L'identité « Pieds-Noirs »
France Culture, la fabrique de l'Histoire Jeudi 22 septembre 2011 de 9 à 10


À l'approche du cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, France Culture a consacré, du 19 au 22 septembre 2011, dans le cadre de son émission « La Fabrique de l'histoire », diffusée de 9h à 10h, du lundi au jeudi, une série sur l'Histoire de la guerre d'Algérie.
Elle succédait aux 15h d'émissions réalisées dans le cadre des « Grandes traversées estivales », du 25 au 29 juillet 2011, qui avaient pour sujet, « L'année 1961 », remarquables par leur tropisme pro-FLN : on y trouvait pas moins de deux séquences consacrées au 17 octobre; l'essentiel des témoins étaient des Algériens, militants nationalistes et leurs sympathisants français ; l'armée française n'était évoquée que sous l'angle de l'usage de la torture ou de la spoliation exercée contre les populations musulmanes rurales, forcées d'abandonner leur terre et soumises à un embrigadement dans les SAS, destiné à les dépouiller de leur identité. La place des Pieds-Noirs, réduite à la portion congrue, ne laissait la place qu'à des témoignages tronqués, démontrant leur aveuglement et leur refus de laisser leur place légitime aux autochtones. Un témoignage comme celui du Dr Perez, d'une rare franchise et d'une grande qualité humaine, était présenté de telle façon qu'on ne pouvait en retenir que la contradiction profonde entre son serment d'Hippocrate et son action meurtrière comme responsable de l'OAS. Aline Cespédès Vignes, cruellement frappée par la mort de sa petite fille, tuée dans ses bras par une balle perdue, en 1962, a eu droit à une séquence complète. Son témoignage semble avoir été retenu moins pour dépeindre ce qui a pu être la tragédie des Pieds-Noirs que pour le récit de son retour sur les lieux de son enfance et sa prise de conscience du fossé qui séparait Européens et Musulmans. Sans émettre le moindre jugement sur cette analyse, il est évident que seule cette résilience/repentance pouvait être audible pour les producteurs de France Culture.
    Les émissions de cette semaine ont renforcé cette orientation : la première revenait, une fois de plus sur le 17 octobre 61, nouvelle occasion d'une mise en accusation de la France. On attend en vain que l'on parle autant du 26 mars et du 5 juillet 62. Mais cela pourrait suggérer que les Européens, trahis, abandonnés font aussi partie des victimes de cette guerre. La seconde émission interrogeait les Juifs d'Algérie engagés aux côtés du FLN, la troisième, s'intéressait aux engagés sous les drapeaux, pendant la guerre d'Algérie, futurs hommes politiques, hauts fonctionnaires, grands commis de l'Etat, engagés à Gauche. La quatrième, celle du 22 septembre, avait pour sujet la construction de l'identité « Pieds-Noirs », analysée comme un fantasme mémoriel, une construction a posteriori.
    Le choix des intervenants -Marie Muyl (Les Français d'Algérie: socio-histoire d'une identité), Jean-Jacques Jordi (Les Pieds-Noirs), Eric Savarèse (L'Invention des Pieds-Noirs) et Yann Scioldo-Zürcher (Devenir métropolitain. Politique d'intégration et parcours de rapatriés d'Algérie en métropole (1954-2005)-, relevait d'une approche historique avant tout sociologisante, souvent approximative (« les derniers généraux putschistes sont libérés en 1981 par F. Mitterrand » !) et véhiculait beaucoup de lieux communs. On aurait aimé que ceux qui se sont penchés sur la question, par exemple les fondateurs du Cercle algérianiste, puissent participer à la discussion.
    Faute de pouvoir expliquer l'origine du terme de Pied-Noir, on aurait pu rappeler que ce sont les médias hostiles aux Européens d'Algérie qui les ont ainsi affublés de ce sobriquet méprisant. S'il est admis que le terme de « colon » donne une idée fausse de la diversité sociale en Algérie, on ne précise pas pour autant la répartition des différentes catégories sociales et on oublie de rappeler que le revenu moyen de la population européenne était inférieur de 25% à celui de la métropole.
    Il n'est pas niable que la société s'organise autour d'une hiérarchie fondée sur les origines géographiques des Européens, aboutissant à un cloisonnement en communautés où les « vrais Français » occupent le haut de l'échelle, suivis par les ressortissants des pays nordiques, les méditerranéens étant tout en bas. L'affirmation serait à nuancer. D'abord parce que les relations évoluent au cours des 132 ans de la présence française. Ensuite, parce que les immigrants économiquement faibles, avec un bas niveau d'instruction, se rencontraient plus chez les Maltais, les Espagnols et les Italiens que chez les Suisses. Aux mêmes périodes, la France métropolitaine offrirait certainement des exemples de « ségrégation » semblable, avec un nombre de mariages entre bourgeois et ouvriers certainement aussi faible. De même, la rareté des unions intercommunautaires entre chrétiens, juifs et musulmans, est avérée. Mais il ne faudrait pas négliger le poids de la religion jusqu'à une époque récente, y compris en France, et même encore aujourd'hui en métropole. Il est un peu facile alors de dénoncer cette société où « on peut être frère et pas beau-frère ». Jordi rappelle d'ailleurs que c'est un trait commun à toute la Méditerranée. Mais l'auditeur paresseux sera conforté dans sa conviction que les Européens d'Algérie étaient, par essence, racistes, marqués par leurs diversités culturelles, leurs divisions régionales, notamment entre Oran et Alger. Pourtant Clochemerle est bien situé en France.
