Traquenard pour un massacre
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ALGER
14h00
26 mars 1962
Place de la Grande Poste
Tel que mon Père me l'a rapporté

   Mon Père, Henry Fabiani était un des plus brillants avocats du Barreau d'Alger. Doué d'une très vive intelligence, associée à une vaste culture et à un acharnement au travail qui s'expliquait par l'amour qu'il portait à sa profession, en faisaient une personnalité d'exception.
    Ses connaissances, des différentes composantes des droits français, hébraïque et musulman, étaient unanimement reconnues.
    Son indépendance d'esprit et son humanisme assortis d'une pointe d'anarchie insulaire en faisait un homme hors du commun, au verbe redouté.
    Il portait sur la France et sur ses habitants un regard critique qui ne manquait pas de lucidité, et nous a élevés ma sÏur et moi dans un état d'esprit de défiance et de contestation à l'égard de la chose publique et de grande suspicion vis à vis des hommes politiques dont il méprisait les appétits.
    Il nous a enseignés le respect du devoir d'hospitalité et d'assistance dûs aux proscrits du moment.
    C'est ainsi que pendant la période de Vichy nous avons abrité successivement la famille Joxe, (Mme Joxe était née Halévy) puis une dizaine d'israélites poursuivis par la police de Vichy.
    De ce fait ma Mère et ma sœur ont été arrêtées, interrogées et menacées par cette même police.
   Puis nous avons hébergé, en le dissimulant, l'Amiral Muselier et son chef d'Etat Major le capitaine de Frégate Carlini, un corse autrefois condisciple et ami de mon Père au Lycée d'Alger. L'amiral était recherché par De Gaulle qui voulait s'en débarrasser. Le chef de la Marine Libre nous avait confié l'original de ses révélations qui mettaient en cause de Gaulle et ses ambitions politiques inavouées. J'ai pu ramener ces écrits explosifs en France Métropolitaine et les remettre à la fille de l'Amiral.
   Mon Père a effectué douze années de service militaire au cours des deux guerres mondiales. Lieutenant-Colonel de réserve, deux citations et la Légion d'Honneur à titre militaire avec pension, constituaient ses titres de participation à la défense de la Nation.
    Il avait le contact humain aisé et ne manquait pas, lorsque l'occasion s'en présentait, de mentionner avec fierté ses états de service militaires.

    Le 26 mars 1962, l'Organisation Armée Secrète (O.A.S) avait donné comme consigne à la population de se rassembler à 14 h 00 Place de la Grande Poste d'Alger, au centre ville, pour participer, sans armes était-il-précisé, à une manifestation pacifique ayant pour objet d'apporter soutien et secours aux habitants du quartier populaire de Bab-el-Oued investi et isolé, par des forces de C.R.S. qui se livraient lors des perquisitions dans les modestes appartements de ce quartier, aux pires sévices, à l'égard des personnes qu'ils n'hésitaient pas à brutaliser et à endommager leurs biens mobiliers.
    Les maisons étaient soumises aux feux des blindés tirant à la mitrailleuse lourde et aux attaques en piqué de T-6 de l'Armée de l'Air, blessant ou tuant les occupants. Un couvre-feu étendu et très strict rendait le ravitaillement en vivres presque impossible et les enfants étaient privés de lait. Ces brutalités couvertes par le pouvoir gaulien étaient injustifiées et inhumaines. Mais De Gaulle ne nous avait-il pas traités de "racaille." ajoutant avec mépris: "ces Lopez et ces Mohamed."
    Vous savez, ceux là-mêmes qui après la dure campagne d'Italie ont débarqué en Provence en août 1944 et aux côtés des alliés ont poursuivi l'ennemi jusqu'à la victoire.
    Rappelez vous ...!

