Pardonnez-moi si ce que vous allez lire vous choque. Mais cette violence
que nous subissons depuis tant d'années, n'est-elle
pas plus choquante, justement parce qu'elle s'exprime
insidieusement ?
Nous nous y sommes adaptés. Contraints que nous
étions, en ce pays où le cri de la victime
est devenu plus gênant que le coup de son assassin.
Nous subissons l'inadmissible par adaptation inconsciente ;
nous recevons l'inacceptable avec une manière
d'habitude silencieuse qui fait croire que nous l'acceptons.
Mais ceux qui nous méprisent ignorent que notre
capacité de résistance est immense. Ils
oublient que c'est un million d'hommes révoltés
qui ont été chassés de leur terre
en 1962.
Et il n'est désormais pas de mois, où
une blessure nouvelle ne vient nous marquer de son fer
rougi aux feux de la haine.
Inutile d'en dresser une liste, car certainement j'en
oublierais. Entre journaux télévisés,
documentaires TV, films, presse écrite, radios,
déclarations politiques, les uns nous portent
leurs coups, tandis que les autres nous plaignent pour
nous préparer au coup suivant.
Mais il vient un moment où s'effectue un déclic
mystérieux. Où une frontière est
franchie. Le moment où un mouvement de colère
monte en nous, car soudain trop c'est trop.
Une indignation sans nom brusquement nous embrase. Et
les jours et les semaines ne parviennent plus à
l'éteindre. Nous la sentons qui bouillonne dans
notre poitrine, quelque part entre larmes et fureur ;
et cette indignation se mue en un sentiment de révolte.
Révolte devant l'inconcevable réalisé
et banalisé. Devant le crime et le scandale.
« Devant cette injustice qui a pris peu à
peu l'échelle démesurée de l'Histoire ».
C'est bien cela que nous vivons aujourd'hui. Car plus
que d'un crime, c'est d'un scandale absolu qu'il s'agit.
Si le crime est circonscrit dans le temps, le scandale
s'installe dans l'éternel. Il est donc imprescriptible.
Je veux parler du scandale absolu du ravage de nos cimetières,
et de la destruction préméditée
qui les saisit pierre après pierre. Devant les
tombes éventrées, devant l'outrage, les
mots perdent leur force ; notre indignation voudrait
en forger de nouveaux. Mais nos bouches restent closes
et nos yeux se font secs.
Scandale absolu ! Mille volcans explosant ne sont rien face à notre
silence ! Les pierres jaillies de leurs entrailles,
comme les cris de nos gorges, bondissent vers les cieux,
mais retomberont en pluie, n'importe quand, comme autant
de météorites pour écraser de leur divin courroux l'inacceptable
et ses complices. Mais en cette attente, il nous faut
tenir.
Morts quatre fois, est-il écrit en titre. Est-il possible
de mourir plusieurs fois ? Hélas pour les nôtres,
la réponse est oui.
Première mort : celle qui
se voit, et qui nous attend. Celle qui viendra couronner
chacune de nos vies. Celle qui nous a donné rendez-vous
au jour de la naissance, et qu'il ne faut pas voir comme
le fait de l'absurde, mais comme la tendre caresse de
cette terre, si indifférente à notre solitude.
Une vie d'aventure et de travail. Une vie de
bonheurs et de difficultés. Avec des efforts et de la
joie. Des mouvements de lassitude compensés par ces
instants enivrants et fugaces, où il nous était donné
d'effleurer le visage de Dieu.
Telle fut la vie de nos parents avant qu'ils ne la rendent
tel un diamant somptueux, à la gangue de la mort et
de l'éternité.
C'est celle que j'espère pour moi. Elle les a quittés
à leur heure. Parfois trop tôt. Mais tous ont accompli,
par une mort digne, une vie empreinte de dignité.
Pauvres le plus souvent, ils nous ont légué leur plus
grande fortune. Celle que rien ne comptabilise car plus
immatérielle que l'or, et plus insaisissable que le
vent de la mer. Celle qui ne vaut rien, et qui les a
faits homme. Bien qu'ignorant le sens de ce mot, ils
ont construit et nous ont transmis le concept d'humanité.
