Extrait du journal algérien "EL Watan" en date du 13 novembre 2003

Idées et Débats

Libérer les Algériens du malheur

 

Les témoignages des immigrés ou des Français d'origine algérienne qui reviennent de leurs vacances en Algérie sont accablants. Ils portent présentement un jugement des plus terrifiants sur l'avenir probable du pays qu'ils viennent de quitter. Leur pessimisme d'aujourd'hui contraste avec la retenue sur fond d'espoir à laquelle les mêmes se tenaient encore il y a quelques mois. L'Algérie de l'espoir est bien morte. Une autre est en train de naître : elle se sent maudite.

Comment rester insensible devant le malheur de ce peuple algérien qui n'a pas le souvenir d'avoir connu de toute son histoire des 15 derniers siècles un seul rayon de soleil ? Et qui n'en voit pas poindre le moindre à l'horizon? Un peuple qui semble aujourd'hui privé de toute boussole, de toute "feuille de route" politique et économique. Le peuple algérien nous pose donc une lancinante question : existe-t-il une solution à la question algérienne ? Ou devons-nous nous résigner durablement à l'état actuel des choses ?

Je ne cacherai pas qu'à ce stade, je reste partagé par une réelle hésitation. Elle relève du respect humain. Accepter avec résignation les souffrances visibles ou silencieuses du peuple algérien serait assurément un crime devant l'Histoire. A juste titre les générations de demain nous en demanderaient compte. Nous avons le devoir aujourd'hui de faire enfin réagir l'opinion internationale sur la question algérienne. Mais infliger à ce peuple qui a tant souffert et à qui tant de fausses promesses ont déjà été faites, avoir la prétention de lui présenter une solution toute faite ne manque pas de mettre mal à l'aise. Je reste en effet convaincu qu'il n'existe pas de réponse viable au problème algérien en dehors des Algériens eux-mêmes.

Alors, je pense que la première chose à faire est d'écouter attentivement ce que nous disent ceux qui reviennent d'Algérie, de se faire l'écho des propos et des sentiments qu'ils expriment, de témoigner de leur détresse, d'en montrer sans fard et sans fausse pudeur la profondeur maintenant abyssale. Quelque cruelle que puisse en être la leçon.

Ce qui frappe à les écouter, c'est que les langues, maintenant, commencent à se délier. On entend parler de plus en plus ouvertement de l'impasse définitive dans laquelle se trouve engluée l'Algérie. On entend nos interlocuteurs rechercher confusément un espoir sans parvenir à en trouver dans ce qu'ils ont pu voir là-bas. On les voit s'enflammer quelques instants pour des rêves d'avenir économique et démocratique grandioses pour le pays qu'ils ont au cœur, mais reconnaître aussitôt que les réalités locales sont bien trop éloignées de ces utopies généreuses. Pourtant, une idée revient dans la quasi-unanimité de leurs propos : la seule solution vraiment réaliste pour l'Algérie, c'est le retour de la France, la recolonisation.

Il est proprement consternant de constater que tant de sang, de haines, d'orphelins, de vies fauchées en Algérie depuis 1954 n'ont conduit à rien d'autre qu'à revenir au point de départ. On l'avait déjà remarqué lors de la visite officielle de Jacques Chirac en Algérie : ce pays possède l'originalité d'être le seul au monde où la première revendication de la jeunesse est d'avoir enfin des visas pour s'en aller. (souligné par nous)

La profondeur de la désillusion actuelle des Algériens est telle que les tabous les plus ancrés de la culture de l'indépendance s'effondrent comme des idoles d'argile. Cette amertume libère tout un pays d'une chape de plomb qui l'étouffait depuis des années. La première victime de cette parole retrouvée, c'est le mythe du nationalisme primaire et agressif, de la fierté nationale exagérément sourcilleuse et obstinément aveugle aux réalités de la vie quotidienne. Un humoriste algérien osait récemment faire rire en rappelant le vieil adage qui affirme qu'une fois atteint le fond, on ne peut plus que remonter et en ajoutant que le peuple algérien, lui, était tellement pressé de trouver enfin son bonheur, qu'il continuait à creuser et à approfondir son trou.

