ce jeune instituteur français venu dans les Aurès avec son
épouse, apporter un peu de son savoir aux petits kabyles,
et qui, pour toute récompense, a été froidement et lâchement
abattu, dans un assassinat qu'aucune cause ne saurait justifier.
Mais, pour nous, Oranais et Oraniens,
la toute première victime s'appelle Laurent François. Au cours
de l'horrible nuit, au village de Cassaigne, ce jeune homme
à qui la vie souriait, n'a pas hésité à abandonner sa voiture
et la route qui le ramenait chez lui, avec son ami Jean-François
Mendez, pour courir donner l'alerte aux gendarmes, sauvant
ainsi des dizaines de personnes, du massacre qui se préparait
à Cassaigne et aux alentours. Hélas ! S'exposant à la
porte de la gendarmerie, à la vue et aux balles des tueurs
qu'il avait surpris, il a payé de sa vie, le prix de son héroïsme.
Aux heures de recueillement de
la Toussaint, souvenons-nous de son sacrifice.
À ce souvenir d'une mort
individuelle, l'Écho de l'Oranie et nos lecteurs, ne
peuvent manquer d'associer le souvenir douloureux et impérissable
de l'immense foule des femmes et des hommes qui sont tous
tombés, dans l'illusion suprême qu'ils offraient
leur sang pour que vive l'Algérie Française,
le souvenir de ceux qui furent fauchés, trop nombreux,
le 26 mars à Alger et de ceux, encore plus nombreux,
qui furent assassinés, le 5 juillet à Oran.
Qu'importe le temps qui
s'en va, l'éloignement ne pourra jamais apporter
l'oubli, car l'oubli, disait Jean Brune, c'est la seule
défaite irréparable.
Dernièrement, Madame Suzy Simon-Nicaise
affirmait à Perpignan, en évoquant les morts du 5 juillet :
Depuis le carnage dans toute la ville, un compteur s'est
déclenché - le jour du discours, il marquait 16 802 jours
- qui pour toutes les familles ne s'arrêtera, hélas !
Jamais.
Qu'il nous soit permis d'ajouter
que pour tous les Oranais, pour tous les Oraniens, qui s'associent
à ces familles, dans leur douloureux souvenir, le compteur
non plus ne s'arrêtera jamais.
Oui ! Souvenons-nous de ceux
qui, pieusement, sont morts... pour l'Algérie. Ils ne seront
jamais disparus, tant que leur mémoire vivra dans nos esprits
et dans nos cÏurs.
Et puis, voilà le mois de décembre
qui arrive...
Le 5 décembre, l'Écho de l'Oranie
s'associera aux célébrations commémoratives de la journée
nationale d'hommage aux morts pour la France, pendant la guerre
d'Algérie.
Certains se demandent pourquoi
le 5 décembre, sans plus. Il en est d'autres, esprits chagrins,
qui rejettent cette date, car elle n'a pour eux aucun rapport
avec le conflit franco-algérien. Ceux-là veulent nous imposer
le 19 mars.
Ceux-là... ce sont, sans doute,
les mêmes qui proclamaient haut et fort, n'avoir rien à faire
en Algérie ; ne pas vouloir se battre pour des Pieds-Noirs,
pleins aux as, dont la principale occupation, à les entendre,
aurait été de faire suer le burnous. Ce sont ceux qui ont
oublié trop facilement la dette sacrée que la France a contractée
envers ces gars d'Afrique du Nord qui sont partis mourir pour
la libération d'un pays qu'ils étaient nombreux à ne même
pas connaître ; ou encore ceux qui ont payé aux colons,
chaque verre d'eau qu'ils buvaient, oubliant comme à Perrégaux,
ou ailleurs, que ces colons avaient fait installer (à leur
frais) un système de douches, pour les débarrasser de cette
terre d'Algérie, qu'ils ont fini par laisser à la semelle
de leurs souliers.
Non, nous garderons le 5 décembre,
parce qu'il est l'anniversaire de l'élévation, au quai Branly,
à Paris, d'un mémorial qui conserve le nom gravé dans la pierre,
des soldats français et des harkis morts en Algérie, parce
qu'il a été reconnu par le Secrétariat d'État aux anciens
combattants comme journée nationale d'hommage à la mémoire
des plus de 22 000 militaires français et harkis, supplétifs
de l'armée française, tués dans la tourmente algérienne.
Oui ! Nous rejetons le 19
mars, parce qu'il est la date que le F.L.N a choisie pour
célébrer sa victoire sur la France et, parce qu'il ne peut
en aucun cas, signifier la fin des hostilités en Algérie.
Si certains l'oublient, nous, nous n'oublierons jamais les
dizaines de milliers de victimes civiles françaises de toutes
origines, parmi lesquelles plus de 100 000 harkis, pas plus
que nous n'oublierons ceux qui furent assassinés, parce qu'ils
étaient Européens et ceux qui furent livrés à leurs tortionnaires,
parce qu'ils étaient harkis trahis, désarmés, maintenus sur
place et massacrés dans d'atroces souffrances.
Mois de novembre, mois de décembre,
mois d'automne et d'hiver, mois de grisaille, de la couleur
des polémiques pénibles dont on nous accable et des souvenirs
trop cruels dont souffrent certaines familles.
Que nos malheurs passés, que notre
peine présente, ne nous empêchent pas égoïstement, d'avoir
une pensée émue pour les dix foyers qui ont perdu un père,
un mari, un fils, tombés en Afghanistan, contre ce même fanatisme
que nous avons connu.
Et pourtant, puisse la joie de
Noël, en cette fin de décembre, apporter un peu d'apaisement
à la peine de tous ceux qui pleurent un être cher disparu.
Le temps peut s'en aller, Madame,
les souvenirs des Oranais et des Oraniens, demeureront vivaces.
Les Pieds-Noirs sont des gens
qui n'oublient jamais.
L'Echo de l'Oranie
1/ Pierre de Ronsard