Le onzième convoi des colons de l'Algérie

(Moniteur Universel du 16 novembre 1848)

 

Le départ du onzième convoi des colons de l'Algérie a eu lieu ce marin avec la solennité accoutumée : le temps était magnifique, et le soleil brillait comme aux plus belles journées d'automne. Une affluence de spectateurs, plus considérable encore qu'aux précédents convois, couvrait les deux rives de la Seine, et la rivière était sillonnée comme toujours de nombreuses embarcations pavoisées.

M. Dufaure, ministre de l'intérieur, qui, en qualité de président du comité de l'Algérie à l'Assemblée nationale, avait assisté, le 8 octobre dernier, au départ du premier convoi, est venu de nouveau assister à celui de ce matin. Accompagné des membres de la commission, il a visité en détail, avec un certain nombre de représentants, les bateaux affectés au transport des colons,

A dix heures un quart, M. le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, et M. le général de Lamoricière, ministre de la guerre, sont arrivés avec un nombreux état-major.

Après avoir visité également un des bateaux dans toutes ses parties, ils se sont placés sur le bord du quai, en face de la flottille, auprès du drapeau et du clergé.

Un des membres de la commission, M. de Montreuil, représentant du peuple a pris alors la parole en ces termes :

" Colons de l'Algérie, chers concitoyens !

" C'est un moment, solennel que celui où vos derniers regards saluent la France.

" Vos coeurs serrés d'angoisses, car vos familles, vos amis vous entourent : ils vous pressent dans leurs bras, ils vous couvrent de leurs adieux fraternels ! Mais vos coeurs s'ouvrent aussi à l'espérance ; vous savez que la France africaine est devant vous, et que là vous allez fonder un peuple, une civilisation ; vous savez que de hautes destinées vous attendent.

" En effet, des souffrances vives, des difficultés extrêmes de la situation actuelle, difficultés et souffrances momentanées, Pensez-le bien, Dieu fait sortir en ce moment la plus grande chose des temps modernes. Ce que la monarchie n'osa pas entreprendre, la République n'hésite pas à le faire; elle jette sa population et ses trésors sur le sol d'Afrique, et elle dit,  Là sera un peuple, là sera la fortune par le travail!

(Longs applaudissements.)

" Oui, par le travail, mais non par le travail sans la vertu. La vertu est la force des peuples, elle fait les choses durables. La fortune n'est pas le seul mobile de l'activité humaine, elle ne commande ni les sacrifices ni le dévouement fraternel. Or, la colonisation exige le dévouement et l'esprit de sacrifice. Il faut que le colon de l'Algérie soit dévoué à ses frères, il faut qu'il ne s'arrête pas à ses seuls intérêts, mais qu'il serve ceux de tous ; vous unirez donc la vertu au travail.

" Plus l'oeuvre que vous entreprenez est grande, et plus elle anime votre courage. Vous sentez qu'avec le bien-être de vos familles, qu'avec la fortune de la colonie grandit la fortune de la France. L'Algérie colonisée est une puissante extension de la grandeur française. La France, par vos travaux, va peser d'un plus grand poids dans les affaires du monde, car la Méditerranée, pressée entre les deux rivages de la Provence et d l'Algérie, devient, sous notre domination, un lac pacifique ouvert au commerce du monde entier. (De toutes les barques. Oui ! oui ! - Bravo!)

" C'est à votre dévouement, colons de l'Algérie, c'est aux sacrifices intelligents faits par la patrie, que nous devrons cette extension de notre grandeur. Oui, les sacrifices ne nous ont pas coûté, nous avons répondu fraternellement aux appels de vos souffrances ; vous nous demandiez le travail, et la République vous offre aujourd'hui la propriété à conquérir par le travail. (Applaudissements.)

" La province dans laquelle vous allez vous rendre est fertile entre toutes ; les rives de la Seybouse sont le jardin de l'Algérie. Là, vous trouverez des terres fécondes, de gras pâturages, des collines boisées qui défendront vos troupeaux des ardentes atteintes du soleil. Toutefois, ne l'oubliez pas, la tempérance devient ici la condition de votre vie et la garantie de vos succès ; ne portez pas nos excès en Afrique, portez-y les vertus qui seules peuvent assurer l'avenir de la colonisation.

Chers concitoyens achevez la conquête due au sang généreux de nos soldats, en domptant la fierté du peuple arabe par les séductions de notre civilisation chrétienne; soyez enfin, les pacifiques conquérants de cette terre d'où l'esclavage doit disparaître, où la liberté va fleurir.

Adieu donc, ou plutôt à revoir, car ce ne sont pas des adieux qui accablent que nous vous adressons en ce moment: ce sont plutôt des adieux qui élèvent l'âme et qui dilatent le coeur.

