Sur le site de Guy Pervillé. Jean-Jacques Jordi - Un silence d'Etat

Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie. (2011)

lundi 19 décembre 2011.

Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie. Paris, Editions SOTECA, octobre 2011, 200 p.

La parution de ce petit livre est un grand événement, parce qu’il est fondé sur la consultation systématique, obtenue par dérogation, de toutes les sources d’archives permettant de se renseigner sur le sort des disparus civils européens de la guerre d’Algérie, enlevés entre 1955 et 1963 (dont la grande majorité le fut après le cessez-le-feu du 19 mars 1962) : archives nationales section d’Outre-mer à Aix en Provence, archives nationales de Paris (CARAN), archives du Ministère des affaires étrangères à Nantes, centre des archives contemporaines de Fontainebleau, archives du Service historique de la Défense à Vincennes, archives du Comité international de la Croix rouge (CICR) à Genève, et enfin archives du Service central des rapatriés à Couloumiers-Chamiers (Dordogne). La très grande majorité de ces documents n’auraient pu être consultés, suivant la loi de 1979 toujours en vigueur, que 60 ans après la fin de la guerre d’Algérie, soit à partir de juillet 2022, et il convient de remercier le Premier ministre François Fillon pour avoir accordé ces dérogations sans plus attendre (même si l’on peut regretter que le délai légal de consultation ne soit pas plus court). En tout cas, l’essentiel est que le travail de Jean-Jacques Jordi ouvre une nouvelle phase dans l’histoire de la guerre d’Algérie, et qu’il sera désormais impossible d’écrire sur ce sujet sans tenir compte de ce qu’il nous apporte.

A vrai dire, une grande partie de son contenu était déjà connu de ceux qui voulaient le connaître, mais justement le fait nouveau est que désormais il ne sera plus admissible de l’ignorer. Cependant, il faut bien dire que, même pour ceux qui étaient déjà informés de ces enlèvements longtemps occultés, la lecture de ce livre est extrêmement choquante par la masse de faits terribles qu’elle rapporte.

Choquante, elle l’est plus particulièrement pour ceux qui voyaient la torture et les exécutions sommaires comme des caractéristiques propres au comportement de l’armée française au temps de la « bataille d’Alger », puis à celui de sa continuatrice illégale, l’OAS. Or ces documents nous montrent un tableau tout différent : la généralisation de la torture contre les membres supposés de l’OAS par le FLN, mais aussi par des forces policières françaises illégales (les « barbouzes » [1]) ou légales (la « Mission C » [2]), qui auraient même transmis aux anciens « rebelles » algériens des listes de suspects d’appartenir à l’OAS avant même le cessez-le-feu du 19 mars 1962 [3] ! Ces découvertes pour le moins stupéfiantes ne sont pourtant pas des nouveautés absolues, puisque l’historien Pierre Vidal-Naquet, célèbre pour sa lutte contre la torture depuis son premier livre sur L’affaire Audin, avait protesté contre les sévices infligés à des membres de l’OAS après avoir lu le dossier envoyé par Raoul Girardet [4]. Mais, comme Pierre Vidal-Naquet l’a reconnu lui-même, ce cas était resté exceptionnel, et l’on pourrait citer beaucoup d’autres intellectuels de gauche qui, au moment du cessez-le-feu d’Evian, avaient prôné avec enthousiasme une nouvelle alliance entre la France et le FLN contre l’OAS. Ceux-là avaient oublié que le FLN avait pratiqué le terrorisme contre les Français d’Algérie, et contre les Algériens réfractaires à son autorité, pendant plus de 7 ans.

