Agriculteur et célibataire.

 

Tout le monde a vu les dessins humoristiques de Sempé aux pages des magazines et même quelquefois à la première de couverture du prestigieux New Yorker... Le sujet met souvent en scène, sur les murs d'une pièce, un décor opprimant, qui anéantit semble-t-il par une profusion de détails de tapisserie, de fleurs, de serre, de forêt tout autre détail. Pourtant on découvre sous leur masse calfeutrante un pauvre diable à un bureau dans le rond de lumière d'une lampe, un intellectuel, un chercheur, un savant.

La scène est dans une pièce de la Préfecture de Versailles. C'est le dernier bastion du Service des Rapatriés d'Algérie. Nous sommes en mars 1965 et leur flot s'en est tari depuis plus de deux ans. Le jour tombe d'une haute fenêtre aux vitres sales. De chaque côté, les rayonnages d'une bibliothèque montent jusqu'au plafond. Ils supportent des rangées de bouquins, tous de même dimension ou des dossiers plutôt que des livres.

La nouvelle situation créée par l'indépendance de l'Algérie, avait conduit Victor à rester à Alger pour conserver son emploi et s'occuper des affaires de famille. Elle arrivait a son terme. En effet, un transfert à Paris était sérieusement envisagé. Ainsi, ce jour-là, au début du pnintemps. on voudra bien comprendre les sentiments de ce Français d'Algérie s'apprêtant à tourner la page.

Victor entra donc et se présenta. Il demandait son rapatriement. Tapi derrière un mur de dossiers. dans leurs emballages de papier, sous un lien au nœud d'archive - les pavés d'une barricade - un jeune homme leva les yeux. Il regardait un album de bande dessinée. Coiffé d'un pétard, très brun, ramassé sur son siège il observait l'importun. On voyait souvent ses semblables dans ce quartier si pittoresque de la Consolation, à Alger.

- C'est pourquoi ?

- C'est pour être rapatrié

- Comment ?

- Rapatrié

- Pourquoi?

- Parce que je quitte l'Algérie. ...

Non seulement il en avait l'air d'être de la Consolation mais il en avait aussi le langage sans détour aux intonations rudes et ensoleillées.

- Mais, comnent ? Ménant, l'Algérie vous quittez ?D'abord qu'est-ce vous êtes ?

- Vous savez, l'été prochain,. on dit que ce sera les derniers Français à rentrer, dix mille peut-être. Après il restera les irréductibles. Mon employeur m'assure un transfert en France, je vais rejoindre ma famille qui est établie ici.

- Dix milles...,po, po, po...Et rien qu'y vont venir à Versailles ?

- Non, pour toute la métropole.

- Ah ! Bon ! Ho ! Marié vous êtes ?

- Oui. Nous avons quatre enfants.

- Et vot' femme, ac'les enfants, en France elle est déjà ?

- Oui.

- C'est pas logique. Séparés vous êtes ? Séparés ? Hein ?

- Mais non. Ma famille a été rapatriée avant moi. Il valait mieux être ici que là-bas en '62. Vous ne croyez pas?

Ce commis de Préfecture suivait ici la philosophie de l'Administration française de l'époque. En effet, elle voyait, cette administration, les couples de Français d'Algérie arriver en France deux par deux, comme pour l'arche de Noé... Elle restait à cent lieux de soupçonner ces milliers de désastres qui brisaient tant de cellules familiales : épouse et enfants en sécurité en France, le père de famille essayant de ne pas tout perdre là-bas.

- Alors vot femme et les enfants rapatriés y sont ! Et comment qu`j'vais faire pour vous rapatrier ménant ? Vous avez un travail ?

- Oui. Dans le transport aérien..

- Ah, bon. Mais vous êtes mariés. Sûr vous êtes mariés. Pas séparés ? Pas divorcés ? Et vot'femme qu'est-ce qu'elle fait ? Hein ? Qu'est-ce qu'elle fait ? dit-il en fourageant dans sa noire toison.

- Elle a un emploi au Ministère de l'Agriculture.

Alors tout s'éclaira pour ce gentleman de la Consolation. Il sortit des fiches, des formules en blanc. Victor s'installa et sur une feuille de papier coucha dans un style administratif, les tenants et aboutissants du sort de la famille...

- Ah... Elle est fontzionére ... Purée... Allez, va.. J'vous mets rapatrié comme agriculteur et célibataire

- Comment ? Mais je vous dis que je suis marié, père de famille et que je travaille dans l'aviation...

- Kxa peut faire ?. Vous touchez pareil, alors...

Ainsi, pour Victor, la page est tournée et il aborde au pays de ses ancêtres sous un déguisement administratif inattendu.

Yves Pleven

avril 2001

 

Mis en page le 5/9/2003 par RPr