On nous rapporte que l'Algérie d'aujourd'hui, c'est un peuple où chacun est réduit à la lutte pour sa survie, contraint au ridicule de partir au marché avec un panier de billets pour en ramener une poignée de légumes, où les difficultés quotidiennes ont développé d'une façon inimaginable les égoïsmes, où les valeurs morales ont disparu, où la devise générale est : "Chacun pour soi et Dieu pour moi !", où les prix à la consommation sont de fait indexés sur le pouvoir d'achat de la retraite des immigrés, ce qui engendre une inflation démentielle où le système scolaire a été ruiné par une arabisation forcenée, baptisée "bilinguisme" et qui se révèle à l'arrivée être un "zéro-linguisme", ce qu'ont su éviter les systèmes scolaires voisins du Maroc et de Tunisie qui, eux, ont su faire à temps marche arrière. On nous dit que l'Algérie d'aujourd'hui, c'est une économie surpressurée par cette forme de "fiscalité" des plus curieuses, la corruption, qui prend sa source dans la gestion des 20 milliards de la rente pétrolière et dans les monopoles impitoyables du port d'Alger, que c'est un pouvoir politico-militaire confisqué par une caste qui ne cède à la modernité que les concessions lui permettant de faire couler les robinets des aides financières des organismes internationaux, et qui se contente d'accorder à ses nationaux qu'une démocratie purement virtuelle, obstinément réduite aux apparences mais impossible à jamais toucher du doigt, ce qui paraît bien suffisant à cette caste pour calmer les attentes de l'opinion internationale.

En bref, on nous décrit un petit peuple qui vit là-bas un cauchemar, l'enfer des privations, des violences, de l'humiliation sous la domination brutale d'une élite d'analphabètes qui mène une vie paradisiaque et qui gouverne le pays avec la bénédiction pateline des grands de ce monde.

Il ne manque pas d'être étonnant que l'Algérie fasse systématiquement chez ces grands l'objet d'un tel tabou : ils semblent opposer à chaque remarque à son sujet le principe de non-ingérence. Pourtant, l'actualité internationale nous offre de multiples exemples où ces mêmes grands s'empressent de jeter aux orties ce même principe, qualifié alors de suranné, pour s'impliquer allégrement dans des interventions directes au cœur des affaires d'autres pays dont le poids dans le monde est bien moins évident. Et de trouver alors une solution efficace à leur problème. N'y a-t-il donc pas vraiment d'autre solution pour l'Algérie ? Ce pays, son peuple, ne mériteraient-ils pas mieux ? Son histoire ne lui promettait-elle pas un autre horizon ?

Avons-nous oublié que l'Algérie est peuplée depuis 9000 ans par ces Berbères qui ont ensuite participé à la construction de toutes les grandes civilisations du bassin méditerranéen, de l'Egypte antique, du monde gréco-romain, qui ont donné cinq papes à Rome et qui ont contribué à enrichir l'économie et la culture de tous les pays du sud de l'Europe ? Avons-nous oublié que ce pays qui avait subi trois colonisations, arabe, turque et finalement française, s'est vu finalement accorder l'indépendance en 1962 par le général de Gaulle ? Cet événement avait fait naître un immense espoir chez les Algériens : ils pensaient pouvoir devenir enfin maîtres de leur destin et envisageaient la perspective de se construire un avenir digne des grandes civilisations occidentales. Ils savaient pouvoir s'appuyer dans cette ambition sur un potentiel d'une richesse à faire pâlir d'envie nombre d'autres pays : des terres agricoles qui avaient fait de l'Algérie au cours des siècles le grenier à blé de l'Europe, une côte maritime de 1200 kilomètres, un potentiel touristique d'une originalité et d'une diversité inimaginable, un capital humain de réelle qualité, une abondance intéressante de matières premières, et, pour couronner le tout, une rente pétrolière offerte par Dieu comme un cadeau.

