Elucubrations fantasques 17 : L’ange gardien

Le brouhaha de la rue et les chants de la foule qui défilait sur l’avenue principale jusqu’à l’impasse où il habitait, au cinquième étage, envahissaient le quartier de clameurs de « you-you » saluant le nouveau maître du pays.

Depuis la terrasse de son appartement dominant le centre ville et le port, le vieil homme entendait, devinait de la joie, du plaisir en un peuple qui croyait venu le temps du nouveau Messie et d’une liberté sans partage. Le vieil homme soupira. Ce n’était plus sa ville, son chez lui ni les chants des Africains ou de la Marseillaise qui s’amplifiaient dans l’air chaud, au-dessus de cette métropole pied-noir et surtout espagnole. C’était autre chose qui annonçait qu’il n’avait plus sa place ici, à Oran...

Puis tout à coup les chants firent place à la haine. Des coups de feu, des cris de peurs et d’angoisse succédèrent au délire d’une foule qui n’était plus en liesse mais imprégnée de haine et de rage. De sa terrasse, il devina les premiers cadavres et les trottoirs où coulait un sang innocent. Il pensa que ce n’était qu’une illusion, que ce temps de l’horreur n’était que dans sa tête et il décida de descendre, d’aller jusqu’au bord de la grande avenue observer ce défilé où se mélangeait une foule bigarrée de femmes, d’enfants et d’hommes surexcités. Était-ce possible cette odeur de poudre ? Et que faisait l’armée cantonnée dans ces casernes, l’armée française encore là ? Où était le pouvoir face à ce déchaînement d’une humanité sanguinaire, bestiale, horriblement meurtrière ?

Il se préparait à descendre les cinq étages de l’immeuble lorsqu’’une voix ancienne, familière qu’il reconnut instantanément résonna à ses oreilles.

-- Je ne pense pas que cela soit une bonne idée de sortir, même sur le pas de la porte. N’entends-tu pas comme la foule est excitée. C’est un déferlement sauvage ! Cette cohue ne présage rien de bon... Elle poursuit des hommes et des femmes, elle frappe et assassine. Reste chez toi ! Attends que cette fureur s’éloigne ! Elle n’a rien de pacifique cette foule et tu as entendu les cris et le bruit des armes. L’aveuglement habite cette manifestation. Des hommes poursuivent des habitants qui ne croyaient pas être menacés dans leurs sorties quotidiennes. Certains allaient au travail comme d’habitude, d’autres pour des courses coutumières, mais ils ont le tort d’être les colonisateurs. C’est ce que la propagande du nouveau pouvoir en place depuis trois jours leur a laissé entendre... Alors, ils se vengent, profitent d’une liberté qui les a transformés en monstres et ils tuent ! Il suffirait qu’un jeune excité, au nom de l’indépendance et pour se laver de cent trente deux ans de colonialisme français t’aperçoive dans la rue pour te désigner coupable de ces plus de cent ans de vie commune et que tu sois lynché, lapidé... Personne ne sera là pour t’aider et tu le sais bien, mon pouvoir n’est que spirituel, je ne pourrai rien faire pour te sortir des griffes de ces enragés... Ne descends pas !

Le vieillard secoua sa tête. Il n’en revenait pas de redécouvrir cette voix qui berça toute son enfance dans un temps lointain.

 

-- ça alors ! Tu avais complètement disparu de ma vie... Cela fait combien d’années, de décennies que je n’ai plus entendu ta voix, celle qui me conseillait, comme tu te décides de le faire maintenant, et toujours avec ce désir d’être prudent, de faire attention. Où étais-tu passé ?

Sans doute l’ange gardien eut-il un sourire qui ne se voyait pas. Peut-être hocha-t-il la tête, puis il répondit.

 -- Dans ta jeunesse, c’est ta maman comme toutes les mamans du monde qui m’avait demandé de veiller sur toi. Te souviens-tu de ses paroles ? Elle te disait souvent : -- Fais attention ! Tu as un ange gardien qui veille sur toi, mais n’abuse pas de sa bonté. Il est là pour te montrer le chemin, celui de la sagesse, du devoir, mais il faut aussi que tu y mettes du tien, que tu ne sois pas ce « bon petit diable » de la Comtesse de Ségur --. Toi, tu riais des propos de ta mère, mais tous les deux nous avons fini par nous entendre... Tu aimais rêver et nous avions de longues conversations sur la vie, le monde, cette Méditerranée qui brillait par-dessus les toits et la terrasse de ta maison. Tu appréciais cet univers et les cieux si mystérieux la nuit. Entre l’étoile du berger, la grande ou la petite ourse, tu t’imaginais être le premier homme à aller sur la lune avec Jules Verne ! Des rêves... Tu étais un garçon téméraire et je n’avais pas toujours le meilleur rôle quand tu te battais à l’école ou que trichais dans les jeux...  C’était il y a longtemps.

-- C’est vrai. Grâce à ma mère tu étais le compagnon idéal. Je me confiais à toi. Je te demandais conseils, même si je ne les suivais pas.

