N°371 Juillet-Aout 2017

En guise d’éditorial

Oran il y a cinquante-cinq ans (1)

Général (2S) Claude-Denis Mouton

 

 

On nous rebat les oreilles avec la date du 19 mars qui est redevenue, avec une discrétion parfaitement maîtrisée, une date officielle pour commémorer le souvenir de toutes les victimes de la guerre d’Algérie. Mais, en ce qui concerne la fusillade de la rue d’Isly, le 26 mars 1962 et la dramatique journée du 5 juillet 1962 à Oran, ces évènements font l’objet d’une discrétion, d’un silence, voire d’un déni officiel qui en dit long sur la qualité de nos dirigeants successifs.

En revanche, il est apparu plus convenable au Secrétaire d’État aux Anciens combattants de se rendre officiellement à la commémoration des événements qui se sont déroulés à Sétif, le 8 mai 1945, alors que les autorités algériennes ont arrangé à leur manière le déroulement de cette tragédie en mettant en évidence uniquement la réaction répressive : ce que voulaient les instigateurs de la révolte.

Mais revenons aux six heures de massacre à Oran le jeudi 5 juillet 1962, il y a 55 ans aujourd’hui. Cinquante-cinq ans de mémoire douloureuse, de polémiques, de  questions  toujours  sans réponse.

N’en déplaise à tous ces cachotiers qui manipulent la vérité historique et qui voudraient faire passer cette tragédie pour une rumeur, voire une exagération des Pieds-Noirs, un massacre - et quel massacre ! a  bel et bien eu lieu, au point que certains l’ont qualifié de « Saint-Barthélemy des Pieds-Noirs ».

 

Ce 5 juillet-là, il y a donc cinquante-cinq ans, à Oran, période anniversaire du débarquement à Alger des troupes du maréchal de Bourmont, la ville la plus espagnole d’Algérie, celle de la douceur de vivre, cent mille Européens étaient encore restés et dont une partie était sur le point d’embarquer sur le port ou à l’aéroport de La Sénia, en dépit de la diffusion continuelle de mots d’ordre apaisants, d’appels au calme, voire à la réconciliation, une indescriptible chasse à l’Européen allait survenir et, c’est dans ce grand port de l’ouest algérien qu’allait être scellé le sort des derniers Pieds- Noirs.

Dès 9 heures du matin, dans le quartier arabe règne une animation fébrile en vue de célébrer l’indépendance, après 132 années de présence française. La population s’apprête à participer au grand défilé. La foule se dirige vers la ville européenne et gagne le centre. L’excitation est bien visible et conduit à quelques débordements symboliques, notamment devant la cathédrale une femme grimpe sur la statue équestre de Jeanne d’Arc, y accroche le drapeau algérien avant de se mettre à danser entre les pattes de la monture. Au rythme de la danse, les mains claquent, les applaudissements redoublent, les youyous des femmes fusentC’est une transe collective les manifestants surexcités sont dans un état semi-hystérique.

Vers 11h30, des coups de feu claquent, entraînant une panique indescriptible. La foule hurle et s’éparpille tandis que des hommes armés surgissent et se répandent également dans la ville européenne. On distingue des soldats du FLN, d’autres de l’ALN ainsi que des policiers de l’exécutif provisoire, les ATO  (auxiliaires temporaires occasionnels, en uniformes bariolés) sans oublier les pillards. Tous vont s’en prendre aux Pieds-Noirs et aux musulmans profrançais.

 

La chasse à l’homme commence avec son cortège d’exactions sordides, funestes et criminelles : courses et poursuites dans les immeubles, intrusions brutales dans les appartements, arrestations, regroupe- ments dans les couloirs ou les carrefours, molestations, lynchages, enlèvements, exécutions sommaires d’unesauvagerie insoutenable… On voit des victimes pendues à des crocs de boucher. La Grande poste est envahie vers midi : on y égorge les fonctionnaires. De nombreux Européens sont emmenés au quartier du Petit Lac qui deviendra un charnier pestilentiel.

Voilà l’image de la sauvagerie qui aujourd’hui éclate ça et dans notre pays et qui ne fera que se développer au grand étonnement de tous nos concitoyens qui ont été entretenus dans l’ignorance et qui découvrent, désemparés, ce que vous avez connu il y a plus d’un demi-siècle.

 

Le commandant militaire du groupement autonome d’Oran et du 24e Corps d’Armée, le général de division Katz, peut tout observer de son hélicoptère : les musulmans embusqués qui tirent à l’aveuglette, une ou deux mitrailleuses lourdes qui se déchaînent, des grappes d’Européens qui courent vers les casernes pour y trouver refuge, des voitures calcinées dont les occupants sont tirés comme des lapins.

