N°327 Mars-Avril 2010

ÉDITORIAL : « MORTS QUATRE FOIS »

Pardonnez-moi si ce que vous allez lire vous choque. Mais cette violence que nous subissons depuis tant d'années, n'est-elle pas plus choquante, justement parce qu'elle s'exprime insidieusement ?
Nous nous y sommes adaptés. Contraints que nous étions, en ce pays où le cri de la victime est devenu plus gênant que le coup de son assassin.
Nous subissons l'inadmissible par adaptation inconsciente ; nous recevons l'inacceptable avec une manière d'habitude silencieuse qui fait croire que nous l'acceptons.
Mais ceux qui nous méprisent ignorent que notre capacité de résistance est immense. Ils oublient que c'est un million d'hommes révoltés qui ont été chassés de leur terre en 1962.
Et il n'est désormais pas de mois, où une blessure nouvelle ne vient nous marquer de son fer rougi aux feux de la haine.
Inutile d'en dresser une liste, car certainement j'en oublierais. Entre journaux télévisés, documentaires TV, films, presse écrite, radios, déclarations politiques, les uns nous portent leurs coups, tandis que les autres nous plaignent pour nous préparer au coup suivant.

Mais il vient un moment où s'effectue un déclic mystérieux. Où une frontière est franchie. Le moment où un mouvement de colère monte en nous, car soudain trop c'est trop.
Une indignation sans nom brusquement nous embrase. Et les jours et les semaines ne parviennent plus à l'éteindre. Nous la sentons qui bouillonne dans notre poitrine, quelque part entre larmes et fureur ; et cette indignation se mue en un sentiment de révolte. Révolte devant l'inconcevable réalisé et banalisé. Devant le crime et le scandale.
« Devant cette injustice qui a pris peu à peu l'échelle démesurée de l'Histoire ».
C'est bien cela que nous vivons aujourd'hui. Car plus que d'un crime, c'est d'un scandale absolu qu'il s'agit. Si le crime est circonscrit dans le temps, le scandale s'installe dans l'éternel. Il est donc imprescriptible.
Je veux parler du scandale absolu du ravage de nos cimetières, et de la destruction préméditée qui les saisit pierre après pierre. Devant les tombes éventrées, devant l'outrage, les mots perdent leur force ; notre indignation voudrait en forger de nouveaux. Mais nos bouches restent closes et nos yeux se font secs.

Scandale absolu ! Mille volcans explosant ne sont rien face à notre silence ! Les pierres jaillies de leurs entrailles, comme les cris de nos gorges, bondissent vers les cieux, mais retomberont en pluie, n'importe quand, comme autant de météorites pour écraser de leur divin courroux l'inacceptable et ses complices. Mais en cette attente, il nous faut tenir.
Morts quatre fois, est-il écrit en titre. Est-il possible de mourir plusieurs fois ? Hélas pour les nôtres, la réponse est oui.

Première mort : celle qui se voit, et qui nous attend. Celle qui viendra couronner chacune de nos vies. Celle qui nous a donné rendez-vous au jour de la naissance, et qu'il ne faut pas voir comme le fait de l'absurde, mais comme la tendre caresse de cette terre, si indifférente à notre solitude.
Une vie d'aventure et de travail. Une vie de bonheurs et de difficultés. Avec des efforts et de la joie. Des mouvements de lassitude compensés par ces instants enivrants et fugaces, où il nous était donné d'effleurer le visage de Dieu.
Telle fut la vie de nos parents avant qu'ils ne la rendent tel un diamant somptueux, à la gangue de la mort et de l'éternité.
C'est celle que j'espère pour moi. Elle les a quittés à leur heure. Parfois trop tôt. Mais tous ont accompli, par une mort digne, une vie empreinte de dignité.
Pauvres le plus souvent, ils nous ont légué leur plus grande fortune. Celle que rien ne comptabilise car plus immatérielle que l'or, et plus insaisissable que le vent de la mer. Celle qui ne vaut rien, et qui les a faits homme. Bien qu'ignorant le sens de ce mot, ils ont construit et nous ont transmis le concept d'humanité. Ils nous ont appris que le bonheur était le propre de l'homme, et qu'il fallait le répandre autour de soi.
Nous les avons conduits en terre. Bien à l'abri, dans ces cimetières tranquilles, à l'ombre des barrières d'ifs et des lignes de cyprès. Nous avons imaginé pour eux une éternité de soleil et de mer, de vents brûlants et de rêves de sables.
Et refermant la pierre, nous pensions qu'un jour nous devions les rejoindre et reprendre le dialogue interrompu. Mais longtemps plus tard, pour avoir beaucoup de choses à leur raconter.
Voilà le destin de tout homme, la preuve du lien établi et scellé entre ceux qui furent et ceux qui ne sont pas encore. Et sans limite de temps, car telle est la loi. Mais cette loi presque divine a été rompue. Juste pour nous.