Ce livre confirme tout ce qui avait déjà été exposé depuis 1997 par la thèse de Jean Monneret [5], publiée en 2000 : si le FLN a prôné la patience face aux violations systématiques du cessez-le-feu du 19 mars 1962 par l’OAS (qui voulait provoquer des représailles pour obliger l’armée française à prendre parti pour les Français d’Algérie), il a changé d’attitude moins d’un mois plus tard, en recourant à des enlèvements - qualifiés par Jean Monneret de « terrorisme silencieux » [6] - de plus en plus nombreux à partir du 17 avril [7]. Cette date relativement tardive avait eu l’avantage d’attendre la mise en application irréversible des accords d’Evian, en laissant passer le référendum métropolitain du 8 avril, suivi par la démission du Premier ministre Michel Debré le 12, et son remplacement par Georges Pompidou (alors considéré comme un simple exécutant de la volonté gaullienne) le 14, mais aussi l’installation de l’Exécutif provisoire à Rocher Noir le 7 avril. A quoi Jean-Jacques Jordi ajoute la fin du délai de 20 jours prévu par les accords d’Evian pour la libération de tous les prisonniers des deux camps, également le 8 avril [8]. C’est alors, selon Jean Monneret, qu’a commencé l’escalade des enlèvements de civils qui a culminé durant l’été 1962, et qui a provoqué rapidement la panique et l’exode de la masse de la population française d’Algérie. Leur nombre a dépassé très largement celui des personnes enlevées entre le 1er novembre 1954 et le 19 mars 1962 (330 disparus).

Jean-Jacques Jordi fournit à la fin de son livre des listes de personnes disparues présumées décédées entre le 1er novembre 1954 et le 31 décembre 1962 (1583 personnes [9]), de personnes dont le sort reste incertain (171 personnes) et de personnes enlevées dont les corps ont été retrouvés et inhumés (123 personnes) [10]. Il commente ces bilans d’une façon très claire dans les pages 155 à 157 de son livre. Il est à noter que son but n’était pas de recenser toutes les personnes enlevées, ce à quoi Mme Colette Ducos Ader se consacre depuis un demi-siècle [11], mais les résultats de son enquête sont tout à fait compatibles avec ceux de celle de Jean-Jacques Jordi. Celui-ci fournit également de précieuses statistiques présentant le nombre de disparus par années (de 1955 à 1962), puis par mois en 1962 [12], ainsi qu’une répartition des « disparus et sorts incertains » par département [13]. On y voit que la très grande majorité des disparus a été enlevée en 1962 (593 cas entre le 19 mars et le 3 juillet, 660 cas entre le 4 juillet et le 31 décembre), et que les deux départements marqués par les plus grands nombres d’enlèvements sont ceux d’Alger (40,35%) et d’Oran (35,66%). D’autre part, Jean-Jacques Jordi affirme avoir trouvé dans les archives consultées « un chiffre de 353 personnes disparues et de 326 personnes décédées - dont les décès ont été constatés - (soit 679 personnes) du 26 juin au 10 juillet 1962 sur le grand Oran », parmi lesquelles « 314 personnes disparaissent à Oran les 5, 6 et 7 juillet » [14]. C’est une information capitale, qui permet de penser que les tragiques événements d’Oran, longtemps passés sous silence ou minimisés, détiennent le record du nombre de victimes de la guerre d’Algérie en un même lieu et à une même date [15]. Enfin, l’ambassade de France a encore comptabilisé un nombre non négligeable de disparitions jusqu’au 30 septembre 1963 [16].

Comment expliquer ces faits effroyables ? La tâche n’est pas facile parce que les sources disponibles sont uniquement françaises, comme l’avait déjà remarqué Jean Monneret. Mais nous pouvons néanmoins essayer de faire le point, en recourant à des hypothèses quand les documents nous manquent.