À l’issue de ce survol qui aurait l’ébranler et le conduire à prendre les mesures qui s’imposent, le général va déjeuner et ce n’est que vers 14h30 qu’il donne l’ordre aux gendarmes mobiles d’intervenir. Il faudra attendre plus d’une heure avant qu’ils ne se déploient. Ce n’est qu’en début de soirée, vers 21 heures, qu’un calme relatif s’établit avec l’instauration d’un couvre-feu des autorités algériennes. Mais de nouveaux drames se dérouleront les jours suivants. À noter que les quatre seules interventions d’unités de l’armée de terre, non ordonnées par l’intéressé et non coordonnées entre elles, seront déclenchées à proximité des cantonnements. Il s’agira d’actions des 2e et 4e zouaves, du 5e RI avec deux half-tracks et d’engagements sévères du 8e Rima à la gare.

Oran, 5 juillet 1962. Des soldats du 2e Zouaves sont venus délivrer 450 européens

Cet épouvantable massacre sera évalué officiellement à 25 morts et 63 blessés par le directeur de l’hôpital, un médecin, militant actif du FLN ! La réalité de cette macabre journée est tout autre.

Le général Katz, qui cherchera à minimiser les évènements, fera état d’une centaine de morts. Jean- Pierre Chevènement, jeune énarque assurant l’intérim du préfet d’Oran, estimera à 807 morts la furie meurtrière des « vainqueurs ».

Aujourd’hui, les historiens « officiels » se partagent entre 200 et 400 victimes. On est loin des 25 morts ! Quelles que soient les batailles de chiffres, il faudra s’en tenir à des centaines de morts et des  centaines  de  disparus  sur  les 3.018 personnes enlevées, recensées par le gouvernement français, du 19 mars au 31 décembre 1962.

On comprend pourquoi les gaullistes, l’Algérie de Ben Bella et les anti colonialistes ont cherché à occulter cette rage vengeresse d’une sauvagerie insoutenable. Le massacre d’Oran, tout comme celui des harkis, aura été ainsi jeté dans les oubliettes de l’histoire, dans les basses fosses d’un silence officiel scrupuleusement entretenu.

Il est nécessaire d’apporter un éclairage sur les responsabilités.

Le FLN d’Oran n’accusera pas l’OAS d’être à l’origine des évènements. Le FLN désignera un lampiste, un voyou bien connu : ce dissident constituera un coupable idéal pour classer l’affaire. Néanmoins les responsabilités algériennes prêtent toujours à controverse. La rivalité entre l’ALN de l’extérieur et les politiques du GPRA aurait bien pu amener les nouveaux venus du Maroc à conce- voir une provocation. Dans l’impossibilité d’accéder aux archives algériennes, il est difficile de trancher.

Par-delà la responsabilité directe des massacreurs algériens, ce qui est indéniable, c’est que ces massacres n’auraient pas pris cette tournure et cette ampleur, si l’armée française était intervenue dès le début pour secourir les Européens et les musulmans pro-français pourchassés de 11 heures à 17 heures.

 

La meurtrière passivité du général Katz est inacceptable, tout autant que sa version développée dans son livre L’honneur d’un général paru en 1993. Il n’a fait que se réfugier derrière les ordres présidentiels. En effet, le 18 avril 1962, le président de Gaulle déclarait à ses ministres : « Nous agirons jusqu’au 1er juillet. La France n’aura plus la responsabilité de l’ordre public sur cette terre ».

Le 24 mai, il renouvelait sa décision :

« La France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le maintien de l’ordre après l’autodétermination. Elle aura le devoir d’assister les autorités algériennes, mais ce sera de l’assistance technique. Si les gens s’entremassacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités ».

Selon l’article V des « accords d’Évian », la France juridiquement pouvait protéger ses ressortissants jusqu’à la fin du mois de septembre. Selon Peyrefitte, le président refusa toujoursces prérogatives et désapprouva Messmer qui voulait faire adopter le 21 juin le concept « d’intervention dite d’initiative » dans le cas de légitime défense ou d’attaque caractérisée. La responsabilité juridique et morale du pouvoir français est indiscutable. Dans ses mémoires, l’ambassadeur de France André-François Poncet impute au général de Gaulle la responsabilité de ce dramatique massacre.

Mais cela ne dégage pas le général Katz surnommé « le boucher d’Oran » de la sienne. Un vrai chef n’a-t-il pas le choix entre la passivité zélée et la désobéissance honorable, quand bien même serait-il pris dans un faisceau d’exigences contradictoires ?

(1) Texte écrit en 2015 sous le titre Oran, il y a cinquante-trois ans.

 

Mis en page le 28/07/2017 par RP.