-- C’est exact ! Tu ne tenais pas toujours compte de mes remarques, de mon point de vue. Je me souviens du jour où après un match de football tu étais en nage, transpirant comme une gargoulette... Tu n’as pas écouté mon conseil et tu as bu un Selecto super froid ! Résultat, une grippe et une fièvre de cheval... Cela a duré trois jours et tu n’étais pas beau à voir. Cette fois là tu m’avais promis de suivre mes recommandations... Hélas, une promesse jamais tenue ! Ce froid, c’est le docteur Laporte averti par ta mère, qui t’a sauvé, guéri. Tu l’aimais bien ce docteur et lorsqu’il arrivait à la maison pour soigner un de tes frères ou toi-même, par plaisanterie tu lui disais toujours : « Entrez docteur, la porte est ouverte !’ ». Je me suis toujours demandé s’il appréciait ta plaisanterie... Moi je la trouvais de mauvais goût. Bien entendu, j’en ai vu de toutes les couleurs avec toi puis tu as grandi, tu n’as plus eu besoin de moi !

-- Un jour, c’est toi qui as disparu !

 

Le vieil homme avait repris le fil de ses discussions avec son ange gardien comme il le faisait au temps de son enfance. Cela lui paraissait normal de renouer avec cette époque ancienne. Ne faisait-elle pas partie de sa vie et le fait qu’il soit là, présent, lui faisait tellement plaisir... Il était seul depuis si longtemps.

 

Bien entendu il avait été marié et son épouse dormait en paix au cimetière chrétien de Tamazouet à Oran, dans un tombeau toujours fleuri... Ses enfants avaient quitté la ville depuis quelques années. Ils devinaient que cette terre ne serait plus la leur et ils n’avaient pas le même sentiment que leur père d’avoir des racines profondément enfouies dans ce territoire conquis il y a si longtemps...

Le bruit du défilé s’amplifiait tout en bas sur le boulevard du front de mer. Le vieil homme soupira. C’était une de ses promenades favorites. Descendre de chez lui et aller se balader jusqu’au jardin public en suivant le bord de la Méditerranée et retrouver quelques vieux amis... Évoquer les événements... S’attrister sur le sort néfaste de leur pays, leurs vies qui se trouvaient bouleversées par cet abandon d’une province française par un gouvernement menteur.

Avant de décider de descendre les cinq étages de l’immeuble sans ascenseur, il sortit sur sa terrasse dominant la ville. Avec les clameurs de la foule, montait jusqu’à lui le tohu-bohu des véhicules pétaradant, roulant à fond de train et klaxonnant sans fin sur ce rythme nouveau : « Ya-ya Ben-Bella ! ».

Le vieillard fit la grimace et se mit à parler comme si son ange gardien retrouvé était près de lui et l’écoutait.

-- Tu te rappelles... c’était encore hier. Les klaxons étaient différents et ma ville d’Oran résonnait des cinq notes d’une attente châtiée, honteusement, désespérément mise à l’écart, condamnée. Tout est faux maintenant et loin des sonorités anciennes : « Al-gé-rie fran-çaise ! ». C’était un hymne d’espoir et nos cœurs battaient à l’unisson de cette envie de croire en une terre française pour mille ans encore... Nous y croyons tous à cette terre sans nom que mes ancêtres ont civilisée. Je me souviens de ce mois de mai 1958 ! J’étais à Alger ce jour là, au Forum de l’immense bâtiment du Gouvernement Général...  Un élan de fraternité entre les uns et les autres... Des chants et des rires... des larmes de joie... La paix était dans tous les esprits, aussi bien des musulmans que des européens... Tous algériens, tous pieds-noirs ! Aujourd’hui, il ne reste plus rien du rêve. Le passé fait place à un destin nouveau et le bruit des armes signifie que nous nexistons plus, que ce pays ne nous appartient plus.

Le vieil homme descendit les cinq étages. Il était devant le porche d’entrée de son immeuble, impatient, curieux d’affronter au dehors ces cris, cette foule en délire, ce bruit des armes, ces hurlements d’agonie.

-- N’y vas pas ! Il entendit la voix de l’ange gardien C’est dangereux ! Tu entends ces cris de rage, de haine et ces coups de feu. Dehors, ils tuent !

-- C’est mon heure, répondit le vieil homme. J’ai vécu heureux sur ce sol français, mais les événements ont transformé mon pays en une terre de feu et de sang, alors cher ange gardien retrouvé, tu le sais bien, je n’ai jamais écouté tes conseils mais je te confie mon âme, car ce monde n’est plus le mien. Adieu !

 

Il ouvrit la porte de l’immeuble.

Déjà une bande d’assassins envahissait l’impasse à la poursuite de malheureux civils. Des hommes, des femmes et des enfants qui fuyaient la horde déchaînée étaient rattrapés, tabassés, assassinés.

Le vieillard reçut un premier coup de couteau devant la porte d’entrée de l’immeuble où il avait toujours vécu. Au deuxième coup en pleine poitrine, son cœur cessa de battre.

L’ange gardien se baissa et délicatement prit l’âme du vieil homme entre ses mains.

-- Viens, je te conduis au ciel ! Tu as raison, cette terre n’est plus la tienne.*

 

*C’était à Oran, le 5 juillet 1962. Le plus grand massacre de civils français jamais commis de tout ce temps de la guerre en Algérie entre 1954 et 1962 par le FL-haine.

 

                                                                      Robert Charles PUIG / 09 / 2018

 

Mis en page le 07/05/2018 par RP