DIALOGUE
AVEC UN SOURD
Vous, Pieds-Noirs,
vous ne cesserez donc jamais de crier à l'injustice et à l'oubli
de la part de la France métropolitaine, de la part du gouvernement ?..
Et il y aura bientôt un demi-siècle que cela dure !..
Objection,
votre Honneur. Permettez à l'Écho de l'Oranie
de vous répondre ici.
D'abord à propos
de votre allusion au demi-siècle... Oui ! Depuis plus d'un
demi-siècle quarante-sept ans pour être plus précis nous
ne cessons de raconter la terre où nous sommes nés, les femmes
et les hommes qui y ont vécu et le grand uvre qu'elles et eux
ont réalisé dans ces départements français, dans cette Algérie
française que d'aucuns voudraient oublier, car même à jamais
perdue, elle reste le témoin de leur mauvaise conscience.
Un demi-siècle,
c'est aujourd'hui, l'âge du dernier des Pieds-Noirs, né là-bas.
C'est en gros, le temps de deux générations. Celles des « rapatriés ».
La seconde génération
n'a pu que se nourrir des souvenirs de ses parents et grands-parents,
souvenirs qu'il nous appartient de répéter et répéter sans cesse,
afin de verser dans la mémoire collective de nos enfants et
petits-enfants, du respect et de l'admiration n'ayons pas
peur des mots devant tant de sueurs et de sacrifices consentis
par leurs « vieux », pendant cent trente-deux ans,
pour la prospérité de l'Algérie et le plus grand rayonnement
de la France.
Quant à la première
génération, celle des hommes de soixante-dix à quatre vingt-dix
ans et plus, elle disparaît peu à peu... Terrassés par l'âge,
les anciens tombent, un à un, comme sont tombés leurs pères
à Verdun et aux Dardanelles, et leurs frères à Cassino, en Provence
et en Alsace... Avec eux, hélas, disparaît le souvenir de ce qu'ils
ont vécu, de ce qu'ils ont vu et de ce qu'ils ont fait là-bas.
Pour pasticher ce que disait Hemingway, toutes les fois que
le glas sonne pour un Pied-Noir, c'est un pan de mémoire de
l'Algérie Française qui s'écroule, c'est un trésor de souvenirs
qui s'efface.
Je prends
la liberté de vous interrompre : l'expression française
consacrée n'est pas « tomber comme à Cassino ou ailleurs »,
mais « tomber comme à Gravelotte ».
Nous apprécions
le souci de vocabulaire qui est le vôtre, alors que nous débattons
de sujets si dramatiques. Il nous permettra de vous préciser
- vous l'aviez sans doute oublié - qu'à Gravelotte aussi, entre
le 16 et le 18 août 1870, des Français d'Algérie, ne vous
en déplaise, accourus nombreux, sont tombés pour défendre la
Mère Patrie...
Alors, de grâce,
même si un demi-siècle s'est écoulé, vous nous permettrez, maintenant
plus que jamais, de parler encore et encore d'injustice et d'oubli.
Mais enfin,
où est donc cette injustice permanente dont vous parlez sans
cesse ?
Ce serait trop facile
de répondre à cette question en énumérant des faits archiconnus
sauf de ceux qui ne veulent pas les connaître depuis la
spoliation des biens et le non-remboursement des indemnités
dues par les uns et par les autres, jusqu'aux tracasseries administratives,
pour ne pas dire l'humiliation, d'avoir à passer par l'état-civil
de Nantes, relevant du Ministère des Affaires étrangères. En
outre, vous pourriez nous reprocher de nous répéter. Mais l'actualité
récente nous fournit un exemple des « deux poids et deux
mesures » dont souffrent les Pieds-Noirs.
Vous n'êtes pas
sans savoir que le 29 mars dernier, le peuple Mahorais,
habitant l'île de Mayotte, a été appelé à se prononcer par referendum,
pour savoir s'il voulait que Mayotte devienne un département
français d'outre-mer.
Loin de nous l'idée
de nous interroger sur le patriotisme des Mahorais, voulant
se rattacher à la France, même si le Secrétaire d'État à l'outre-mer,
menant campagne a pu déclarer : « On va dire clairement
tout ce qui va changer, tout ce qui va bouleverser la vie des
Mahorais », notamment « quand on pourra toucher le
RMI » (sic). La belle motivation que voilà !
Non ! Ce qui
nous fait soupirer deux poids, deux mesures - ce sont
les arguments pour expliquer qu'il était normal que ce
soit les habitants de Mayotte qui se prononcent et non le peuple
français. Le chef de l'État a exprimé sa
satisfaction devant les premiers résultats obtenus, 94,1 %
pour le oui, contre 4,6 % pour le non. Il a ajouté :
« La France, depuis 1958, s'était engagée
à maintes reprises à ouvrir un processus institutionnel
tiens donc devant permettre à Mayotte d'accéder
au statut de département français d'outre-mer »
et il a ajouté « La parole de l'Etat se devait
d'être enfin respectée !!! »
« Depuis 1958 ».
Il est vraiment des coïncidences douloureuses... Un demi-siècle,
comme par hasard... « La parole de l'État » La parole
donnée en mai 1958, ne se devait-elle pas, elle, d'être
respectée, après le cynique « Je vous ai compris ! »
et le « Vive l'Algérie française » de Mostaganem !
Mais, sa Toute-Puissance étoilée en avait décidé autrement.