Ils nous ont appris que le bonheur était le propre de
l'homme, et qu'il fallait le répandre autour de soi.
Nous les avons conduits en terre. Bien à l'abri, dans
ces cimetières tranquilles, à l'ombre des barrières
d'ifs et des lignes de cyprès. Nous avons imaginé pour
eux une éternité de soleil et de mer, de vents brûlants
et de rêves de sables.
Et refermant la pierre, nous pensions qu'un jour nous
devions les rejoindre et reprendre le dialogue interrompu.
Mais longtemps plus tard, pour avoir beaucoup de choses
à leur raconter.
Voilà le destin de tout homme, la preuve du lien établi
et scellé entre ceux qui furent et ceux qui ne sont
pas encore. Et sans limite de temps, car telle est la
loi. Mais cette loi presque divine a été rompue. Juste
pour nous.
Seconde mort : Un mot étrange
est venu briser les vivants, il se prononce exil. Il
a peu de lettres et de sens. Il est un jour entré par
effraction, et de ses griffes d'acier nous a traînés
ailleurs. N'importe où, mais ailleurs. L'exil est comme
La Peste et l'Étoile Jaune, une condamnation sans procès
ni défense.
Tel fut notre destin. Nous nous sommes laissé
séparer de nos morts et de nos cimetières. Nos cris
et nos ongles ne purent rien empêcher : la vie
devait se payer du prix de cette séparation brutale.
Abandon
forcé par le canon des mitrailleuses et le rasoir des
égorgeurs. Abandon dont nous ne sommes pas coupables.
L'un des miens m'a dit il y a peu : « J'avais
eu le temps de monter jusqu'au cimetière. C'était
une heure avant le bateau. J'étais seul ;
dehors le massacre et le chaos. Mais je m'en foutais ;
jamais je n'ai autant pleuré de ma vie :
je venais de comprendre que c'était ma dernière
visite. Et pourtant, je suis ressorti les yeux et le
cur apaisés ; comme si les voix montant
de la terre m'avaient donné leur accord pour
ce départ. Comme s'ils m'avaient murmuré :
" Va ; va ; n'attends plus, tout
est bien ''. Je n'ai jamais oublié ces dernières
minutes de communion avec eux ».
Les responsables de cette seconde mort sont ceux qui
ont poussé à ce forfait et l'ont permis. Ennemis de
la veille, associés pour nous détruire. Mais leur crime
est presque sans importance face à la troisième mort
qui a ensuite dévoilé son épouvantable visage.
Cette troisième mort, c'est celle
de la destruction programmée de nos cimetières. Elle
débuta furtivement, et au début fut imperceptible. Comme
l'alibi parfait de ceux qui, au sud armaient le bras
des profanateurs, et ceux qui au nord, avaient décidé
de n'en rien voir.
Ce furent d'abord les murs de clôture qui s'effondraient ;
les éléments mobiles, pots, vasques, plaques, disparaissant
les uns après les autres ; les ordures tombant
du ciel par tombereaux, et s'entassant dans les allées
et sur les dalles. Les arbres s'abattant par miracle
mille fois répété, explosant toujours une ou plusieurs
tombes.
Et enfin les tombes s'écrasant d'elles-mêmes comme sous
le poing du Diable. Permettant ainsi aux caveaux de
s'ouvrir, et l'ultime crime, la destruction des cercueils,
et l'éparpillement des dépouilles.
Carpentras multiplié par mille, par cinquante mille.
Mais Carpentras sans défilé, sans article de presse
ni discours vengeurs. Carpentras sans journalistes comme
toujours assoiffés de vérité. Un Carpentras sans bruit
et sans rienÉ Juste nos larmes, et nos initiatives pour
tenter d'endiguer le raz-de-marée de l'horreur.
J'accuse le gouvernement algérien de duplicité et de
complicité active. Pleurnichant juste ce qu'il faut,
mais assurant l'impunité à ceux dont, par sa passivité
réjouie, il arme les bras de leurs marteaux affreux.
