Le premier dimanche après l'Indépendance...

 

   Le tintamarre qui a suivi l'accession à l'indépendance de l'Algérie commençait à s'apaiser. A Alger les drapeaux verts et blancs marqués en rouge de l'étoile et du croissant, étaient arborés aux frontons des édifices publics, à la corne des bateaux à quai. Succédant aux Européens, les occupants de fait délaissés, se réclamant du parti libérateur, se hâtaient de fixer ces emblèmes aux fenêtres, aux balcons, où ils claquaient gaiement au vent de juillet. Le couvre feu était levé, les automobilistes libérés filant à grande vitesse ne respectaient plus le code de la route. Radio Alger ne cessait d'inviter tout le monde à reprendre le travail et d'encourager les Européens à rester à leurs postes.

   Victor était sur ses terres, à Baïnem, à onze kilomètres de la ville, à l'ouest. Il était seul, sa famille évacuée le 7 juin se trouvait en région parisienne. Personne ne savait comment les choses allaient se passer, les kébirs du parti siégeant dans le hall de l'hôtel Aletti étaient-ils le nouveau gouvernement? La jeune République Algérienne Démocratique et Populaire, en dépit de ce pléonasme respecterait-elle les accords d'Evian ? Le doute était permis, aussi bien parmi les Algériens que parmi les quelque cinq cent mille Européens encore dans le pays.

   Les installations de la Transmondiale à Maison Blanche seraient-elles respectées dans ce tohu-bohu de grande marée populaire ? Victor décida d'y aller jeter un coup d'œil dans ce premier dimanche après l'Indépendance. La voiture de service était une puissante Chevrolet Bel Air grande consommatrice d'essence mais à l'épaisse carrosserie si rassurante dans cette époque troublée.

   Donc ce dimanche, Victor se rend d'abord au bureau de ville de la Compagnie au Mauretania, immeuble bordant la rampe Chasseloup Laubat au carrefour de l'Agha, en pleine ville. Il n'y a pas grand monde ce matin... Après tous ces débordements on fait grasse matinée.

   La route moutonnière est une voie très importante, passant entre le port de l'Agha et la ville elle va vers l'est, on l'emprunte pour se rendre à l'aéroport, en Kabylie et au département de Constantine. Le trafic y est toujours fort intense, la vitesse est limitée à 50 km à l'heure, mais qui se soucie d'un arrêté du Gouverneur Lacoste ? La Bel Air part du Mauretania, tourne à droite au Pont de l'Agha, s'engage sur la route. Ce dimanche elle est déserte. Longeant le port, on arrive à la hauteur des installations sanitaires réservées aux dockers. Des clameurs s'élèvent du bâtiment. On ne voit personne.

   La scène qui suit s'est déroulée en moins de trente secondes.

   Seul, campé sur la médiane, un grand escogriffe brandit une mitraillette. Il fait signe de stopper et met en joue. Victor stoppe. La réflexion de Paul Morand lui vient à l'esprit: dans les révolutions, ce sont les maigres qui paraissent d'abord. La parade de ce coupeur de route est escogriffesque, il gesticule, prend des poses dans son semblant d'uniforme militaire. Des vociférations confuses et continues d'un groupe d'hommes s'élèvent toujours du bâtiment... On est à douze cents mètres du Pont de l'Agha. En stoppant, la Chevy a laissé un passage sur sa droite. Au bord de la route, Victor découvre une Quatre chevaux, le pare-brise est étoilé par une balle. Assise sur le trottoir, une jeune femme en larmes. Montez Madame, dit-il en ouvrant la portière de droite. Non...

   Les 750 kg de la Chevy réduiraient le maboul en tapis d'Orient avant une fuite sur Maison Blanche... Allah est Grand. Nous sommes tous dans Sa main. C'est un cinq tonnes qu'Il envoie, bourré de fret divers, matelas, sommiers, armoires, tables, fauteuils, glaces, produits du pillage des appartements délaissés. Sur l'injonction du porteur de mitraillette le cinq tonnes stoppe à la hauteur de la Chevy sur sa gauche. Sans descendre, le chauffeur parlemente avec lui.

   C'est un Algérien, aussi, une complicité s'établit-elle. Le camion reprend sa route l'escogriffe est resté à sa gauche. On n'aurait pu souhaiter protection plus efficace. Victor file dans l'ombre du camion. Il est alors doublé à droite par la Peugeot du gérant du Cheval Blanc qui va ouvrir sa brasserie à l'hippodrome du Caroubier. Il n'a probablement rien vu. Encore cent cinquante mètres et c'est la Rampe Poirel. Un poste militaire en contrôle l'accès, installé dans un ancien relais des CFRA. Des Zouaves ? Victor s'arrête.

Mon lieutenant, si on se dépêche, on peut la tirer d'affaire et peut-être aussi son mari, le conducteur de la Quatre chevaux !

   Le jeune gradé ne répond pas, il baisse le nez et fixe ses chaussures. La troupe est consignée. C'est l'un des premiers cas de non assistance à personne en danger de mort imposé à l'Armée Française.

Il s'est répété des milliers de fois dans l'Algérie de 62-63.

 

Yves Pleven

 

Mis en page le 2/12/2003 par RPr