N°323 Juillet-août 2009

DIALOGUE AVEC UN SOURD

Vous, Pieds-Noirs, vous ne cesserez donc jamais de crier à l'injustice et à l'oubli de la part de la France métropolitaine, de la part du gouvernement ?.. Et il y aura bientôt un demi-siècle que cela dure !..

— Objection, votre Honneur. Permettez à l'Écho de l'Oranie de vous répondre ici.

D'abord à propos de votre allusion au demi-siècle... Oui ! Depuis plus d'un demi-siècle — quarante-sept ans pour être plus précis — nous ne cessons de raconter la terre où nous sommes nés, les femmes et les hommes qui y ont vécu et le grand œuvre qu'elles et eux ont réalisé dans ces départements français, dans cette Algérie française que d'aucuns voudraient oublier, car même à jamais perdue, elle reste le témoin de leur mauvaise conscience.

Un demi-siècle, c'est aujourd'hui, l'âge du dernier des Pieds-Noirs, né là-bas. C'est en gros, le temps de deux générations. Celles des « rapatriés ».

La seconde génération n'a pu que se nourrir des souvenirs de ses parents et grands-parents, souvenirs qu'il nous appartient de répéter et répéter sans cesse, afin de verser dans la mémoire collective de nos enfants et petits-enfants, du respect et de l'admiration — n'ayons pas peur des mots — devant tant de sueurs et de sacrifices consentis par leurs « vieux », pendant cent trente-deux ans, pour la prospérité de l'Algérie et le plus grand rayonnement de la France.

Quant à la première génération, celle des hommes de soixante-dix à quatre vingt-dix ans et plus, elle disparaît peu à peu... Terrassés par l'âge, les anciens tombent, un à un, comme sont tombés leurs pères à Verdun et aux Dardanelles, et leurs frères à Cassino, en Provence et en Alsace... Avec eux, hélas, disparaît le souvenir de ce qu'ils ont vécu, de ce qu'ils ont vu et de ce qu'ils ont fait là-bas. Pour pasticher ce que disait Hemingway, toutes les fois que le glas sonne pour un Pied-Noir, c'est un pan de mémoire de l'Algérie Française qui s'écroule, c'est un trésor de souvenirs qui s'efface.

— Je prends la liberté de vous interrompre : l'expression française consacrée n'est pas « tomber comme à Cassino ou ailleurs », mais « tomber comme à Gravelotte ».

— Nous apprécions le souci de vocabulaire qui est le vôtre, alors que nous débattons de sujets si dramatiques. Il nous permettra de vous préciser - vous l'aviez sans doute oublié - qu'à Gravelotte aussi, entre le 16 et le 18 août 1870, des Français d'Algérie, ne vous en déplaise, accourus nombreux, sont tombés pour défendre la Mère Patrie...

Alors, de grâce, même si un demi-siècle s'est écoulé, vous nous permettrez, maintenant plus que jamais, de parler encore et encore d'injustice et d'oubli.

— Mais enfin, où est donc cette injustice permanente dont vous parlez sans cesse ?

Ce serait trop facile de répondre à cette question en énumérant des faits archiconnus — sauf de ceux qui ne veulent pas les connaître — depuis la spoliation des biens et le non-remboursement des indemnités dues par les uns et par les autres, jusqu'aux tracasseries administratives, pour ne pas dire l'humiliation, d'avoir à passer par l'état-civil de Nantes, relevant du Ministère des Affaires étrangères. En outre, vous pourriez nous reprocher de nous répéter. Mais l'actualité récente nous fournit un exemple des « deux poids et deux mesures » dont souffrent les Pieds-Noirs.

Vous n'êtes pas sans savoir que le 29 mars dernier, le peuple Mahorais, habitant l'île de Mayotte, a été appelé à se prononcer par referendum, pour savoir s'il voulait que Mayotte devienne un département français d'outre-mer.

Loin de nous l'idée de nous interroger sur le patriotisme des Mahorais, voulant se rattacher à la France, même si le Secrétaire d'État à l'outre-mer, menant campagne a pu déclarer : « On va dire clairement tout ce qui va changer, tout ce qui va bouleverser la vie des Mahorais », notamment « quand on pourra toucher le RMI » (sic). La belle motivation que voilà !

Non ! Ce qui nous fait soupirer — deux poids, deux mesures - ce sont les arguments pour expliquer qu'il était normal que ce soit les habitants de Mayotte qui se prononcent et non le peuple français. Le chef de l'État a exprimé sa satisfaction devant les premiers résultats obtenus, 94,1 % pour le oui, contre 4,6 % pour le non. Il a ajouté : « La France, depuis 1958, s'était engagée à maintes reprises à ouvrir un processus institutionnel — tiens donc — devant permettre à Mayotte d'accéder au statut de département français d'outre-mer » et il a ajouté « La parole de l'Etat se devait d'être enfin respectée !!! »

« Depuis 1958 ». Il est vraiment des coïncidences douloureuses... Un demi-siècle, comme par hasard... « La parole de l'État » La parole donnée en mai 1958, ne se devait-elle pas, elle, d'être respectée, après le cynique « Je vous ai compris ! » et le « Vive l'Algérie française » de Mostaganem ! Mais, sa Toute-Puissance étoilée en avait décidé autrement. Pour le referendum du 8 avril 1962, qui devait sceller le sort de leur province, les Pieds-Noirs se virent refuser le droit d'être interrogés. Certes, malgré l'édition spéciale de l'Écho d'Oran, vite saisie par le pouvoir, qui titrait : « L'Algérie française non consultée répond NON ! », nous aurions perdu ce plébiscite conditionné à l'avance par qui vous savez. Mais du moins, c'eût été conforme aux institutions de la démocratie.