    En résumé, les Européens constituaient une juxtaposition de micro-sociétés, identifiables seulement par leur opposition commune aux musulmans, dont ils auraient gommé la présence -même si l'on concède que parler d'apartheid est excessif-, pour mieux se construire une identité « périphérique » de « Français de l'extérieur ». Cependant, « la France reste pour eux la patrie essentielle ». D'où la valorisation de leur participation aux deux Guerres mondiales, de leur qualité de « défenseurs de la France », et leur incompréhension d'être abandonnés par elle. On rappelle, comme un scoop, que « l'Armée d'Afrique était formée « aussi » de Français d'Algérie et pas seulement de Français musulmans ». Encore un effort et on aurait appris qu'ils en constituaient la majorité.
    S'installe une subtile distinction entre les Français d'Algérie, hétérogènes, et les Pieds-Noirs à l'identité unifiée dont la construction, consécutive à l'exil, relève de la fantasmagorie et de la volonté de fabriquer la Mémoire d'une Algérie heureuse. Ils s'inventent un passé et un destin commun et imposent, a posteriori, l'icône du pionnier bâtisseur, de l'agriculteur mettant en valeur le désert [sic], sans s'apercevoir que cela contredit leur refus réitéré d'être assimilés à des colons. L'école a construit une conscience française qui les rattache à une patrie idéalisée, créant un amour-haine pour la métropole suivant l'attention qu'elle leur accorde. Aujourd'hui, ils auraient tendance à remonter très loin dans leur arbre généalogique pour justifier leur présence sur la terre algérienne. Au point que lors de leur retour en France, ils auraient choisi leur point de chute en fonction de leurs origines comme le montrerait l'importante implantation des Espagnols d'Oran -s'agit-il de nationaux ou de descendants d'immigrés espagnols qui pour la plupart n'avaient jamais mis les pieds en Espagne ?- à Perpignan, proche de la frontière ibérique. L'explication plus rationnelle serait de remarquer que la majorité des départs s'étant faits par bateaux, les ports de Marseille et de Port-Vendres ont naturellement induit une première répartition géographique, la porte d'entrée du Roussillon étant le trajet le plus direct pour les rapatriés d'Oran.
    La discussion donne l'impression de rester superficielle et de partir dans tous les sens, au point que les débatteurs en perdent leur vocabulaire : Scioldo-Zürcher, à propos des Pieds- Noirs, finit par avouer, rires à l'appui, qu'il ne sait plus « comment appeler ce groupe d'individus ». Ce qui est plutôt blessant pour les intéressés, à moins d'y voir la preuve d'une catégorisation discutable. Bienheureux l'auditeur, ignorant du sujet, qui aura compris qui étaient ces Pieds-Noirs, présentés tantôt comme une catégorie sociale, tantôt comme un ramassis d'irréductibles individualistes. Ce dernier caractère expliquerait la faible représentativité de leurs associations (4% de la communauté, selon Jordi). Minorité mobilisée d'abord pour obtenir des indemnités, puis la libération des prisonniers, enfin pour faire voter des lois mémorielles, comme celle du 23 février 2005. Or, s'ils votent majoritairement à droite (mais guère à l'extrême-droite), les Pieds-Noirs sont trop dispersés pour constituer un groupe de pression, ce que n'auraient pas encore compris les élus, toujours préoccupés par la crainte d'être rejetés par eux. Les voilà bien informés pour les dédaigner encore plus.
    La date de la fondation du Cercle algérianiste, seule association clairement nommée, en 1973, est jugée tardive et on ne s'attarde guère sur sa mission, « sauver une culture en péril », puisqu'on semble considérer que son but essentiel est de pouvoir négocier avec l'Etat. Il est assez navrant d'entendre que la seule musique partagée des deux côtés de la Méditerranée, jusqu'en 1964, se réduit à celle du rock ! Quant aux écrivains, seuls les intéressent le discours anti-colonial des Camus, Roblès, Cardinal. On trouve dans la création d'une « Association des Pieds-Noirs progressistes et de leurs amis » et d'un parti Pied-Noir, la preuve du passéisme des autres mouvements et de leur incapacité à s'organiser. La défense d'une culture, fruit d'un melting-pot méditerranéen aux frontières indéfinissables, fondée sur une identité victimaire, construite dans l'exil, rend inaudibles ces rescapés d'une histoire qu'on veut oublier. Cerise sur le gâteau, les « rapatriés » auraient oublié une chose essentielle : « Tout ce que l'Etat a fait pour eux. » Affirmation lancée dans un éclat de rire général final, ce qui laisse pantois l'auditeur.
    Une telle émission laisse, à celui qui est né et a vécu en Algérie, l'impression d'être nié dans son essence même, d'être un zombi innommable, au sens propre du terme. La désinvolture du ton fait penser à des entomologistes penchés sur un coléoptère qu'ils n'arriveraient à rattacher à aucune espèce connue, avant de s'apercevoir qu'ils sont victimes d'une farce. Bons princes, ils ont décidé de nous faire partager leur amusement.

Danielle Pister-Lopez
Université Paul Verlaine-Metz
Cercle algérianiste de Champagne et du Grand-Est


Mis en page le 29/09/2011 par RP