Pour le referendum du 8 avril 1962, qui devait sceller
le sort de leur province, les Pieds-Noirs se virent refuser
le droit d'être interrogés. Certes, malgré l'édition spéciale
de l'Écho d'Oran, vite saisie par le pouvoir, qui titrait :
« L'Algérie française non consultée répond NON ! »,
nous aurions perdu ce plébiscite conditionné à l'avance par
qui vous savez. Mais du moins, c'eût été conforme aux institutions
de la démocratie.
Ce qui n'était pas
« institutionnel » dans le but de perdre les départements
français d'Algérie, le devient aujourd'hui pour « gagner »
un département d'outre-mer. Tant mieux pour les Mahorais qui
« s'inscrivent dans la République française » (avec
ce que cela rapporte). Mais pour nous, un demi-siècle après,
n'est-il pas normal de nous indigner de cette injustice politique
qui, portant atteinte à la plus élémentaire démocratie, nous
a privés de nos droits les plus légitimes ? ...
C'est un
point de vue. Mais pourquoi parler sans cesse d'oubli à votre
encontre. Ne pourriez-vous pas tourner la page ? Croyez-vous
que vous êtes les seuls oubliés ?
Sans doute ne
sommes-nous pas les seuls oubliés, nous vous le concédons bien
volontiers. Actuellement, le sommet de l'État est trop surmené
pour penser à tout et à tous.
N'avons-nous pas
failli oublier qu'un Président se doit d'assister à une finale
de la Coupe de France de football ? Certes, c'était une
affaire qui, cette année, ne concernait que les Bretons. Fort
heureusement en réponse à la Bretagne qui pouvait très légitimement
se sentir offensée, on s'est souvenu à temps qu'il valait mieux
se rendre au Stade de France et le problème a été résolu.
Plus sérieux peut-être :
n'a-t-on pas oublié le sacrifice des soldats anglais sur les
plages de Normandie, en n'invitant pas, le 6 juin, sa majesté
la reine d'Angleterre aux commémorations du débarquement allié ?
En réponse aux explications de l'Élysée, la presse britannique
n'y est pas allée avec le dos de la cuillère, n'hésitant pas
à parler de lèse-majesté. Faisons confiance aux restes de l'Entente
cordiale pour trouver un arrangement diplomatique.
Alors, faut-il que
nous, Pieds-Noirs, soyons les seuls à ne rien dire, lorsque
par exemple, le 8 mai, le Chef de l'État, évoquant le sacrifice
des soldats « indigènes », a oublié, purement et simplement
les combattants Pieds-Noirs.
Dans ces conditions,
permettez-nous, votre Honneur, non pas de vous rappeler, mais
de vous asséner quelques vérités premières.
Certes, les Français
d'Algérie n'oublient pas, eux, les combattants maghrébins, mais
ils vous précisent car les chiffres sont têtus que ces derniers
étaient sur le front, 233 000 hommes, soit 1,58 %
de la population, alors que les Pieds-Noirs étaient 180 000,
soit 16 % de la population.
Mais il est des
chiffres encore plus significatifs : au soir du 8 mai
1945, les troupes noires ou nord-africaines comptaient 12 000
tués, soit un taux de mortalité de 5 %, alors que les Pieds-Noirs
battaient un triste record avec 14 000 tués pour un taux
de 8 %. Ces chiffres et pourcentages ont été avancés par
le Maréchal Juin, lui-même dans ses Mémoires.
Alors, si le chef
de l'État n'a pas oublié le sacrifice des « Indigènes »,
ce qui est concevable, pourquoi n'a-t-il pas eu un seul mot
pour le sacrifice encore plus grand des Pieds-Noirs ?
On ne peut
penser à tout et à tous ! Il arrive qu'on oublie certains ».
Dont acte. Sur ce
point, nous sommes d'accord. On a oublié les harkis et particulièrement
les « harkis blancs », ces supplétifs européens qui
ont payé un lourd tribut à la guerre d'Algérie et dont le président
n'a pas voulu entendre la voix, à Fréjus, comme on a oublié
les commandos de Din-Binh - Il est vrai que cela se passait
bien loin, en Indochine française.
Alors, pour conclure,
trêve de mesquineries, au-delà du politiquement correct et loin
des « repentances coloniales » de plus en plus prisées
ces derniers temps, relisons ces mots du Général de Monsabert
qui a eu l'honneur de mener les « Africains » au feu.
« Tous unis,
chrétiens, musulmans, israélites... vous étiez venus écarter les
voiles de deuil de la Mère Patrie, briser ses chaînes de captive
et lui rendre la vie, cette vie que 130 ans plus tôt elle vous
avait donnée. C'est l'Afrique française, c'est l'armée d'Afrique,
l'armée de votre sang et de votre amour qui a accompli ce miracle.
Quelle amère
destinée que la vôtre ! Vous n'avez trouvé
d'autre reconnaissance que l'arrachement de votre sol et de
vos biens, l'éloignement de vos tombes et de vos êtres
familiers, et le débarquement dans une fuite exigée
par une métropole sans entrailles, sur ces mêmes
plages où vous lui aviez apporté la générosité
de votre attachement jusqu'au sacrifice sous les plis de vos
drapeaux ».
Et après ça, vous
voudriez que nous cessions de crier à l'injustice et à l'oubli !!!
L'Écho de l'Oranie