Article du Matin du 15 mai 2004

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(Quand la nostalgérie règne à Alger)

 

A travers Alger égarée

Par Boudjemaâ Karèche

Déjà le bus qui nous ramène laborieusement d'Aïn Bénian* à Alger. Alger si possible. Car le bus est rare, quoique accueillant et propre, avec chauffeur vigilant et attentif. C'est ici qu'on saisit, furtivement, chaque matin, l'état de l'opinion : les Algérois adorent discuter de rien et même parfois de tout. Le moteur repart et déjà deux remarques : les lecteurs de journaux sont de plus en plus nombreux, autant que les propriétaires de portables qui vous invitent à leurs discussions. Le parcours réussit toutefois à rester agréable, sauf à Raïs Hamidou* où notre car se serre devant cette tragique cimenterie qui a rendu tant d'enfants asthmatiques dans cette agglomération. Arrivés au terminus, nous sommes frappés par le contraste que nous offre les deux places : la place de la Régence* qui grouille de monde, avec ses innombrables bus dans un désordre parfait, place où il n'est pas bon de débarquer lorsqu'il pleut tant les flaques sont nombreuses et grandes. Les appels ou plutôt les cris des receveurs des bus qui pratiquent l'oralité, comme diraient certains sociologues décadents, sont absolument insupportables. La place des Martyrs*, en revanche, est complètement vide, plate, lisse et triste, et là il ne faut pas glisser, surtout en temps de pluie.
Le boulevard Che-Guevara*, avec ses arcades protectrices, reste propre et fonctionnel et le Che mérite bien ça. Les nombreuses banques qui le peuplent lui donnent un aspect sérieux. Les banquiers avec leurs cravates sombres sur des chemisettes claires à l'américaine, toujours actifs et dynamiques, nous laisse croire qu'ils travaillent beaucoup. Qui sait ? Alger 2004. Alger égarée : attroupements devant l'APC de La Casbah Oued Koriche, la mairie des gens démunis, celle devant laquelle on se rassemble pour le couffin de Ramadhan ou pour pleurer une maison effondrée dans cette Casbah qui n'en finit pas de tomber en ruines. Heureusement pour sa réputation, la Casbah n'abrite pas que des protestataires, mais aussi le Conservatoire d'Alger. Alger qui survit. Qu'il est agréable de saluer, quand la providence nous les fait rencontrer, un danseur ou un musicien qui donnent encore une existence au Conservatoire d'Alger !
Surgit le square Port-Said*, heureusement jamais rénové, donc gardant encore son charme. Les arbres sont encore là, les arbres et leur ombre qui fait le bonheur des retraités, assis sur leurs chaises louées à 5 DA, les uns autour d'un journal, les autres autour d'une table de jeu de dames, attendant tranquillement l'heure du déjeuner et de la sieste. Alger intacte. Mais Alger déverrouillée : un peu à l'écart, dans ce square hétéroclite, de nombreux africains, ressortissants des pays du sud du Sahara, comme l'on dit chez nous, surveillent le port dans l'attente d'un hypothétique bateau qui les emmènerait, un jour, de l'autre côté de la mer. Le square Port-Said, c'est aussi le marché parallèle de la devise. Celui des autres banquiers, ceux qui travaillent sur le trottoir, vigilants et dynamiques, leurs portables en bandoulière, recevant tranquillement leurs clients et brassant, avec dextérité, leurs liasses de dollars et d'euros, tout en surveillant attentivement les fluctuations des grandes bourses du monde : New York, Tokyo, Hong Kong, Paris, Londres, car ils n'ont bien sûr pas confiance en la famélique Bourse d'Alger. Tout ce beau monde est arrosé par la musique d'El Anka que diffuse à longueur de journée le Kiosque de l'USMA où il nous arrive de croiser un artiste du TNA, toujours aussi beau, rénovation réussie.
En quittant le square, nous empruntons la rue Boumendjel où ses fucus, cet arbre symbole d'Alger, rejoignent ceux de la rue Abane-Ramdane pour former un tunnel ombragé digne d'un jardin anglais. La Maison du livre, qui termine cette rue, austère et belle, garde toute sa nostalgie. Alger digne.
C'est la rue Larbi-Ben-M'hidi qui nous cause le plus de peine. Sur le chemin de la Cinémathèque*, les trottoirs sont défoncés, livrés aux trabendistes qui les occupent avec arrogance. A cause d'eux, un magasin sur deux de cette artère légendaire est fermé, offrant ses grilles moches et rouillées comme seul spectacle de désespoir. C'est vrai que nos trabendistes sont souvent sympas et que, dit-on, ils rendent service au peuple, mais que ne pourraient-ils squatter d'autres lieux et espaces que cette ex-rue d'Isly qui fit les beaux jours de notre capitale et qui n'est plus qu'une avenue de magasins clos. Comme Samrico, notre voisin, dont le magasin d'habillement avait toutes les allures d'une galerie d'art, Samrico qui habillait tous les nouveaux mariés d'Alger. Qu'est-ce que l'ex-rue d'Isly sans Samrico, sans ses trois grandes surfaces, sans les Galeries, sans le Monoprix et surtout sans le Bon Marché, fermés à jamais ? Que reste-t-il de l'ex-rue d'Isly sans ses cinémas, sans le Casino, toujours fermé depuis la malheureuse bombe qui l'a détruit, sans le Marivaux, sans l'Olympia, sans le Régent (ex-Volontaire), sans le Monaco et sans Le Paris, sans le Midi Minuit et le Lux, autrefois paradis du cinéma où l'on rencontrait Humphrey Bogart et Ava Gardner, Gabin et Jeanne Moreau, Farid El Atrache et Rouiched, espaces perdus, aujourd'hui espaces insalubres, vides, alors que des milliers de jeunes traînent et s'ennuient. Oui, comment ne pas être amer et triste devant Alger dépossédée ? Mais voilà qu'arrive le café que nous offre Boualem le sourd, travailleur adroit et infatigable, et qui nous réchauffe quelque peu le car. La projection du matin apporte le reste et nous sommes presque dans un état de bonheur, lorsque des amis artistes nous y rejoignent. Car rue Ben-M'hidi, regardez bien, ouvrez les yeux et vous tomberez sur la librairie du Tiers-Monde*, grande et belle, les vitrines largement ouvertes, les livres et ouvrages nombreux, la librairie du Tiers-Monde heureusement, celle qui nous redonne espoir. Alger qui refuse de mourir : des citoyens anonymes nous arrêtent pour demander le programme du Musée du cinéma, et là, le bonheur devient complet. Enfin la Cinémathèque : elle grouille de collaborateurs, toujours assidus et ponctuels, derrière leurs micros ou la bibliothèque. Ils sauront préserver notre institution. Nous pouvons alors rêver qu'un jour nous reviendrons rue Larbi-Ben-M'hidi, dans Alger récupérée, pour la trouver belle, accueillante et, je le dis, peuplée de citoyens heureux.
B. K.

Lexique

Aïn Benian : Guyotville
Rais Hamidou : Pointe-Pescade

Boulevard Che Guevara : Boulevard de la République
Place des Martyrs : Place du Gouvernement
Place de la Régence: Place du Gouvernement
Square Port-Saïd : Square Aristide Briand (Bresson)

Cinémathèque Place Emir Abd-el-Kader (Place Bugeaud)
Librairie du Tiers Monde Place Emir Abd-el-Kader (Place Bugeaud)

Pour compléter l'information

Créé le 19 mai 2004 par RP