   Vers 13h40 en attendant le départ, du cortège en direction de Bab-el-Oued, mon Père se promenait à hauteur du square Laferrière avec un de ses confrères Maître Badin., grand invalide de la guerre 14 -18. Il engageait la conversation avec l'officier qui commandait l'unité de C.R.S. qui bouclait le périmètre de la Grande Poste, enserrant les manifestants. Après quelques échanges de propos le commandant de la C.R.S. dit subitement à mon Père, qui avait fait état auprès de lui de son grade dans la réserve « mon Colonel, si j'étais vous je quitterais les lieux aussitôt que possible. »
    Mon Père, ayant saisi l'avertissement implicite du propos, a invité son confrère à se joindre à lui, puis sur son refus, lui a serré la main et s'est dirigé vers son cabinet situé au 3 de la rue Pélissier distant d'environ deux cents mètres du rassemblement qui grossissait sans cesse, et se jetant sans le savoir dans la nasse qui quelques instants plus tard devait les enserrer dans ses mailles hostiles.
    Pour mieux saisir la cohérence du piège tendu aux manifestants, il est nécessaire de revoir en pensée la topographie des lieux. Se faisant, mes compatriotes algérois n'auront aucune peine à se repérer.
    La rue Pélissier prend naissance à une de ses extrémité au droit de l'ancien magasin de Monoprix, rue d'Isly, pour rejoindre en contrebas le Boulevard Bugeaud qui domine d'environ vingt mètres la rue Alfred Lelluch ou se situait l'immeuble de la Préfecture d'Alger.
    Mon Père a nettement entendu un coup de feu tiré d'une des fenêtres de la Préfecture en direction de la Grande Poste, ce qui déclenchait aussitôt et plusieurs minutes durant le feu d'armes automatiques servies par une unité de tirailleurs musulmans qui refusaient d'obéir aux ordres de cesser le feu donnés par leurs officiers, épouvantés par l'horrible massacre des manifestants. Certains de ces tirailleurs portaient un casque sur lequel était peint la lettre W, pour willaya.
    Fait capital, mon Père me précisait qu'il avait vu, du Boulevard Bugeaud à l'entrée d'une porte de la Préfecture, une civière sur laquelle était étendu, sans vie, un individu de race jaune évacué aussitôt par une ambulance.
    Il semble très vraisemblable, que les Services Spéciaux ont sacrifié un des exécutants de ce complot, afin d'éviter que tôt ou tard il ne dévoile sa participation.
    Maître Badin qui s'était éloigné sur les marches des escaliers de la Grande Poste était blessé, heureusement sans gravité, d'une balle tiré par les soldats musulmans, grisés par le carnage qu'ils faisaient des chrétiens.
    Vous lirez avec intérêt la relation que mon vieil ami Henri Coste fait de ce jour de tuerie. J'ajoute, pour mémoire, qu'il appartenait pendant la guerre à unrégiment de tirailleurs sénégalais et qu'au débarquement en Provence il était grièvement blessé à la tête et à une jambe par des éclats d'obus, tirés par une batterie allemande de 88 m/m, qui arrosait le convoi dont il faisait partie et qui venait de débarquer.
    S'il était nécessaire de démontrer la préméditation de cet acte monstrueux, vous lirez avec profit le compte rendu du Capitaine Didier Kling du 45ème Régiment de Transmissions, commandant de la Compagnie de passage et commandant la Harka du sous-secteur de Maison Carrée, petite ville située à une dizaine de kilomètres à l'est d'Alger.
    Le feu d'armes automatiques déclenché a duré plus de dix minutes sans interruption, les tirailleurs tuant à bout touchant mêmes les sauveteurs. C'est ainsi que le docteur Massonat était tué d'une rafale de pistolet mitrailleur dans le dos alors qu'il portait secours à un blessé. Les tirailleurs n'hésitaient pas à tirer sur les sauveteurs qui venaient relever blessés et tués allant même jusqu'à poursuivre les manifestants, pour les achever jusque dans les entrées d'immeubles où ils tentaient de se réfugier. C'est ainsi qu'un de mes amis M. Gitton, fonctionnaire aux télécommunications a été sauvé par l'épaisseur de son porte documents qui a arrêté la balle de revolver qui lui était tirée à bout portant.
    Le carnage a pris fin lorsqu'un jeune sous-lieutenant a abattu d'une balle de son arme de poing le tirailleur qui refusait de lacher son fusil mitrailleur brulant.
    Le bilan de cette journée sanglante s'est élevée à 48 morts et à plus d'une centaine de blessés, ont été tranportés dans les hôpitaux et à la Clinique du Dr Lavernhe (1), boulevard Pasteur à quelques centaines de mètres de la Grande Poste.
    Je ne vois pas la nécessité d'ajouter un quelconque commentaire qui enlèverait à cette action menée par le pouvoir gaulliste l'indignité d'agissements qui flétrissent l'honneur et la mémoire de l'initiateur de cet assassinat (2) programmé.
   J'allais omettre de rappeler que dans le même temps, le ministre de l'Intérieur de l'époque et maire de Marseille, le socialiste Gaston Deffère avait imaginé et proposé de faire bombarder Alger par les navires de la Marine Nationale.
    La France des juristes et des Droits de l'Homme ne s'est pas émue de cette tuerie dont l'accomplissement est augmenté par la pluralité des auteurs qui l'avaient planifiée et exécutée.
    Cette France avait bonne conscience, il ne s'agissait que de vulgaires pieds noirs, cette racaille...

Pierre Fabiani

P.S- J'avais, le l5 mars rejoint mon épouse et mes deux jeunes enfants réfugiés en Métropole. Je ne devais jamais revenir dans mon pays.

1- Clinique où vous êtes nés tous les deux.
2- Juridiquement, l'assassinat est un meurtre commis avec préméditation.