Ce qui n'était pas « institutionnel » dans le but de perdre les départements français d'Algérie, le devient aujourd'hui pour « gagner » un département d'outre-mer. Tant mieux pour les Mahorais qui « s'inscrivent dans la République française » (avec ce que cela rapporte). Mais pour nous, un demi-siècle après, n'est-il pas normal de nous indigner de cette injustice politique qui, portant atteinte à la plus élémentaire démocratie, nous a privés de nos droits les plus légitimes ? ...

— C'est un point de vue. Mais pourquoi parler sans cesse d'oubli à votre encontre. Ne pourriez-vous pas tourner la page ? Croyez-vous que vous êtes les seuls oubliés ?

— Sans doute ne sommes-nous pas les seuls oubliés, nous vous le concédons bien volontiers. Actuellement, le sommet de l'État est trop surmené pour penser à tout et à tous.

N'avons-nous pas failli oublier qu'un Président se doit d'assister à une finale de la Coupe de France de football ? Certes, c'était une affaire qui, cette année, ne concernait que les Bretons. Fort heureusement en réponse à la Bretagne qui pouvait très légitimement se sentir offensée, on s'est souvenu à temps qu'il valait mieux se rendre au Stade de France et le problème a été résolu.

Plus sérieux peut-être : n'a-t-on pas oublié le sacrifice des soldats anglais sur les plages de Normandie, en n'invitant pas, le 6 juin, sa majesté la reine d'Angleterre aux commémorations du débarquement allié ? En réponse aux explications de l'Élysée, la presse britannique n'y est pas allée avec le dos de la cuillère, n'hésitant pas à parler de lèse-majesté. Faisons confiance aux restes de l'Entente cordiale pour trouver un arrangement diplomatique.

Alors, faut-il que nous, Pieds-Noirs, soyons les seuls à ne rien dire, lorsque par exemple, le 8 mai, le Chef de l'État, évoquant le sacrifice des soldats « indigènes », a oublié, purement et simplement les combattants Pieds-Noirs.

Dans ces conditions, permettez-nous, votre Honneur, non pas de vous rappeler, mais de vous asséner quelques vérités premières.

Certes, les Français d'Algérie n'oublient pas, eux, les combattants maghrébins, mais ils vous précisent — car les chiffres sont têtus — que ces derniers étaient sur le front, 233 000 hommes, soit 1,58 % de la population, alors que les Pieds-Noirs étaient 180 000, soit 16 % de la population.

Mais il est des chiffres encore plus significatifs : au soir du 8 mai 1945, les troupes noires ou nord-africaines comptaient 12 000 tués, soit un taux de mortalité de 5 %, alors que les Pieds-Noirs battaient un triste record avec 14 000 tués pour un taux de 8 %. Ces chiffres et pourcentages ont été avancés par le Maréchal Juin, lui-même dans ses Mémoires.

Alors, si le chef de l'État n'a pas oublié le sacrifice des « Indigènes », ce qui est concevable, pourquoi n'a-t-il pas eu un seul mot pour le sacrifice encore plus grand des Pieds-Noirs ?

— On ne peut penser à tout et à tous ! Il arrive qu'on oublie certains ».

Dont acte. Sur ce point, nous sommes d'accord. On a oublié les harkis et particulièrement les « harkis blancs », ces supplétifs européens qui ont payé un lourd tribut à la guerre d'Algérie et dont le président n'a pas voulu entendre la voix, à Fréjus, comme on a oublié les commandos de Din-Binh - Il est vrai que cela se passait bien loin, en Indochine française.

Alors, pour conclure, trêve de mesquineries, au-delà du politiquement correct et loin des « repentances coloniales » de plus en plus prisées ces derniers temps, relisons ces mots du Général de Monsabert qui a eu l'honneur de mener les « Africains » au feu.

« Tous unis, chrétiens, musulmans, israélites... vous étiez venus écarter les voiles de deuil de la Mère Patrie, briser ses chaînes de captive et lui rendre la vie, cette vie que 130 ans plus tôt elle vous avait donnée. C'est l'Afrique française, c'est l'armée d'Afrique, l'armée de votre sang et de votre amour qui a accompli ce miracle.

Quelle amère destinée que la vôtre ! Vous n'avez trouvé d'autre reconnaissance que l'arrachement de votre sol et de vos biens, l'éloignement de vos tombes et de vos êtres familiers, et le débarquement dans une fuite exigée par une métropole sans entrailles, sur ces mêmes plages où vous lui aviez apporté la générosité de votre attachement jusqu'au sacrifice sous les plis de vos drapeaux ».

Et après ça, vous voudriez que nous cessions de crier à l'injustice et à l'oubli !!!

L'Écho de l'Oranie