La Nouvelle Revue d'Histoire. N°19. Juillet-Aout 2005

Propos recueillis par Virginie TANLAY

Entretien avec Jean Monneret

De nouvelles archives sur la guerre d'Algérie

Les archives s'ouvrent. Elles portent sur les enlèvements d'Européens en 1962 et le massacre des harkis, sous le nez des autorités françaises. Effrayant.

Jeau Monneret est docteur en histoire (1). Il a consacré de nombreux travaux de recherche aux archives de la guerre d'Algérie qui ont fait l'objet de son livre La Phase finale de la guerre d'Algérie (L'Harmattan, 2000). Il a récemment bénéficié de l'ouverture de nouveaux fonds d'archives concernant la même période. Ils portent sur le problème des Européens disparus et sur le sort des harkis.

La Nouvelle Revue d'Histoire: Quelles sont ces archives et quelle en est l'importance?

Jean Monneret: L'importance en est d'abord quantitative. Il s'agit de plus d'une vingtaine de dossiers représentant quelque quatre-vingts cartons d'archives. Ce sont des documents du 2e Bureau conservés au Service historique de l'armée de terre. Ils sont relatifs aux enlèvements d'Européens et aux sévices ou assassinats dont furent victimes les supplétifs de l'armée française, ceux que l'on appelle communément les " harkis ". Ces documents viennent s'ajouter à ceux que j'ai déjà consultés pour la rédaction de mon premier livre La Phase finale de la guerre d'Algérie. En outre, j'ai eu la possibilité de consulter avec le général Faivre les dossiers des Français disparus conservés au Quai d'Orsay. J'ai consulté également à deux reprises les dossiers de la Croix-Rouge à Genève consacrés aux mêmes problèmes.

Sur le plan qualitatif, l'ouverture de ces archives est extrêmement importante car elle permet de cerner l'ampleur du problème des disparus et le sort des supplétifs musulmans de l'armée française. Procès-verbaux de gendarmerie, dépêches et analyses du 2e Bureau, listes, photographies, tout y est.

NRH: Pouvez-vous en dire plus sur le contenu de ces documents?

JM: D'abord, la question des enlèvements perpétrés par le FLN après les accords d'évian apparaît très clairement. Je souligne qu'à cette époque, antérieure à l'indépendance de l'Algérie, la souveraineté de la France s'exerçait encore, au moins de façon théorique, ce qui engageait la responsabilité du gouvernement français et de toutes les autorités françaises. Les dates précises du déclenchement des enlèvements, les phases les plus aiguës du mouvement, le sort des victimes sont mieux mis en lumière. On entrevoit bien le rôle du 2e Bureau qui apparaît fort bien informé et rend compte aux autorités. Mais on perçoit plus encore la faiblesse ou l'absence de réactions de celles-ci. Tout cela est très net. Certains agents consulaires et quelques officiers se sont cependant investis pour obtenir des libérations.

Au total, on ne peut plus dire que les archives sont seulement entrouvertes. Il y a eu une avancée incontestable. Cela devrait donc modifier la vision que les historiens ont eue jusqu'à présent de la fin de la guerre d'Algérie.

NRH : à la lumière des nouvelles archives que vous avez dépouillées, peut-on parler d'une volonté d'abandon par le gouvernement français des Européens d'Algérie et des musulmans hostiles au FLN?

JM: Nous savions depuis la publication du C'était De Gaulle d'Alain Peyrefitte que le Général se souciait peu de cette catégorie pourtant considérable de la population. C'est le trop fameux: " Ils n'auront qu'à se débrouiller avec le nouveau gouvernement. " Quand on lit ces archives, on s'aperçoit que ce nouveau gouvernement algérien, faible, divisé et surtout soucieux de régler des comptes, da rien pu éviter à l'Algérie, quand il da pas été luimême à l'origine des pires exactions. Un ordre de fer a été imposé par l'armée de Boumediene, mais beaucoup plus tard, à l'automne de 1962. Les Européens étaient déjà partis en grand nombre et les " harkis" ont continué d'être persécutés.

Les autorités françaises se sont refusées à réagir fermement pour défendre leurs nationaux. Quand on songe à ce que les Américains ont fait pour leurs disparus militaires au Vietnam, quand on songe aux pressions quils ont exercées sur ce pays, on est frappé en comparaison par la mollesse, l'indifférence ou la complaisance du gouvernement français.

NRH: Vous pensez donc que les nouvelles archives vont induire une vision neuve de la guerre d'Algérie et une meilleure connaissance historique de ce conflit?