Seconde mort : Un mot étrange est venu briser les vivants, il se prononce exil. Il a peu de lettres et de sens. Il est un jour entré par effraction, et de ses griffes d'acier nous a traînés ailleurs. N'importe où, mais ailleurs. L'exil est comme La Peste et l'Étoile Jaune, une condamnation sans procès ni défense.
Tel fut notre destin. Nous nous sommes laissé séparer de nos morts et de nos cimetières. Nos cris et nos ongles ne purent rien empêcher : la vie devait se payer du prix de cette séparation brutale.
Abandon forcé par le canon des mitrailleuses et le rasoir des égorgeurs. Abandon dont nous ne sommes pas coupables.
L'un des miens m'a dit il y a peu : « J'avais eu le temps de monter jusqu'au cimetière. C'était une heure avant le bateau. J'étais seul ; dehors le massacre et le chaos. Mais je m'en foutais ; jamais je n'ai autant pleuré de ma vie : je venais de comprendre que c'était ma dernière visite. Et pourtant, je suis ressorti les yeux et le cœur apaisés ; comme si les voix montant de la terre m'avaient donné leur accord pour ce départ. Comme s'ils m'avaient murmuré : " Va ; va ; n'attends plus, tout est bien ''. Je n'ai jamais oublié ces dernières minutes de communion avec eux ».
Les responsables de cette seconde mort sont ceux qui ont poussé à ce forfait et l'ont permis. Ennemis de la veille, associés pour nous détruire. Mais leur crime est presque sans importance face à la troisième mort qui a ensuite dévoilé son épouvantable visage.