" Oui, chers compatriotes, à revoir ! Un courant continuel va s'ouvrir désormais entre la France algérienne et la vieille France; votre pensée nous sera sans cesse présente ; l'Assemblée nationale, la République veilleront toujours sur vous. Partez donc remplis d'énergie et de confiance ; partez,  les obstacles irritent le courage, vous triompherez de tous. N'oubliez pas surtout qu'un jour un peuple sorti de vous bénira votre mémoire, car vous aurez été les généreux instruments d'une oeuvre immense, qui glorifiera à jamais notre République. "

Les cris de vive la République.! éclatent de toutes parts. Le nom de l'orateur est demandé et salué de nombreux vivat.

Un de ses collègues à l'Assemblée nationale, M. Peupin, a ensuite prononcé le discours suivant

" Citoyens,

" Membres de l'Assemblée nationale, c'est en son nom que nous venons assister à votre départ.

Notre présence témoigne hautement de l'intérêt qu'elle vous porte. Cet intérêt vous est dù ; car vous n'êtes pas des exilés; vous n'êtes pas de ceux que la France repousse et rejette hors de son sein ; vous êtes au contraire ceux de ses enfants à qui elle doit une assistance, une protection toute spéciale, méritée surtout par la grandeur de l'oeuvre que vous allez fonder ? En effet, cette oeuvre est immense, elle est magnifique, elle est éminemment patriotique et chrétienne.

" Elle est immense, car il s'agit de reporter sur cette terre d'Afrique, autrefois si riche, si puissante, si peuplée, maintenant misérable et déserte, une partie des forces vives de la nation.

" Il s'agit de fonder, de l'autre côté de la mer, une autre République française, et c'est à vous qu'il est donné de réaliser cette pensée qui, pendant si longtemps, fit trembler nos ennemis. C'est à vous qu'il appartient de faire que la Méditerranée ne soit plus autre chose qu'un lac français.

" Elle est magnifique ; car je ne connais rien de plus beau, de plus sublime que le spectacle que vous donnez au monde, celui d'un peuple qui, fort de sa conscience, armé d'un courage inébranlable, marche d'un pas ferme à la conquête assurée de la propriété par la voie pacifique du travail.

" C'est une oeuvre patriotique ; car, vous le savez, il faut, de toute nécessité, retirer de l'industrie, pour les reporter vers l'agriculture, tous les bras inoccupés, parce qu'ils sont pour le pays, dans la situation présente, une source continuelle d'embarras et de sacrifices inutiles.

" Mais, pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'un grand nombre d'entre nous abandonne le pays qui les a vus naître. Il faut qu'ils échangent l'outil qui jusque aujourd'hui les a fait vivre contre la charrue du laboureur.

" C'est de leur part un sacrifice; c'est du dévouement : c'est donc du patriotisme.

" Enfin, elle est chrétienne, parce que vous allez, véritables soldats de la croix, au nom et suivant les doctrines de Jésus-Christ, notre maître, proclamer et pratiquer, sur la terre de l'esclavage, le dogme sacré de la fraternité.

Vous le voyez, citoyens, votre rôle est beau, et nous avons la confiance qu'il n'est pas au-dessus de vos forces.

" Partez donc! allez féconder par le travail cette terre si souvent arrosée du sang de nos frères. Allez, et n'oubliez pas la mère-patrie, car elle se souviendra de vous. Ayez confiance en elle, et soyez sûrs que ses vaisseaux, ses soldats sont à votre disposition, prêts à vous défendre si jamais un ennemi osait vous attaquer,

" Avant de noirs séparer, unissons-nous, poussons ensemble ce cri qui résume en lui seul toutes les joies, toutes les espérances des coeurs honnêtes et des bons citoyens

Vive la République! vive la République !

Dès que M. Peupin a eu fini de parler, des voix nombreuses se sont écriées : " Le nom de l'orateur ?

M. Dufaure s'est aussitôt exprimé ainsi :

"Citoyens ,

" Vous demandez quel est l'orateur qui vient de vous adresser de si bonnes paroles; cet orateur est un ouvrier  comme vous, qui, par son travail, par ses qualités privées, par le développement de son intelligence, a mérité et obtenu l'honneur d'être nommé membre de l'Assemblée nationale : c'est  M. Peupin, je suis heureux de vous le dire. Cela vous montre que le Gouvernement de la République est véritablement et sincèrement un gouvernement d'égaux et de frères ; que tous les citoyens peuvent y prendre part, et qu'ils doivent y prendre part au profit de tous.

" Voilà ce qui explique la vive et profonde Sympathie que l'Assemblée nationale, au nom de laquelle on vient de vous parler, et le pouvoir exécutif, au nom duquel je vous parle, ont apportée à étudier vos souffrances et à rechercher les moyens de les adoucir.