Comment, partie de si haut, l'Algérie a-t-elle pu tomber aujourd'hui si bas ? Comment son peuple a-t-il pu se retrouver plongé dans un tel cauchemar ? Comment l'espoir, la rage de vivre de 1962 ont-ils pu se muer en haine, en rage de tuer, en amertume, en larmes silencieuses ?

La malédiction de l'Algérie est loin d'avoir été seulement celle de la colonisation. Elle a été surtout celle du FLN, du parti unique. C'est lui qui a perpétué jusqu'au seuil du XXIe siècle les luttes sanguinaires et fratricides. C'est lui qui a introduit et perpétué en Algérie l'alignement sur les pires aberrations du stalinisme soviétique : nationalisations improductives, contrôle policier étouffant des populations, planification centralisée confiée aux généraux, fabrication d'une bourgeoisie politico-militaire incapable d'imaginer d'autre forme de pouvoir sur la nation que despotique et répressive.

C'est lui qui a gaspillé durablement la chance pétrolière à partir des années 1970, qui a bradé les possibilités agricoles du pays. C'est lui qui a plongé l'Algérie dans la dépendance alimentaire et technologique. C'est lui qui a d'abord martyrisé le peuple algérien, puis, qui, inquiet de la contestation montante causée par ses échecs de plus en plus visibles, a livré ce peuple aux fondamentalistes religieux venus d'Egypte pour l'accueil desquels il avait lancé une vague impressionnante de construction de mosquées. C'est lui qui a engendré son clone, le FIS, au projet politique finalement jumeau du sien. Ces fous, ainsi que quelques-uns d'entre nous l'ont très tôt remarqué, comme les "émirs" islamistes et les notables du FLN, se ressemblent et sont toujours parvenus à se comprendre au quart de tour ; ce n'est pas un hasard : ces deux clans sont impliqués de longue date dans un même jeu d'alliances complexes dont l'enjeu est le partage en leur sein de la rente pétrolière, des postes de pouvoir et des privilèges qui s'y rapportent.

On est bien loin, on le voit, du projet de société officiellement proclamé par les intégristes et qui serait de faire vivre l'Islam pour tous les musulmans. C'est une supercherie. Où est aujourd'hui la "race" arabe, sinon exclusivement dans la péninsule Arabique ? Et encore. Où est 1'"unité" du monde arabe durablement divisé entre un chiisme et un sunnisme profondément antagonistes ? L'"islamisme politique" n'est pas seulement une tromperie éhontée sur la nature de l'Islam. Il est aussi une sinistre utopie. Qui peut prétendre sérieusement que les livres sacrés de l'Islam contiennent les recettes magiques des technologies contemporaines, de la résolution de la crise du logement, de la lutte contre le SIDA, de l'expansion économique dans un monde mondialisé ? On n'ose imaginer la tête qu'aurait fait le sage Mahomet s'il avait entendu de son vivant de telles inepties.

Les chances de l'Algérie indépendante ont été pillées par une double escroquerie : celle du nationalisme d'abord puis, en plus aujourd'hui, celle du "fascisme vert" à la Ben Laden, cette maladie parasitaire de l'Islam. Ces faux militants et vrais milliardaires n'ont qu'un objectif : s'approprier pour leur propre compte le contrôle des biens matériels qui découlent directement ou indirectement de la direction de l'Etat, mettre la main sur le gâteau de la rente pétrolière, pourtant richesse commune des peuples musulmans. Où est là-dedans la tentative de "réforme de l'Islam" que prétendent y voir certains ?

Le bilan de leur lutte sauvage et sordide pour le pouvoir et pour la mainmise sur la rente pétrolière est sinistre pour les Algériens. Du moins pour ceux qui survivent au génocide barbare engendré par les luttes et les pratiques féodales de pouvoir de ces deux mafias.