Cette troisième mort, c'est celle de la destruction programmée de nos cimetières. Elle débuta furtivement, et au début fut imperceptible. Comme l'alibi parfait de ceux qui, au sud armaient le bras des profanateurs, et ceux qui au nord, avaient décidé de n'en rien voir.
Ce furent d'abord les murs de clôture qui s'effondraient ; les éléments mobiles, pots, vasques, plaques, disparaissant les uns après les autres ; les ordures tombant du ciel par tombereaux, et s'entassant dans les allées et sur les dalles. Les arbres s'abattant par miracle mille fois répété, explosant toujours une ou plusieurs tombes.
Et enfin les tombes s'écrasant d'elles-mêmes comme sous le poing du Diable. Permettant ainsi aux caveaux de s'ouvrir, et l'ultime crime, la destruction des cercueils, et l'éparpillement des dépouilles.
Carpentras multiplié par mille, par cinquante mille. Mais Carpentras sans défilé, sans article de presse ni discours vengeurs. Carpentras sans journalistes comme toujours assoiffés de vérité. Un Carpentras sans bruit et sans rienÉ Juste nos larmes, et nos initiatives pour tenter d'endiguer le raz-de-marée de l'horreur.
J'accuse le gouvernement algérien de duplicité et de complicité active. Pleurnichant juste ce qu'il faut, mais assurant l'impunité à ceux dont, par sa passivité réjouie, il arme les bras de leurs marteaux affreux.
J'accuse les autorités algériennes, après avoir tué les vivants, de vouloir tuer les morts dans une nouvelle guerre sans nom.
Je les accuse, par cet odieux calcul, d'effacer jusqu'à notre souvenir de la mémoire des Algériens, et sans doute aussi de la timide souvenance française. J'accuse enfin le pouvoir algérien du plus grand génocide qui puisse être : celui de la mémoire.
J'accuse toute la grande presse française de taire ce qu'elle sait.
J'accuse les autorités françaises, du sous-préfet jusqu'au Président, de la plus grande complicité qui soit : celle de la lâcheté du silence. Car tous sont informés ; mais chacun se tait pour d'inavouables raisons que le tribunal de l'Histoire retiendra un jour, en circonstances aggravantes.
J'accuse le Pouvoir de ce pays de non-assistance à morts en danger. Je le répète : il y a, de part et d'autre de la Mer, la décision non écrite et non reconnue, là-bas d'effacer des milliers de sépultures, et ici de n'en rien dire.
Ouvrons nos yeux : depuis l'aube de l'humanité et l'ère des civilisations, les hommes ont toujours respecté les morts. C'est un principe absolu : un cimetière est un lieu sacré, une tombe intouchable. Souvent même les combattants portaient en terre les corps de leurs pires ennemis.
Ce fut vrai jusqu'à la naissance des totalitarismes, religieux ou politiques. Et bien ce principe n'est plus ; et la France y contribue. Cette horreur ne sera pas sans conséquences matérielles et morales.
J'accuse enfin la France d'avoir imaginé la plus déshonorante des manœuvres, celle qui invente la quatrième mort de nos parents.

La quatrième mort. Certains des nôtres, avec beaucoup de naïveté d'âme, y ont décelé une solution positive. Ils ont peut-être raison, et sans doute ai-je tort. Mais cette colère sourde qui ne me quitte plus me murmure le contraire.
Admirons dans toute sa monstruosité ce scénario d'épouvante. Scénario imaginé par ceux dont la charge naturelle est de défendre et protéger. Puisqu'il n'est pas question d'endiguer le pire, et bien organisons le pire tout en affirmant le contraire.
Et c'est ainsi que nos pauvres morts ont été exhumés avec une discrétion maximale. Que dans des dizaines et des dizaines de cimetières, leurs restes ont été arrachés de leur terre natale, et rangés en misérables boîtes anonymes ; que ces petites boîtes ont été entassées par milliers, dans d'anonymes cubes de béton scellés.
Sans identité, sans signes aucun, sans croix ni étoiles. Même résultat que l'éparpillement. Quand il aurait été si simple d'installer ces bunkers bétonnés quelque part dans le coin le plus désert, le plus inhospitalier de cette France au cœur sec.
Qu'on ne me parle pas d'impossibilité juridique. Des accords d'Evian, de souveraineté nationale, de conventions gouvernementales, et autres fariboles. Rien n'est impossible à qui place sa dignité d'État au premier rang de ses principes. Impensable alors. Mais ici le déshonneur suprême à pour nom Repentance.
Combien de temps dureront ces bunkers de la honte ? En toute logique pas longtemps. Les pluies d'ordures et les marteaux de la haine les rattraperont tôt ou tard. Mais grâce au nouvel anonymat, ce sera moins grave : sauf pour ceux d'entre nous qui vivront encore, personne ne saura clairement de quoi il s'agira.
Bernanos ! Toi qui porté par une magnifique indignation, toi qui seul en ton temps, dénonças l'horreur d'autres massacres réciproques, Bernanos Georges, il faut que tu reviennes ; nous avons besoin de toi. Retraverse le Styx et reviens-nous juste pour quelques jours.
Reviens nous dire la paix douloureuse des « Grands cimetières sous la lune ». Reviens raconter à ces amnésiques comment les nôtres furent édifiés et combien ils étaient beaux. Maintenant qu'ils vont disparaître.

Á mon Père.

Gérard  Rosenzweig