La répartition géographique des disparitions, dressée par Jean-Jacques Jordi dans le cadre des départements, et celle des enlèvements, établie par Colette Ducos-Ader dans celui des arrondissements, met en évidence que celle-ci est fonction de la répartition de la population européenne. Elle permet d’affirmer l’implication prioritaire de la Zone autonome d’Alger, refondée en 1962 par Si Azzedine, envoyé du GPRA, mais aussi celle de la wilaya IV (Algérois) et celle de la wilaya V (Oranie). Celle de la wilaya V peut s’expliquer par son vote défavorable à l’accord des Rousses (préfiguration des accords d’Evian) à la réunion du CNRA de février 1962, et celle de la wilaya IV par la tentative de l’OAS d’implanter un maquis sur son territoire à la fin mars. Mais celle de la Zone autonome d’Alger pose problème, dans la mesure où elle implique directement le GPRA, signataire des accords d’Evian. Si Azzedine a expliqué que le refus obstiné de ces accords par l’OAS et sa persévérance dans le harcèlement des quartiers algériens rendaient nécessaire une réaction efficace du FLN pour protéger la population algérienne [17]. Mais l’examen de la liste des victimes d’enlèvements par Jean-Jacques Jordi le conduit à conclure que les membres avérés de l’OAS y étaient très minoritaires, et qu’en réalité ce sont les Européens d’Algérie qui ont été visés en tant que tels [18]. Ce qui confirme l’avis de Jean Monneret, lequel parlait de « dérapage incontrôlé » [19], aisément explicable par le fait que les membres des commandos de l’OAS étaient très difficiles à atteindre, au contraire des civils enlevés dans les campagnes, sur les routes, ou à la limite des quartiers européens et musulmans. On peut en conclure que le FLN, sous prétexte de lutter contre l’OAS pour défendre le cessez-le-feu, a en réalité ruiné celui-ci en privant la population européenne de la possibilité de continuer à vivre en sécurité dans son pays, promise par les accords d’Evian, et on peut se demander si ce but a été délibérément voulu comme une « épuration ethnique ». D’autre part, il faut rappeler que la fin de l’action de l’OAS avant le 1er juillet n’a pas ralenti les enlèvements, bien au contraire. Et si en 1963 les « retrouvés vivants » étaient plus nombreux que les « manquants » et que les « tués », ce n’était pas le cas en 1962 (tout particulièrement entre le 19 mars et le 3 juillet) [20].

Enfin, il faut souligner que Jean-Jacques Jordi signale des faits que l’on a trop longtemps préféré ignorer : tortures [21], viols de femmes (voire prostitution) [22], et prises de sang forcées [23], jusqu’à la mort des victimes. D’après lui, les documents qui en parlent sont trop nombreux pour qu’on puisse considérer ces allégations comme de simples rumeurs sans contenu objectif.

Tous ces faits évidemment contraires aux accords d’Evian devaient être signalés aux commissions de cessez-le-feu prévues par ces accords, dans le cadre national et départemental. Mais Jean-Jacques Jordi souligne que la commission mixte de cessez-le-feu, siégeant à Rocher Noir, n’a pas joué son rôle [24], et que parmi les commissions départementales, seules celles de la wilaya III (départements de Tizi-Ouzou et de Bougie), ainsi que celle de Constantine et d’Orléansville, auraient fonctionné d’une manière satisfaisante [25]. Dans ces conditions, on a peine à comprendre la passivité imposée aux militaires français, et l’interdiction de toute intervention sans l’accord des nouvelles autorités algériennes à partir de la proclamation des résultats du référendum d’autodétermination, le 3 juillet 1962.

De Gaulle pouvait-il ignorer tous ces rapports alarmants ? Certainement non, à moins de supposer que ses subordonnés auraient fait écran à tant d’informations déplaisantes. Mais il faut souligner que la Zone autonome d’Alger, commandée par Si Azzedine, a ouvertement rompu le cessez-le-feu en multipliant les attaques revendiquées dans les quartiers européens d’Alger à partir du 14 mai [26]. Jean-Jacques Jordi nous apprend que celui-ci avait aussi ordonné l’exécution de tous les otages français enlevés jusque là [27]. Le 23 mai, dans les décisions du Comité des affaires algériennes, signées par le général de Gaulle, on peut lire : « Le Haut Commissaire interviendra afin que l’Exécutif Provisoire obtienne qu’il soit mis fin aux enlèvements et aux meurtres d’Européens actuellement perpétrés à Alger. Il appartient, en fait, à M. Farès de faire en sorte que Si Azzedine cesse son action dans ce domaine ou soit appréhendé » [28]. En réalité, Si Azzedine obtint ce qu’il voulait : l’installation d’ « Auxiliaires temporaires occasionnels » (ATO) algériens choisis par la Zone autonome dans les quartiers européens d’Alger et l’expulsion de policiers et de militaires français hostiles à sa cause [29]. Cependant, cette crise eut une autre conséquence importante : la décision prise par le général de Gaulle, sur la proposition du président de l’Exécutif provisoire, de fixer au 1er juillet la date du référendum algérien destiné à ratifier les accords d’Evian et à créer un Etat algérien détaché de la France [30]. Cette décision capitale, qui réduisait presque de moitié la période transitoire de six mois (au maximum) prévue par les accords d’Evian, n’a pas encore été mise en évidence autant qu’elle le méritait. Visant à mettre chacun au pied du mur pour l’obliger à prendre ses responsabilités, elle était un premier demi-aveu d’échec des accords d’Evian. Mais leur échec était encore plus nettement reconnu par le GPRA dans la mesure où, lors de la réunion du CNRA ouverte à Tripoli le 25 mai 1962, le programme élaboré par une commission dont Ben Bella était la personnalité la plus importante, et qui dénonçait les accords d’Evian comme une « plate-forme néo-colonialiste » et un « frein à la Révolution », fut adopté à l’unanimité sans véritable débat [31]. Leur avenir après le référendum du 1er juillet était donc douteux, même si le FLN fit campagne pour le « oui » au référendum.