Alors, reposons la question : quelle solution pour l'Algérie ? Un soulèvement du peuple contre son sort si injuste ? Eventualité très peu crédible compte tenu des traditions mentales si peu contestataires des Algériens. En dehors de la Kabylie qui mène seule le combat contre le pouvoir central. Une région à laquelle on a fait payer lourdement ses multiples soulèvements. Une "révolution des œuillets" des jeunes officiers ? Improbable également compte tenu de l'efficacité du "flicage" de l'appareil sécuritaire hérité du FLN ! Une victoire politique majoritaire des intégristes ? Inenvisageable en fait, au regard d'une constante durable de l'histoire algérienne : dans ce pays, jamais les résistances islamiques n'ont été assez puissantes pour l'emporter sur les appareils d'Etat, qu'ils soient nationaux ou coloniaux. L'élection d'un Président qui rénove le pays ? Soyons réalistes : après tous les échecs de son premier mandat, Bouteflika n'a pour seule préoccupation que de mettre en place les compromis, voire les compromissions, qui pourraient aider à sa réélection au premier semestre 2004.

Comment l'Algérie peut-elle donc espérer un jour sortir de l'impasse, faire son entrée dans le monde moderne, dans sa compétition économique ? La piste à suivre me paraît devoir découler directement de l'analyse de la cause profonde du drame algérien : la guerre de pouvoir entre les différents clans pour le partage de la rente pétrolière.

Une clef de compréhension essentielle de l'Algérie que le G 8 ne semble pas encore oser regarder en face. Il semble préférer détourner le regard et feindre d'ignorer que son silence est interprété par le clan "militaro-islamiste" algérien comme une autorisation des instances internationales à massacrer tranquillement son quota annuel de 10 000 vies algériennes. La philosophie de ce cynique pacte mercantiliste en plein XXIe siècle serait que ces 10 000 vies annuelles constitueraient finalement un assez acceptable prix du sang à accepter de laisser couler pour garantir la stabilité du pouvoir en Algérie. Un prix envisagé sans état d'âme tant par ceux qui veulent conserver les privilèges du pouvoir que par ceux qui voudraient en bénéficier à leur place ou enfin par ceux qui considèrent que l'exercice du pouvoir par l'armée serait finalement un pis- aller salutaire pour l'Algérie en l'état actuel de la menace islamiste.

Je suis de ceux que révulse un tel calcul. Au contraire, il m'est arrivé antérieurement d'avancer l'idée qu'une logique démocratique devrait exiger que le peuple algérien confisque des mains des assassins la rente pétrolière et se la réapproprie enfin en la privatisant. Je maintiens la nécessité démocratique et économique de cette perspective. Là semble être enfin la solution moderne réaliste, efficace, qui est recherchée désespérément depuis si longtemps par les Algériens. En l'état, toutefois, il n'échappera à personne, qu'elle risque de rester durablement un vœux pieux si un événement historique particulier ne vient pas y aider.

Cet événement historique, les grandes puissances internationales peuvent parfaitement le créer. Par une position très ferme de l'ONU et du FMI. Mieux encore, par un boycott radical des hydrocarbures algériens tant que ceux-ci resteront nationalisés. Qu'on considère seulement que la rente pétrolière provient essentiellement de l'exportation de cette matière première vers les pays industrialisés. En achetant pétrole et gaz à l'Algérie, nous participons au crime contre l'humanité qu'est le sort infligé à ce pauvre peuple par ses dirigeants. En ne l'achetant plus tant que la démocratie économique ne sera pas réalisée en Algérie, nous aiderons les Algériens à se libérer du malheur et à récupérer leur bien confisqué par les mafias militaro-islamistes.

Voilà une belle cause pour l'Europe. Et sachons qu'un boycott ferme et complet ne serait pas bien long à déclencher le résultat attendu par tous ceux qui aiment vraiment l'Algérie. Aujourd'hui, ce peuple qui ne rêve que de son passé colonial. Qui n'a ni de présent ni d'avenir. Le G8 a les cartes en main s'il souhaite que ce peuple retrouve le goût de vivre.

 

Par Areski Dahmani

Economiste-universitaire

Président fondateur d'Euroforce