Le
départ du onzième convoi des colons de l'Algérie
a eu lieu ce marin avec la solennité accoutumée : le
temps était magnifique, et le soleil brillait comme aux plus
belles journées d'automne. Une affluence de spectateurs, plus
considérable encore qu'aux précédents convois,
couvrait les deux rives de la Seine, et la rivière était
sillonnée comme toujours de nombreuses embarcations pavoisées.
M.
Dufaure, ministre de l'intérieur, qui, en qualité de
président du comité de l'Algérie à l'Assemblée
nationale, avait assisté, le 8 octobre dernier, au départ
du premier convoi, est venu de nouveau assister à celui de
ce matin. Accompagné des membres de la commission, il a visité en
détail, avec un certain nombre de représentants, les
bateaux affectés au transport des colons,
A
dix heures un quart, M. le général Cavaignac, chef du
pouvoir exécutif, et M. le général de Lamoricière,
ministre de la guerre, sont arrivés avec un nombreux état-major.
Après
avoir visité également un des bateaux dans toutes ses
parties, ils se sont placés sur le bord du quai, en face de
la flottille, auprès du drapeau et du clergé.
Un des membres de la commission, M. de
Montreuil, représentant du peuple a pris alors la parole en
ces termes :
" Colons de l'Algérie,
chers concitoyens !
"
C'est un moment, solennel que celui où vos derniers regards
saluent la France.
" Vos coeurs serrés d'angoisses,
car vos familles, vos amis vous entourent : ils vous pressent dans
leurs bras, ils vous couvrent de leurs adieux fraternels ! Mais vos
coeurs s'ouvrent aussi à l'espérance ; vous savez que
la France africaine est devant
vous, et que là vous allez fonder
un peuple, une civilisation ; vous savez que de hautes
destinées vous attendent.
" En effet, des souffrances vives,
des difficultés extrêmes de la situation actuelle, difficultés
et souffrances momentanées, Pensez-le bien, Dieu fait sortir
en ce moment la plus grande chose des temps modernes. Ce que la monarchie
n'osa pas entreprendre, la République n'hésite pas à
le faire; elle jette sa population et ses trésors sur le sol
d'Afrique, et elle dit, Là sera
un peuple, là sera la fortune par le travail!
(Longs applaudissements.)
"
Oui, par le travail, mais non par le travail sans la vertu. La vertu
est la force des peuples, elle fait les choses durables. La fortune
n'est pas le seul mobile de l'activité humaine, elle ne commande
ni les sacrifices ni le dévouement fraternel. Or, la colonisation
exige le dévouement et l'esprit de sacrifice. Il faut que le
colon de l'Algérie soit dévoué à ses frères,
il faut qu'il ne s'arrête pas à ses seuls intérêts,
mais qu'il serve ceux de tous ; vous unirez donc la vertu au travail.
" Plus l'oeuvre que vous entreprenez
est grande, et plus elle anime votre courage. Vous sentez qu'avec
le bien-être de vos familles, qu'avec
la fortune de la colonie grandit la fortune de la France.
L'Algérie colonisée est une puissante extension de la
grandeur française. La France, par vos travaux, va peser d'un
plus grand poids dans les affaires du monde, car la Méditerranée,
pressée entre les deux rivages de la Provence et d l'Algérie,
devient, sous notre domination, un lac pacifique
ouvert au commerce du monde entier. (De toutes les barques. Oui ! oui ! - Bravo!)
" C'est à votre dévouement,
colons de l'Algérie, c'est aux sacrifices intelligents faits
par la patrie, que nous devrons cette extension de notre grandeur.
Oui, les sacrifices ne nous ont pas coûté, nous avons répondu
fraternellement aux appels de vos souffrances ; vous nous demandiez
le travail, et la République vous offre aujourd'hui la propriété
à conquérir par le travail. (Applaudissements.)
"
La province dans laquelle vous allez vous rendre est fertile entre
toutes ; les rives de la Seybouse sont le
jardin de l'Algérie. Là, vous trouverez des
terres fécondes, de gras pâturages, des collines boisées
qui défendront vos troupeaux des ardentes atteintes du soleil.
Toutefois, ne l'oubliez pas, la tempérance devient ici la condition
de votre vie et la garantie de vos succès ; ne portez pas nos
excès en Afrique, portez-y les vertus qui seules peuvent assurer
l'avenir de la colonisation.
Chers concitoyens achevez
la conquête due au sang généreux de nos soldats,
en domptant la fierté du peuple arabe
par les séductions de notre civilisation chrétienne;
soyez enfin, les pacifiques conquérants
de cette terre d'où l'esclavage doit disparaître, où
la liberté va fleurir.
Adieu donc, ou plutôt à revoir, car ce
ne sont pas des adieux qui accablent que nous vous adressons en ce
moment: ce sont plutôt des adieux qui élèvent
l'âme et qui dilatent le coeur.