Aussitôt après le référendum et la proclamation de ses résultats le 3 juillet, reconnue par le général de Gaulle et suivie par le départ du Haut Commissaire Christian Fouchet laissant l’Algérie au président de l’Exécutif provisoire Abderrahmane Farès, la multiplication des attaques contre les « harkis » au mépris des clauses fondamentales des accords d’Evian prouva que ces accords avaient cessé d’exister. Deux jours plus tard, le 5 juillet, la chasse aux Européens d’Oran déclenchée par un mystérieux coup de feu attribué à l’OAS fut, comme on l’a vu, le pire épisode de ces mois d’anarchie. Jean-Jacques Jordi en fait une analyse sévère qui donne de la crédibilité à l’hypothèse d’un complot monté par la wilaya V et l’Etat-major général de l’ALN pour discréditer le GPRA [32], et démontre l’invraisemblance de la version donnée par le général Katz dans ses souvenirs, démentie par un rapport signé de sa main en 1962 [33].

On remarque néanmoins un fait très important signalé par Jean-Jacques Jordi : depuis le 14 juin le gouvernement français avait demandé, et obtenu du GPRA, que l’indépendance de l’Algérie ne soit pas fêtée le 5 juillet (date anniversaire de la capitulation d’Alger le 5 juillet 1830) mais le 6 [34]. Cette dernière date était prévue pour l’arrivée du premier ambassadeur de France, Jean-Marcel Jeanneney, et la veille, le Comité des affaires algériennes était réuni autour du général de Gaulle pour faire le point de la situation et pour donner ses instructions à l’ambassadeur [35]. Or le soir du 4 juillet, la radio d’Alger annonça que le GPRA avait décidé de faire du 5 juillet 1962 la date de l’indépendance du pays, mais rien ne fut changé à la date prévue pour la réunion du Comité des affaires algériennes à Paris. C’est vraisemblablement durant cette réunion que commencèrent les troubles d’Oran, et cela peut expliquer que le général Katz, commandant les 12.000 hommes de la garnison française, n’ait trouvé aucun supérieur pour lui donner les ordres d’intervention rapide que la situation recommandait. En tout cas, la position du gouvernement français au moment où l’Algérie indépendante était au bord d’une guerre civile, est connue par les décisions prises le même 5 juillet par le Comité des affaires algériennes, dont le premier point était ainsi formulé : « L’Ambassadeur, Haut représentant de la République française en Algérie, se fondera dans son action sur le principe essentiel que la France, ayant reconnu l’indépendance du nouvel Etat et lui ayant transféré les compétences afférentes à la souveraineté, ne doit pas prendre parti dans les querelles qui divisent des factions politiques locales ». Ce qui signifiait que les autorités légales étaient « l’Exécutif provisoire et, de fait, le GPRA », dont la fusion pouvait être acceptée, pourvu que « l’Algérie soit, conformément aux accords d’Evian, dotée, dans les moindres délais, d’un régime représentatif issu d’élections régulières » [36]. Rien dans ce texte ne permettait de prévoir une reconnaissance du pouvoir concurrent de Ben Bella et de son Bureau politique, appuyé sur l’Etat-major général du colonel Boumedienne destitué par le GPRA.