JM: Vous savez qu'actuellement une énorme campagne est orchestrée par des historiens politiquement partisans, qui veulent donner de la guerre d'Algérie et de la colonisation en général une image unilatérale et fausse. Ils entendent interpréter la colonisation comme un " crime contre l'humanité ". En conséquence, ils accusent de "négationnisme" tous ceux qui récusent cette délirante interprétation. Les représentants de cette tendance oublient intentionnellement deux réalités essentielles. Premièrement, la guerre d'Algérie fut une guerre menée contre le terrorisme et non pas une guerre destinée à maintenir le statu quo colonial. Deuxièmement, le FLN a fait de très nombreuses victimes dans la population civile tant musulmane qu'européenne. Oublier ces victimes, en sous-estimer le nombre, les passer sous silence est indigne d'historiens. à la suite de cette ouverture d'archives, il sera désormais plus difficile de se livrer à cette falsification. Il sera plus difficile de faire ce que les médias audiovisuels ont fait pendant l'année 2003: charger l'armée française de tous les crimes et oublier ceux de la partie adverse, comme s'il devait y avoir de bonnes et de mauvaises victimes, celles que l'on comptabilise et celles que l'on passe sous silence.

Moins d'idéologie et plus d'histoire véritable, voilà ce que l'on peut espérer. Plus d'honnêteté aussi de la part de la grande presse écrite qui ignore systématiquement les livres qui dérangent les deux tendances dominantes, socialiste et gaulliste. Sous leurs influences conjuguées, la France subit une sorte d'idéologie anti-coloniale qui présente le général De Gaulle comme l'homme providentiel qui a réglé le problème algérien. En réalité, le problème algérien est toujours là et il n'a pas fini de peser.

NRH: Les chiffres  des victimes de 1962 ont soulevé dans le passé bien des polémiques. L'ouverture des nouvelles archives permettra-t-elle de préciser les choses?

JM: Aucun historien ne prend au sérieux le chiffre, avancé par le FLN, d'un million de morts algériens prétendument causés par les opérations militaires menées au cours du conflit. Certes, le temps de guerre se prête mal, pour d'évidentes raisons, aux décomptes précis et aux statistiques rigoureuses. Ce dont on dispose est parfois basé sur des évaluations d'une précision variable. Il en est de même pour le chiffre des " harkis " " massacrés par le FLN. Les choses sont un peu différentes pour les Européens disparus et vraisemblablement assassinés. Sur ce point, les statistiques sont plus fiables. En raison même du silence des autorités françaises et de leur mauvaise volonté, on s'est livré parfois dans ce double domaine à d'évidentes exagérations. Elles ne reposaient sur rien puisque l'on ne disposait pas de documents fiables. L'ouverture des nouvelles archives permettra d'avoir une appréciation plus juste de la réalité. Mais il est encore trop tôt pour établir des chiffres définitifs.

J'en profite pour souligner qu'en ce qui concerne les enlèvements et les massacres d'Européens perpétrés à Oran le 5 juillet 1962, au lendemain de l'indépendance, sous l'éclairage de ces archives, le livre du général Katz, préfacé par Charles-Robert Ageron, apparaît pour ce qu'iI est: un plaidoyer laborieux où abondent les contrevérités.

NRH: Vous avez fait allusion aux dossiers des Français disparus en Algérie qui sont conservés au Quai d'Orsay. Sont-ils accessibles?

JM: Ils sont accessibles aux familles de disparus qui en font la demande. Une équipe a également travaillé sur ces dossiers à la demande du président de la Mission interministérielle aux rapatriés. le m'y suis consacré ainsi que le général Faivre. L'objectif était de préciser le nombre des disparus, celui des gens libérés et des cas litigieux, ainsi que les circonstances des enlèvements. Malheureusement, on ne nous a pas épargné certains obstacles bureaucratiques, contrairement à ce qui se passe au Service historique de l'armée où les dossiers sont ouverts sans réticence. Enfin on a constamment mis l'accent sur la nécessité d'aller vite, ce qui n'est jamais propice à un travail fructueux. je ne peux donc que formuler des réserves sur les résultats d'une enquête menée dans ces conditions.

Il n'empêche que l'ouverture de ces archives, prise dans son ensemble, est quelque chose de hautement positif dont les historiens auront à tenir compte. Le travail qui en résultera constituera le meilleur démenti aux idéologues et aux faux historiens, inconditionnels du FLN, qui ont imposé leur point de vue sur les antennes de télévision en 2003, prétendue année de l'Algérie, en vérité année de la propagande FLN.

1. Dans le dossier du no 8 de la Nouvelle revue d'Histoire (La guerre d'Algérie est-elle terminée?), Jean Monneret a publié " L'affaire des "disparus" en Algérie ".

Mis en page le 30/06/2005 par RP