Entretien avec Jean Monneret
De
nouvelles archives sur la guerre d'Algérie
Les
archives s'ouvrent. Elles portent sur les enlèvements d'Européens
en 1962 et le massacre des harkis, sous le nez des autorités
françaises. Effrayant.
Jeau Monneret est
docteur en histoire (1). Il a consacré de nombreux travaux de recherche aux archives de
la guerre d'Algérie qui ont fait l'objet de son livre La Phase finale de la guerre d'Algérie
(L'Harmattan, 2000). Il a récemment bénéficié
de l'ouverture de nouveaux fonds d'archives concernant la même
période. Ils portent sur le problème des Européens
disparus et sur le sort des harkis.
La
Nouvelle Revue d'Histoire: Quelles sont ces archives et
quelle en est l'importance?
Jean
Monneret: L'importance en est d'abord quantitative.
Il s'agit de plus d'une vingtaine de dossiers représentant
quelque quatre-vingts cartons d'archives. Ce sont des documents
du 2e Bureau conservés au Service historique de l'armée
de terre. Ils sont relatifs aux enlèvements d'Européens
et aux sévices ou assassinats dont furent victimes les
supplétifs de l'armée française, ceux que
l'on appelle communément les " harkis ". Ces
documents viennent s'ajouter à ceux que j'ai déjà
consultés pour la rédaction de mon premier livre
La Phase finale de la guerre d'Algérie. En outre, j'ai eu la possibilité de consulter avec le général
Faivre les dossiers des Français disparus conservés
au Quai d'Orsay. J'ai consulté également à
deux reprises les dossiers de la Croix-Rouge à Genève
consacrés aux mêmes problèmes.
Sur
le plan qualitatif, l'ouverture de ces archives est extrêmement
importante car elle permet de cerner l'ampleur du problème
des disparus et le sort des supplétifs musulmans de l'armée
française. Procès-verbaux de gendarmerie, dépêches
et analyses du 2e Bureau, listes, photographies, tout y est.
NRH:
Pouvez-vous en dire plus sur le contenu de ces documents?
JM:
D'abord, la question des enlèvements perpétrés
par le FLN après les accords d'évian apparaît
très clairement. Je souligne qu'à cette époque,
antérieure à l'indépendance de l'Algérie,
la souveraineté de la France s'exerçait encore,
au moins de façon théorique, ce qui engageait la
responsabilité du gouvernement français et de toutes
les autorités françaises. Les dates précises
du déclenchement des enlèvements, les phases les
plus aiguës du mouvement, le sort des victimes sont mieux mis
en lumière. On entrevoit bien le rôle du 2e Bureau
qui apparaît fort bien informé et rend compte aux
autorités. Mais on perçoit plus encore la faiblesse
ou l'absence de réactions de celles-ci. Tout cela est très
net. Certains agents consulaires et quelques officiers se sont
cependant investis pour obtenir des libérations.
Au
total, on ne peut plus dire que les archives sont seulement entrouvertes.
Il y a eu une avancée incontestable. Cela devrait donc
modifier la vision que les historiens ont eue jusqu'à présent
de la fin de la guerre d'Algérie.
NRH
: à la lumière des nouvelles archives que vous
avez dépouillées, peut-on parler d'une volonté
d'abandon par le gouvernement français des Européens
d'Algérie et des musulmans hostiles au FLN?
JM:
Nous savions depuis la publication du C'était De Gaulle
d'Alain Peyrefitte que le Général se souciait
peu de cette catégorie pourtant considérable de
la population. C'est le trop fameux: " Ils n'auront qu'à
se débrouiller avec le nouveau gouvernement. " Quand
on lit ces archives, on s'aperçoit que ce nouveau gouvernement
algérien, faible, divisé et surtout soucieux de
régler des comptes, da rien pu éviter à l'Algérie,
quand il da pas été luimême à l'origine
des pires exactions. Un ordre de fer a été imposé
par l'armée de Boumediene, mais beaucoup plus tard, à
l'automne de 1962. Les Européens étaient déjà
partis en grand nombre et les " harkis" ont continué
d'être persécutés.
Les
autorités françaises se sont refusées à
réagir fermement pour défendre leurs nationaux.
Quand on songe à ce que les Américains ont fait
pour leurs disparus militaires au Vietnam, quand on songe aux
pressions quils ont exercées sur ce pays, on est frappé
en comparaison par la mollesse, l'indifférence ou la complaisance
du gouvernement français.
NRH: Vous pensez
donc que les nouvelles archives vont induire une vision neuve
de la guerre d'Algérie et une meilleure connaissance historique
de ce conflit?