J'accuse les autorités algériennes, après avoir tué
les vivants, de vouloir tuer les morts dans une nouvelle
guerre sans nom.
Je les accuse, par cet odieux calcul, d'effacer jusqu'à
notre souvenir de la mémoire des Algériens, et sans
doute aussi de la timide souvenance française. J'accuse
enfin le pouvoir algérien du plus grand génocide qui
puisse être : celui de la mémoire.
J'accuse toute la grande presse française de taire ce
qu'elle sait.
J'accuse les autorités françaises, du sous-préfet jusqu'au
Président, de la plus grande complicité qui soit :
celle de la lâcheté du silence. Car tous sont informés ;
mais chacun se tait pour d'inavouables raisons que le
tribunal de l'Histoire retiendra un jour, en circonstances
aggravantes.
J'accuse le Pouvoir de ce pays de non-assistance à morts
en danger. Je le répète : il y a, de part et d'autre
de la Mer, la décision non écrite et non reconnue, là-bas
d'effacer des milliers de sépultures, et ici de n'en
rien dire.
Ouvrons nos yeux : depuis l'aube de l'humanité
et l'ère des civilisations, les hommes ont toujours
respecté les morts. C'est un principe absolu :
un cimetière est un lieu sacré, une tombe intouchable.
Souvent même les combattants portaient en terre les
corps de leurs pires ennemis.
Ce fut vrai jusqu'à la naissance des totalitarismes,
religieux ou politiques. Et bien ce principe n'est plus ;
et la France y contribue. Cette horreur ne sera pas
sans conséquences matérielles et morales.
J'accuse enfin la France d'avoir imaginé la plus déshonorante
des manuvres, celle qui invente la quatrième mort de
nos parents.
La quatrième mort. Certains des
nôtres, avec beaucoup de naïveté d'âme, y ont décelé
une solution positive. Ils ont peut-être raison, et
sans doute ai-je tort. Mais cette colère sourde qui
ne me quitte plus me murmure le contraire.
Admirons dans toute sa monstruosité ce scénario
d'épouvante. Scénario imaginé par ceux dont la charge
naturelle est de défendre et protéger. Puisqu'il n'est
pas question d'endiguer le pire, et bien organisons
le pire tout en affirmant le contraire.
Et c'est ainsi que nos pauvres morts ont été exhumés
avec une discrétion maximale. Que dans des dizaines
et des dizaines de cimetières, leurs restes ont été
arrachés de leur terre natale, et rangés en misérables
boîtes anonymes ; que ces petites boîtes ont été
entassées par milliers, dans d'anonymes cubes de béton
scellés.
Sans identité, sans signes aucun, sans croix ni étoiles.
Même résultat que l'éparpillement. Quand il aurait été
si simple d'installer ces bunkers bétonnés quelque part
dans le coin le plus désert, le plus inhospitalier de
cette France au cur sec.
Qu'on ne me parle pas d'impossibilité juridique. Des
accords d'Evian, de souveraineté nationale, de conventions
gouvernementales, et autres fariboles. Rien n'est impossible
à qui place sa dignité d'État au premier rang de ses
principes. Impensable alors. Mais ici le déshonneur
suprême à pour nom Repentance.
Combien de temps dureront ces bunkers de la honte ?
En toute logique pas longtemps. Les pluies d'ordures
et les marteaux de la haine les rattraperont tôt ou
tard. Mais grâce au nouvel anonymat, ce sera moins grave :
sauf pour ceux d'entre nous qui vivront encore, personne
ne saura clairement de quoi il s'agira.
Bernanos ! Toi qui porté par une magnifique indignation,
toi qui seul en ton temps, dénonças l'horreur d'autres
massacres réciproques, Bernanos Georges, il faut que
tu reviennes ; nous avons besoin de toi. Retraverse
le Styx et reviens-nous juste pour quelques jours.
Reviens nous dire la paix douloureuse des « Grands
cimetières sous la lune ». Reviens raconter à ces
amnésiques comment les nôtres furent édifiés et combien
ils étaient beaux. Maintenant qu'ils vont disparaître.
Á mon Père.
Gérard Rosenzweig