" Oui,
chers compatriotes, à revoir ! Un courant continuel va s'ouvrir
désormais entre la France algérienne et la vieille France;
votre pensée nous sera sans cesse présente ; l'Assemblée
nationale, la République veilleront toujours sur vous.
Partez donc remplis d'énergie et de confiance ; partez,
les obstacles irritent le courage, vous triompherez de tous. N'oubliez
pas surtout qu'un jour un peuple sorti de
vous bénira votre mémoire, car vous aurez été
les généreux instruments d'une oeuvre immense, qui glorifiera
à jamais notre République. "
Les
cris de vive la République.! éclatent de toutes
parts. Le nom de l'orateur est demandé et salué de nombreux
vivat.
Un
de ses collègues à l'Assemblée nationale, M.
Peupin, a ensuite prononcé le discours suivant
" Citoyens,
"
Membres de l'Assemblée nationale, c'est en son nom que nous
venons assister à votre départ.
Notre
présence témoigne hautement de l'intérêt
qu'elle vous porte. Cet intérêt vous est dù ;
car vous n'êtes pas des exilés; vous n'êtes pas
de ceux que la France repousse et rejette hors de son sein ; vous
êtes au contraire ceux de ses enfants à qui elle doit
une assistance, une protection toute spéciale, méritée
surtout par la grandeur de l'oeuvre que vous allez fonder ? En effet,
cette oeuvre est immense, elle est magnifique, elle est éminemment
patriotique et chrétienne.
"
Elle est immense, car il s'agit de reporter sur cette terre d'Afrique,
autrefois si riche, si puissante, si peuplée, maintenant misérable
et déserte, une partie des forces vives de la nation.
"
Il s'agit de fonder, de l'autre côté de la mer, une autre
République française, et c'est à vous qu'il est donné de réaliser
cette pensée qui, pendant si longtemps, fit trembler nos
ennemis. C'est à vous qu'il appartient de faire que la Méditerranée
ne soit plus autre chose qu'un lac français.
"
Elle est magnifique ; car je ne connais rien de plus beau, de
plus sublime que le spectacle que vous donnez au monde, celui d'un
peuple qui, fort de sa conscience, armé d'un courage inébranlable,
marche d'un pas ferme à la conquête assurée de
la propriété par la voie pacifique du travail.
"
C'est une oeuvre patriotique ; car, vous le savez, il faut, de toute
nécessité, retirer de l'industrie, pour les reporter
vers l'agriculture, tous les bras inoccupés, parce qu'ils sont
pour le pays, dans la situation présente, une source continuelle
d'embarras et de sacrifices inutiles.
"
Mais, pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'un grand nombre d'entre nous
abandonne le pays qui les a vus naître. Il faut qu'ils échangent
l'outil qui jusque aujourd'hui les a fait vivre contre la charrue
du laboureur.
"
C'est de leur part un sacrifice; c'est du dévouement
: c'est donc du patriotisme.
" Enfin, elle est chrétienne, parce que
vous allez, véritables soldats de la croix, au nom et suivant
les doctrines de Jésus-Christ, notre maître, proclamer
et pratiquer, sur la terre de l'esclavage, le dogme sacré de
la fraternité.
Vous
le voyez, citoyens, votre rôle est beau, et nous avons la confiance
qu'il n'est pas au-dessus de vos forces.
"
Partez donc! allez féconder par le travail cette terre si souvent
arrosée du sang de nos frères. Allez, et n'oubliez
pas la mère-patrie, car elle se souviendra de vous.
Ayez confiance en elle, et soyez sûrs que ses vaisseaux, ses
soldats sont à votre disposition, prêts à vous
défendre si jamais un ennemi osait vous attaquer,
" Avant de noirs séparer,
unissons-nous, poussons ensemble ce cri qui résume en lui seul
toutes les joies, toutes les espérances des coeurs honnêtes
et des bons citoyens
Vive la République! vive la République !
Dès
que M. Peupin a eu fini de parler, des voix nombreuses se sont écriées
: " Le nom de l'orateur ?
M.
Dufaure s'est aussitôt exprimé ainsi :
"Citoyens
,
" Vous
demandez quel est l'orateur qui vient de vous adresser de si bonnes
paroles; cet orateur est un ouvrier comme vous, qui, par son
travail, par ses qualités privées, par le développement
de son intelligence, a mérité et obtenu l'honneur
d'être nommé membre de l'Assemblée nationale :
c'est M. Peupin, je suis heureux de vous le dire. Cela vous
montre que le Gouvernement de la République est véritablement
et sincèrement un gouvernement d'égaux et de frères
; que tous les citoyens peuvent y prendre part, et qu'ils doivent
y prendre part au profit de tous.
"
Voilà ce qui explique la vive et profonde Sympathie que l'Assemblée
nationale, au nom de laquelle on vient de vous parler, et le pouvoir exécutif,
au nom duquel je vous parle, ont apportée à étudier
vos souffrances et à rechercher les moyens de les adoucir.
