FAUX PROBLEME

Le général Faivre qui a fait un magnifique travail de recherche sur la guerre d'Algérie, a répété, en toute bonne foi, une erreur que j'ai plusieurs fois entendue, et que seuls des oranais peuvent réfuter. A savoir, que les populations d'Oran étaient séparées entre européens et musulmans, alors qu'à Alger, elles étaient mêlées. C'est faux dans les deux cas.

Il y avait à Oran un secteur où n'habitaient pratiquement que des musulmans: le Village nègre et la Ville Nouvelle. L'équivalent pour Oran de la casbah d'Alger, où ne vivaient aussi à très peu d'exceptions prés, que des musulmans. Pour le reste de la ville, il faut considérer des secteurs non délimités qui obéissaient à une logique sociale et non ethnique, comme à Alger. Le centre-ville abritait des européens aisés et des musulmans de même niveau social: professions libérales, fonctionnaires de rang élevé, commerçants riches. Je ne citerai que pour mémoire nos très chers amis Ben Daoud et Bouayad. C'était la rue d'Arzew -devenue Maréchal Leclerc-, la rue d'Alsace-Lorraine, I'avenue Loubet, le boulevard Seguin -devenu Clemenceau-, bref, le centre commercial de la ville correspondant à la rue Michelet, la rue d'lsly, la rue Richelieu, et les artères avoisinantes, à Alger.

Tout autour de ce centre, la bigarrure s'était installée au rythme assez anarchique d'une ville qui poussait comme un champignon. Les faubourgs de Gambetta, de SaintEugène et d'Eckmulh, les plus anciens, abritaient une majorité d'européens d'origines diverses, mais surtout espagnole, mêlée à des musulmans de situation moyenne de plus en plus nombreux. Il serait trop long d'expliciter ici ce phénomène qui tient à 1' histoire.

Les nouveaux faubourgs, Carteaux, Sanchidrian, Lamur, Maraval, Delmonte etc... présentaient une configuration beaucoup plus mélangée dans leur ensemble. On peut affiner l'analyse. Des patios à majorité musulmane faisaient face à des patios à majorité européenne, dans une même rue; les enfants allaient à la même école, les parents se retrouvaient dans les épiceries, les boulangeries . Les espagnoles allaient souvent acheter leur viande dans une boucherie hallal, s'il s'en trouvait une dans leur quartier. Mais les mauresques n'achetaient que rarement la leur chez le boucher "français". La religion y était pour une grande part, les prix des denrées jouaient aussi: le veau de France était réputé mais coûteux. Une famille de quatre personnes: père, mère et deux enfants pouvait, très exceptionnellement se permettre cette dépense. Une famille de cinq ou six enfants ne le pouvait jamais, même à situation sociale comparable. Il n'est pas douteux que les voisinages tendaient à se regrouper par affinités. On pourrait parler de "patios couscous et de patios paella". Ce phénomène se retrouve dans les lotissements de France.

Donc dans la ville, les familles de religions diverses se côtoyaient, le plus souvent sans se mêler, chacun professant librement sa religion et vivant selon ses coutumes. Lorsqu'il y avait mélange, les choses devenaient souvent explosives: les musulmans ne permettaient pas à leurs filles de "fréquenter" des catholiques. Il en allait de même avec la communauté juive: les mariages juifs-catholiques ou juifs-musulmans étaient fort rares. Rien ne les interdisait pourtant, si ce n'est le poids énorme des familles et des coutumes. Peut-on dire que cela n'existe pas en France?

Il est exact qu'à Alger la population musulmane de rang social élevé était plus nombreuse qu'à Oran. La ville était aussi plus vaste et l'anonymat plus facile à protéger, ce qui facilitait les contacts. Mais il n'y avait certainement pas, proportionnellement, davantage mélange à Alger qu'à Oran.

Donc, dire qu'à Oran les européens et les musulmans vivaient séparés et à Alger non, est un non sens.

De même, les juifs avaient un quartier bien à eux, la rue de la Révolution, la rue de l'aqueduc de sulfureuse réputation et quelques autres autour de la mairie et du théâtre. Ils y étaient en majorité mais personne n'aurait l'idée de dire qu'ils vivaient séparés des autres "européens". Pourtant beaucoup descendaient d'autochtones plus véritablement "indigènes" que les arabes. Ils vivaient partout dans la ville, en fonction du niveau social que leur intelligence, leur travail et leur cohésion leur avaient permis d'atteindre. Il en aurait été de même des musulmans si le temps nécessaire leur avait été donné, si le poids des interdits de la Charria n'avait pas pesé si lourd, si leurs leaders politiques et religieux n'avaient pas choisi de s'appuyer sur l'archaïsme et non sur la modernité.

Les communautés juives et catholiques ont eu en commun d'avoir essayé et souvent réussi à s'élever dans un monde moderne sans renier leur passé. La communauté musulmane a choisi -ou ce choix lui fut imposé et souvent par la terreur- de stagner dans un passé étouffant. Quel gâchis!