Ces quelques remarques ne suffisent pas à dissiper le profond malaise que suscitent les ordres de non-intervention et le retard considérable des réactions, limitées au niveau diplomatique. Sans vouloir le justifier - ce qui serait impossible - on peut néanmoins observer que le général de Gaulle, après avoir dû trop lentement constater l’échec des accords d’Evian, n’avait plus d’autre issue que d’attendre la formation d’un gouvernement algérien et d’exercer sur lui des pressions diplomatiques en le menaçant de mesures de rétorsion ; mais il ne pouvait pas non plus aller trop loin parce qu’il savait bien que la rupture totale avec l’Algérie entraînerait la faillite complète du pays et révélerait ainsi celle de la politique de négociation. A moins de constater publiquement la rupture du cessez-le feu et de reprendre les opérations militaires sur tout le territoire algérien afin de libérer les Français d’Algérie et les « Français musulmans » enlevés avant de l’évacuer ; mais cela aurait signifié donner raison à l’OAS, en reprenant la guerre dans des conditions beaucoup plus difficiles qu’avant les négociations. Comme l’a remarqué Bernard Tricot, la politique algérienne du général de Gaulle était comparable à un éventail d’abord largement ouvert, qui peu à peu se réduit à une seule ligne [37]. Et comme l’a remarqué plus récemment Jean Lacouture [38], en citant le secrétaire du Général, celui-ci avait terminé la première rédaction des pages de ses Mémoires d’espoir consacrées au règlement de l’affaire algérienne par cette phrase qui n’était pas forcément un signe d’auto-complaisance : « Et que Dieu me prenne en pitié ».

Les apports considérables de ce livre me paraissent autoriser quelques conclusions nettes. D’abord, l’inconcevable aveuglement de ceux qui, un demi-siècle après ces faits effroyables, persistent à les nier en attribuant aux Français d’Algérie l’entière responsabilité de leur exode et en affirmant que les Algériens n’avaient rien voulu de tel [39], puisqu’ils n’avaient fait que résister au terrorisme de l’OAS. A ce propos, Jean-Jacques Jordi a répondu avec pertinence aux nombreuses associations qui ont dénoncé le Mémorial des disparus créé à Perpignan en 2007 comme une nouvelle tentative de réhabiliter l’OAS. D’une part, observe-t-il, les créateurs de ce Mémorial ont eu le tort de rassembler des listes de victimes sans examen critique préalable, ce qui a conduit à presque 40% d’erreurs, et permis les protestations indignées de quelques personnes inscrites à tort, et contrairement à leurs convictions [40]. Mais d’autre part, le nombre de militants avérés de l’OAS dans la liste des disparus est extrêmement faible, ce qui prouve la réalité d’un nettoyage ethnique exercé contre les Français d’Algérie, et légitime de ce fait l’initiative mémorielle de Perpignan [41]. On doit aussi donner raison à Jean-Jacques Jordi contre les historiens qui ont implicitement condamné le caractère partiel et partial de ce Mémorial [42] en oubliant qu’il n’était pas le seul ni le premier dans son genre, si l’on prend en compte la politique mémorielle inverse mais symétrique suivie par la Mairie de Paris, par les commémorateurs du 17 octobre 1961, et par les milliers de municipalités inspirées par la FNACA, lesquelles commémorent par des plaques de leurs rues le « 19 mars 1962, fin de la guerre d’Algérie ». Le livre de Jean-Jacques Jordi est la meilleure réfutation de cette prise de position partisane.

Enfin, il faut répondre à tous ceux qui veulent dépasser un point de vue mémoriel étroitement national pour rendre possible un vrai rapprochement franco-algérien [43]. Il est vain de le réclamer, même par des manifestes publiés et signés dans les deux pays, si l’on ne dit pas clairement que ce rapprochement exige une attitude également critique dans ces deux pays ; alors que jusqu’à présent la politique mémorielle algérienne a postulé que les Algériens n’étaient responsables de rien puisque les Français étaient responsables de tout [44]. Le livre de Jean-Jacques Jordi rendra un grand service à cette prise de conscience commune s’il contribue à dissiper cette funeste illusion. Pour y contribuer, l’auteur a bien fait de citer dans sa conclusion l’un des neuf chefs historiques du FLN, Hocine Aït-Ahmed : « L’exil des Pieds-Noirs est une tragédie humaine,(...) une faute terrible pour l’avenir politique, économique et même culturel, car notre chère patrie a perdu son identité sociale. Avec les Pieds-Noirs et leur dynamisme, je dis bien les Pieds-Noirs et non les Français, l’Algérie serait aujourd’hui une grande puissance africaine. Il y a eu envers les Pieds-Noirs des fautes inadmissibles, des crimes de guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie devra répondre au même titre que la Turquie envers les Arméniens » [45]. A cette condition, une vraie convergence mémorielle franco-algérienne sera enfin possible.