"
De tous les moyens que nous avons pu rencontrer, le plus digne, le
plus efficace, le plus utile pour le pays et pour vous est assurément
cette installation sur le sol de l'Algérie que nous vous avons
offerte et que vous avez acceptée. Oui, sur cette terre, que
nos braves soldats ont conquise, qu'ils ont dès longtemps préparée
pour vous recevoir et vous nourrir, vous trouverez le repos qui vous
fuit ici, des moyens de travail, une vie aisée, un avenir assuré,
pour vous et vos enfants. Cette terre deviendra
la Nôtre ; vous saurez la cultiver, la féconder, et,
s'il le fallait un jour, comme le disait tout à l'heure un
brave d'entre vous, vous sauriez la défendre contre tous les
agresseurs qui viendraient vous y troubler.
"
Nous venons, Assemblée nationale et Gouvernement, assister
à votre départ; nous venons vous répéter
hautement, solennellement, devant cette population attentive qui nous
environne, les promesses qu'on a dû vous faire en notre nom.
Oui, le Gouvernement vous accompagne de ses sympathies les plus sincères;
des ordres sont donnés pour que, sur tous les points de votre
route, l'accueil le plus fraternel vous soit ménagé.
Nous ferons ce qui nous sera possible pour adoucir les fatigues qu'un
long voyage peut imposer à vos femmes et à vos enfants.
De braves et excellents officiers se chargent de vous conduire dans
la province de Bonne, sur la terre
que vous devez occuper, et la nouvelle que vous y êtes arrivés,
établis, déjà livrés à vos travaux,
sera la plus heureuse que nous puissions recevoir dans quelques jours.
" Adieu. donc; séparez-vous
sans trop de regrets de cette terre de France, puisque c'est encore
elle que vous retrouverez au terme de votre voyage; n'oubliez
pas que nous serons toujours concitoyens de la même Patrie,
enfants de la République, animés des mêmes sentiments
pour elle, et prêts à nous dévouer les uns pour
les autres et tous pour notre commun pays.
" Vive la République! "
A
ce cri les colons ont unanimement répondu par celui de Vive
la République !
M. de Noirlieu, curé
de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, a fait précèder la bénédiction
du drapeau d'une allocution dans laquelle il a heureusement commenté
l'inscription qu'il porte Liberté, Egalité, Fraternité.
Son discours a été salué par de
vives acclamations.
La
cérémonie de la bénédiction terminée,
M. le général Cavaignac a pris en main le drapeau, et
a adressé au colons les paroles suivantes
" Citoyens,
"
Je vous remets ce drapeau. Vous allez en Algérie fonder
la commune de Mondovi, Ce nom vous rappellera de glorieux,
de grands souvenirs. Mais ce drapeau que je vous remets n'est point un signe de guerre; c'est un signe de paix,
d'ordre, de travail. Vous allez en Algérie assurer, par votre
énergique persévérance, votre subsistance, votre
avenir, la subsistance et l'avenir de vos enfants. C'est au travaiI
que vous allez demander de vous ouvrir les sources de la propriété;
en cela vous faites acte de bons et honnêtes citoyens. Et voyez
comme chaque bonne action porte en elle-même sa récompense
: tandis que vous allez travailler pour vous-mêmes, pour votre
bien-être et celui de vos familles, vous allez travailler en
même temps pour l'honneur et la gloire de la République;
vous allez concourir au succès d'une des plus grandes entreprises
de civilisation des temps modernes, au succès d'une oeuvre
qui va donner à notre grande nation de nouveaux titres au respect
et à l'admiration du monde.
"
Vous allez créer des villes nouvelles, former pour l'avenir
le noyau de nouvelles provinces. Rappelez-vous que vous ne réussirez
qu'à la condition d'y apporter l'esprit de calme, l'amour de
l'ordre, la soumission aux lois, sans lesquels rien ne peut se fonder
ni vivre.
" Adieu, citoyens
: j'ai voulu, avant de nous séparer, vous adresser quelques
paroles d'espérance et d'encouragement. En nous quittant, répétons
encore ensemble ce cri patriotique, qui répond à la
pensée de tous les véritables amis de la France :
" Vive la République!
"
De tous les bateaux s'élèvent
les cris de Vive la République ! vive la France ! vive l'Algérie ! "
Au moment du départ, M. le général de
Lamoricière a détaché de la boutonnière
de M. le commandant Jarras, aide-de-camp du général
Cavaignac, la croix de la Légion d'honneur, pour l'attacher
à la boutonnière de M. le capitaine d'état-major
Schmitz, commandant du convoi, auquel le chef du pouvoir exécutif
venait de l'accorder. Cet officier qui a servi pendant cinq années
en Algérie, est chef du bureau arabe de la subdivision de Bonne
et s'est déjà occupé de travaux de colonisation.