Nous venons de voir que cette prétendue ségrégation à Oran n'était pas le reflet de la réalité. Il faut essayer de comprendre pourquoi ce concept inexact a pris naissance, pourquoi il s'est imposé et pourquoi il est répété.

La séparation des européens et des musulmans a été signalée par des observateurs métropolitains venus à Oran dans les dernières années de la présence française: 1960 et 61. Ces personnes, animées de bonnes ou mauvaises intentions ont pu constater que dans le centre-ville, la présence de musulmans se faisaient rare, du moins ceux qui étaient vêtus de manière ostensiblement musulmane: chéchia, femmes voilées.Mais ils n'ont pas remarqué que les marché de la rue de la Bastille, Michelet, Kargentah continuaient comme par le passé: les marchands arabes faisaient leur commerce jusque dans les derniers mois de 1961 sans être inquiétés. Les attentats FLN, au couteau ou à la grenade, perpétrés le plus souvent par des jeunes bourrés de hachisch, entraînèrent, à ce moment là, I'exclusion systématique des arabes en centre-ville. Les meurtriers déguisés en femmes voilées ayant fait des ravages, de jeunes européens s'en prirent alors aux malheureuses femmes de ménage qui continuaient leur travail chez les européens en dépit des menaces du FLN, et ce furent ces horribles assassinats qui n'étaient ni ordonnés ni couverts par l'OAS. Réflexe affreux de garçons déboussolés après 7 ans de terrorisme FLN, inexcusable, certes, mais on a vu mieux depuis, on avait vu pire avant...

Jamais ces "observateurs" ne se sont promenés dans les faubourgs où la vie, cahin-caha, continuait dans une coexistence, il est vrai, de moins en moins pacifique. Mais ce qui est important, c'est que les meurtres, mis à part quelques rares règlements de compte et crimes passionnels, n'ont pas été perpétrés entre voisins, ni des européens contre des musulmans, ni des musulmans contre des européens. Les meurtres ont été le fait de terroristes venus d'ailleurs. Cet ailleurs pouvant être un autre quartier et les meurtres commis sur ordre, pour terroriser et souvent sous la menace. Combien de vies furent sauvées par des voisins compatissants et avertis par hasard? Ies témoignages abondent.

Il n'y avait donc, entre coexistants ni haine raciale, ni incompréhension. L'explication est simple: il n'y eut jamais véritable barrière de la langue: tout le monde se comprenait au moins en espagnol. Beaucoup d'européens, des hommes surtout, parlaient arabe soit pour leur métier, soit par leurs amitiés d'enfance et beaucoup d'arabe, hommes surtout, parlaient le français soit grâce à l'école, soit aussi pour leur métier, mais tous parlaient espagnol et toutes les femmes aussi, dans les cours, au marché. A Oran, la barrière de la langue n'existait pas.

Les "observateurs" ont déduit de leurs fausses prémices que les attentats ont commencé très tard à Oran parce que les communautés étaient séparées. La vérité est le contraire.C'est parce qu'elles étaient mêlées, se connaissaient et s'estimaient que les gens répugnaient à assassiner leurs voisins, leurs copains d'école et leurs camarades de travail.

Pourquoi ce concept de séparation s'est-il imposé?

Nous l'avons vu d'abord par l'incapacité des "observateurs" à regarder la vérité en face, parce qu'ils avaient une idée erronée au départ et parce que les rodomontades inhérentes au caractère de beaucoup d'oranais ont contribué à accréditer le mythe. Que les choses soient claires: ce n'est pas parce que j'admets la réalité d'une responsabilité minime des oranais hâbleurs que cela exonère l'énorme responsabilité des "observateurs" dans la naissance et la répétition de cette notion délétère car elle n'est pas innocente. Dans l'esprit des "observateurs", si les communautés étaient séparées, c'était parce que les européens l'imposaient: c'est faux. Parce que les européens étaient riches et les arabes pauvres: c'est faux. parce que les européens méprisaient les arabes et les traitaient en esclaves: c'est faux. Chacun de ces points mériterait développement. Donc concluent les "observateurs", tout est de la faute des européens, ce QUI, IPSO FACTO, LEGITIME LA REBELLION D'UN PEUPLE OPPRIME ET ABSOUT LES MEURTRIERS, TOUT EN ACCREDITANT LA LEGENDE D'UN PEUPLE TOUT ENTIER SOULEVE POUR SA LIBERTE. ET LORSQUE DES AMIS, DES PERSONNES DE BONNE FOI, REPETENT CE GENRE D'ALLEGATIONS SANS PENSER A MAL, LE MAL EST FAIT, SE PROPAGE DANS LES ESPRITS ET LES IMPREGNE.

La classe musulmane sociale aisée était sans doute plus nombreuse à Alger qu'à Oran, mais comme la proportion devait être, autant que l'on puisse en juger après coup, à peu près la même entre la population de classe sociale moyenne d'européens y compris les juifs, d'Oran et d'Alger, on ne peut guère conclure à une discrimination quelconque. A Alger comme à Oran un peuple naissait des confluences et des conflits de ses composantes, comme partout.

Geneviève de Ternant
Octobre 2002