Enfin, rappelons encore une fois, comme le fait Jean-Jacques Jordi [46], la Convention internationale contre les disparitions forcées dont la signature est ouverte à tous les Etats depuis le 6 février 2007. La France, qui a signé cette convention le 23 septembre 2008, peut-elle inviter comme elle le fait tous les autres Etats à suivre son exemple, tout en continuant à passer sous silence le fait que tant de ses ressortissants d’Algérie ont été des victimes trop longtemps oubliées de cette pratique condamnable ?

Guy Pervillé

PS : J’ai eu le tort de ne pas signaler plus visiblement l’article intitulé "1962, les disparus d’Algérie",que j’ai publié dans L’Histoire, n° 367, septembre 2011, pp. 82-85, dans lequel j’ai utilisé les passages du livre de Jean-Jacques Jordi que celui-ci m’avait aimablement communiqués.

D’autre part, je n’ai pas signalé plus tôt l’importance capitale de ce livre parce qu’il est paru beaucoup plus tard que prévu, et que je n’en ai pas été informé quant il est sorti à partir du 20 octobre dernier. D’autant plus qu’il était épuisé quand il m’a été signalé par l’article d’Arnaud Folch dans Valeurs actuelles n° 3910 du 3 au 9 novembre 2011, et par les réactions de Jean Monneret et de Jean-François Paya publiées dans Etudes coloniales. Un voyage de trois semaines à l’étranger a fait le reste. Voila pourquoi je réagis à ce livre si important avec presque deux mois de retard.

[1] Jordi, op. cit., pp. 51-52.

[2] Jordi, op. cit., pp.53-56.

[3] Jordi, op. cit., p. 55.

[4] Pierre Vidal-Naquet, Face à la raison d’Etat, un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989, pp. 170-186 (« L’OAS et la torture », article d’abord publié dans Esprit, mai 1962, pp. 825-839).

[5] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2000, 400 p.

[6] Monneret, op. cit., pp. 118 sq.

[7] Ibid., p. 133.

[8] Jordi, op. cit., p. 58 et

[9] Dont 1438 « Européens » et 145 « Français musulmans », précise-t-il p. 155. Le recensement complet des « Français musulmans » victimes de représailles en 1962 est beaucoup plus difficile.

[10] Jordi, op. cit., pp. 155-157, et pp. 165-194.

[11] Mme Ducos-Ader m’a fourni un exemplaire de son rapport intitulé « Etude sur le nombre d’Européens victimes d’enlèvements au cours de la guerre d’Algérie de 1954 au 2 juillet 1962 et dans les mois, qui suivirent l’indépendance », arrêtée au 2 octobre 2010. Je l’ai utilisée, ainsi que les bonnes feuilles du livre de Jordi transmises par celui-ci, dans mon article "1962, les disparus d’Algérie", L’Histoire, 2011, n° 367, pp. 82-85.

[12] Jordi, op. cit., p. 158.

[13] Jordi, op. cit., p. 159.

[14] Jordi, op. cit., p.96.et 155.

[15] Aucun autre événement tragique de la guerre d’Algérie, même pas le 17 octobre 1961 à Paris, n’a été aussi totalement passé sous silence, à tel point que le film d’Yves Courrière et Philippe Monnier, La guerre d’Algérie, sorti en 1972, arrêtait son récit aux fêtes du 1er juillet 1962, tout en utilisant sans le dire des images prises à Oran le 5 juillet, selon Jean-François Paya.

[16] Jordi, op. cit., p. 129.

[17] Si Azzedine, Et Alger ne brûla pas, Paris, Stock, 1980, pp. 201-205 et 217-227.