" De tous les moyens que nous avons pu rencontrer, le plus digne, le plus efficace, le plus utile pour le pays et pour vous est assurément cette installation sur le sol de l'Algérie que nous vous avons offerte et que vous avez acceptée. Oui, sur cette terre, que nos braves soldats ont conquise, qu'ils ont dès longtemps préparée pour vous recevoir et vous nourrir, vous trouverez le repos qui vous fuit ici, des moyens de travail, une vie aisée, un avenir assuré, pour vous et vos enfants. Cette terre deviendra la Nôtre ; vous saurez la cultiver, la féconder, et, s'il le fallait un jour, comme le disait tout à l'heure un brave d'entre vous, vous sauriez la défendre contre tous les agresseurs qui viendraient vous y troubler.

" Nous venons, Assemblée nationale et Gouvernement, assister à votre départ; nous venons vous répéter hautement, solennellement, devant cette population attentive qui nous environne, les promesses qu'on a dû vous faire en notre nom. Oui, le Gouvernement vous accompagne de ses sympathies les plus sincères; des ordres sont donnés pour que, sur tous les points de votre route, l'accueil le plus fraternel vous soit ménagé. Nous ferons ce qui nous sera possible pour adoucir les fatigues qu'un long voyage peut imposer à vos femmes et à vos enfants. De braves et excellents officiers se chargent de vous conduire dans la province de Bonne, sur la terre que vous devez occuper, et la nouvelle que vous y êtes arrivés, établis, déjà livrés à vos travaux, sera la plus heureuse que nous puissions recevoir dans quelques jours.

" Adieu. donc; séparez-vous sans trop de regrets de cette terre de France, puisque c'est encore elle que vous retrouverez au terme de votre voyage; n'oubliez pas que nous serons toujours concitoyens de la même Patrie, enfants de la République, animés des mêmes sentiments pour elle, et prêts à nous dévouer les uns pour les autres et tous pour notre commun pays.

" Vive la République! "

A ce cri les colons ont unanimement répondu par celui de Vive la République !

M. de Noirlieu, curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, a fait précèder la bénédiction du drapeau d'une allocution dans laquelle il a heureusement commenté l'inscription qu'il porte Liberté, Egalité, Fraternité. Son discours a été salué par de  vives acclamations.

La cérémonie de la bénédiction terminée, M. le général Cavaignac a pris en main le drapeau, et a adressé au colons les paroles suivantes

" Citoyens,

" Je vous remets ce drapeau. Vous allez en Algérie fonder la commune de Mondovi, Ce nom vous rappellera de glorieux, de grands souvenirs. Mais ce drapeau que je vous remets n'est point un signe de guerre; c'est un signe de paix, d'ordre, de travail. Vous allez en Algérie assurer, par votre énergique persévérance, votre subsistance, votre avenir, la subsistance et l'avenir de vos enfants. C'est au travaiI que vous allez demander de vous ouvrir les sources de la propriété; en cela vous faites acte de bons et honnêtes citoyens. Et voyez comme chaque bonne action porte en elle-même sa récompense : tandis que vous allez travailler pour vous-mêmes, pour votre bien-être et celui de vos familles, vous allez travailler en même temps pour l'honneur et la gloire de la République; vous allez concourir au succès d'une des plus grandes entreprises de civilisation des temps modernes, au succès d'une oeuvre qui va donner à notre grande nation de nouveaux titres au respect et à l'admiration du monde.

" Vous allez créer des villes nouvelles, former pour l'avenir le noyau de nouvelles provinces. Rappelez-vous que vous ne réussirez qu'à la condition d'y apporter l'esprit de calme, l'amour de l'ordre, la soumission aux lois, sans lesquels rien ne peut se fonder ni vivre.

" Adieu, citoyens : j'ai voulu, avant de nous séparer, vous adresser quelques paroles d'espérance et d'encouragement. En nous quittant, répétons encore ensemble ce cri patriotique, qui répond à la pensée de tous les véritables amis de la France :

" Vive la République! "

De tous les bateaux s'élèvent les cris de Vive la République ! vive la France ! vive l'Algérie ! "

Au moment du départ, M. le général de Lamoricière a détaché de la boutonnière de M. le commandant Jarras, aide-de-camp du général Cavaignac, la croix de la Légion d'honneur, pour l'attacher à la boutonnière de M. le capitaine d'état-major Schmitz, commandant du convoi, auquel le chef du pouvoir exécutif venait de l'accorder. Cet officier qui a servi pendant cinq années en Algérie, est chef du bureau arabe de la subdivision de Bonne et s'est déjà occupé de travaux de colonisation.