JM:
Vous savez qu'actuellement une énorme campagne est orchestrée
par des historiens politiquement partisans, qui veulent donner
de la guerre d'Algérie et de la colonisation en général
une image unilatérale et fausse. Ils entendent interpréter
la colonisation comme un " crime contre l'humanité
". En conséquence, ils accusent de "négationnisme"
tous ceux qui récusent cette délirante interprétation.
Les représentants de cette tendance oublient intentionnellement
deux réalités essentielles. Premièrement,
la guerre d'Algérie fut une guerre menée contre
le terrorisme et non pas une guerre destinée à maintenir
le statu quo colonial. Deuxièmement, le FLN a fait de très
nombreuses victimes dans la population civile tant musulmane qu'européenne.
Oublier ces victimes, en sous-estimer le nombre, les passer sous
silence est indigne d'historiens. à la suite de cette ouverture
d'archives, il sera désormais plus difficile de se livrer
à cette falsification. Il sera plus difficile de faire
ce que les médias audiovisuels ont fait pendant l'année
2003: charger l'armée française de tous les crimes
et oublier ceux de la partie adverse, comme s'il devait y avoir
de bonnes et de mauvaises victimes, celles que l'on comptabilise
et celles que l'on passe sous silence.
Moins
d'idéologie et plus d'histoire véritable, voilà
ce que l'on peut espérer. Plus d'honnêteté
aussi de la part de la grande presse écrite qui ignore
systématiquement les livres qui dérangent les deux
tendances dominantes, socialiste et gaulliste. Sous leurs influences
conjuguées, la France subit une sorte d'idéologie
anti-coloniale qui présente le général De
Gaulle comme l'homme providentiel qui a réglé le
problème algérien. En réalité, le
problème algérien est toujours là et il n'a
pas fini de peser.
NRH: Les chiffres
des victimes de 1962 ont soulevé dans le passé bien
des polémiques. L'ouverture des nouvelles archives permettra-t-elle
de préciser les choses?
JM:
Aucun historien ne prend au sérieux le chiffre, avancé
par le FLN, d'un million de morts algériens prétendument
causés par les opérations militaires menées
au cours du conflit. Certes, le temps de guerre se prête
mal, pour d'évidentes raisons, aux décomptes précis
et aux statistiques rigoureuses. Ce dont on dispose est parfois
basé sur des évaluations d'une précision
variable. Il en est de même pour le chiffre des " harkis
" " massacrés par le FLN. Les choses sont
un peu différentes pour les Européens disparus et
vraisemblablement assassinés. Sur ce point, les statistiques
sont plus fiables. En raison même du silence des autorités
françaises et de leur mauvaise volonté, on s'est
livré parfois dans ce double domaine à d'évidentes
exagérations. Elles ne reposaient sur rien puisque l'on
ne disposait pas de documents fiables. L'ouverture des nouvelles
archives permettra d'avoir une appréciation plus juste
de la réalité. Mais il est encore trop tôt
pour établir des chiffres définitifs.
J'en
profite pour souligner qu'en ce qui concerne les enlèvements
et les massacres d'Européens perpétrés à
Oran le 5 juillet 1962, au lendemain de l'indépendance,
sous l'éclairage de ces archives, le livre du général
Katz, préfacé par Charles-Robert Ageron, apparaît
pour ce qu'iI est: un plaidoyer laborieux où abondent les
contrevérités.
NRH:
Vous avez fait allusion aux dossiers des Français disparus
en Algérie qui sont conservés au Quai d'Orsay. Sont-ils
accessibles?
JM:
Ils sont accessibles aux familles de disparus qui en font la demande.
Une équipe a également travaillé sur ces
dossiers à la demande du président de la Mission
interministérielle aux rapatriés. le m'y suis consacré
ainsi que le général Faivre. L'objectif était
de préciser le nombre des disparus, celui des gens libérés
et des cas litigieux, ainsi que les circonstances des enlèvements.
Malheureusement, on ne nous a pas épargné certains
obstacles bureaucratiques, contrairement à ce qui se passe
au Service historique de l'armée où les dossiers
sont ouverts sans réticence. Enfin on a constamment mis
l'accent sur la nécessité d'aller vite, ce qui n'est
jamais propice à un travail fructueux. je ne peux donc
que formuler des réserves sur les résultats d'une
enquête menée dans ces conditions.
Il
n'empêche que l'ouverture de ces archives, prise dans son
ensemble, est quelque chose de hautement positif dont les historiens
auront à tenir compte. Le travail qui en résultera
constituera le meilleur démenti aux idéologues et
aux faux historiens, inconditionnels du FLN, qui ont imposé
leur point de vue sur les antennes de télévision
en 2003, prétendue année de l'Algérie, en
vérité année de la propagande FLN.
1. Dans le dossier du no
8 de la Nouvelle revue d'Histoire (La guerre d'Algérie
est-elle terminée?), Jean Monneret a publié "
L'affaire des "disparus" en Algérie ".