[18] Jordi, op. cit., pp. 158-159 (« moins d’une dizaine d’activistes) et note 1 : « La confrontation de la liste des personnes disparues avec celles concernant l’OAS permet d’écrire que le FLN n’a pas visé les membres de l’OAS comme l’espérait le gouvernement mais des civils, sans doute Algérie française, mais non OAS, voire des civils « libéraux ».

[19] Monneret, op. cit., p. 128.

[20] Jordi, op. cit., p. 129.

[21] Jordi, op. cit., pp. 108-112.

[22] Jordi, op. cit., pp. 108-109.

[23] Jordi, op. cit., pp.106-107. Ces pages confirment en les complétant les articles de Grégor Mathias , « Le sang des disparus d’Algérie en mai-juin 1962. Un drame oublié de la guerre d’Algérie », Outre-mers, revue d’histoire, n° 356-357, 2ème semestre 2007, pp. 265-280, et « Les « vampires » à Alger, Oran et Tlemcen (avril-juillet 1962) : une rumeur de la guerre d’Algérie ? », publié dans la revue en ligne Etudes coloniales. Cf. ma mise au point sur mon site http://guy.perville.free.fr : « Les prises de sang forcées en Algérie en 1962 : mythe ou réalité ? » (2011).

[24] Jordi, op. cit., p.59.

[25] Jordi, op. cit., pp. 58-59. C’est logique dans le cas des deux premières, puisque l’ancien chef de la wilaya III, Belkacem Krim, vice président du GPRA et chef de la délégation à Evian, fut le seul signataire algérien des accords. C’est plus surprenant dans le cas d’Orléansville, dont le pourcentage des victimes d’enlèvement cité par Jordi (5,22%, op. cit., p. 158) vient au 3ème rang après Alger et Oran. Même constat dans le rapport de Mme Ducos-Ader.

[26] Azzedine, op. cit., et Monneret, op. cit., p. 173-174.

[27] Jordi, op. cit., pp. 37-38.

[28] Faivre (Maurice), Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 294.

[29] Monneret, op. cit., pp. 175-177.

[30] Fait mentionné sans date par Abderrahmane Farès, La cruelle vérité, Paris, Plon, 1982, pp. 116-117, et très rarement cité et daté (même par moi).

[31] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Paris, Editions J.A, 1980, p. 331-341.

[32] Jordi, op. cit. pp. 63-97.

[33] Jordi, op. cit. pp.85-88.

[34] Jordi, op. cit. pp. 75-76.

[35] Voir la thèse d’Eric Kocher-Marboeuf, Le Patricien et le Général, Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle, 1958-1969, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, pp. 473 sq.

[36] Faivre, op. cit., p. 300.

[37] Bernard Tricot, Les sentiers de la paix, Algérie 1958-1962, Paris, Plon, 1972, pp. 364-365, et Mémoires, Editions Quai Voltaire, 1994, p. 101.

[38] Jean Lacouture, L’Algérie algérienne, fin d’un empire, naissance d’une nation, Paris, Gallimard-NRF, p. 296, citant Pierre-Louis Blanc, De Gaulle au soir de sa vie, Paris, Fayard, 1990, p. 210.

[39] Voir par exemple l’article de Pierre Daum, « Sans valise ni cercueil, les Pieds Noirs restés en Algérie », Le Monde diplomatique, mai 2008.

[40] Jordi, op. cit., pp. 139-145.

[41] Jordi, op. cit., p. 145.

[42] Jordi, op. cit., p. 140-141. Cf. la critique d’un groupe d’historiens animé par Eric Savarese, auquel j’ai accepté de participer, mais dont je me suis démarqué (voir sur mon site ma mise au point : « Ma position sur l’annexe au rapport d’Eric Savarese : "Une note sur le ’mur des disparus’" (2007).

[43] Voir sur mon site ma mise au point « A propos de la pétition : "France-Algérie : dépassons le contentieux historique" » (2007).

[44] Dernier exemple, la proposition de loi déposée par 125 députés algériens en janvier 2010, voulant mettre la France en jugement pour tous les crimes commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962, et directement contraire aux accords d’Evian.

[45] Jordi, op. cit., p. 162.

[46] Jordi, op. cit., pp. 13-14.

Mis en page le 27/12/2011 par RP.