Le huitième convoi des colons de l'Algérie

(Moniteur Universel du 5 novembre 1848)

 

Huitième départ des colons de l'Algérie.

Même affluence, mêmes sympathies, mêmes voeux et mêmes adieux de la population parisienne; du côté des colons, toujours une expression touchante de confiance et de fermeté. Comment le succès ne couronnerait-il pas une entreprise commencée sous de pareils auspices? Rien ne saurait rendre l'effet produit par la présence solennelle de cette foule, par ces embarcations rapides qui sillonnent le fleuve en tous sens, par la voix de la religion qui se mêle à la voix de la patrie pour saluer et bénir les premiers efforts des colons et l'avenir qui les attend.

Un ciel magnifique éclairait cet immense tableau. Nous n'avions jamais rien vu d'aussi beau, rien qui ouvrit à la fois l'âme aux sentiments les plus tendres et les plus mâles. Famille et patrie, ces deux mots circulaient dans là foule à l'aspect de toutes ces femmes, de tous ces enfants et de ces courageux travailleurs qui vont fonder, à force de sueurs, une France nouvelle.

Ë dix heures, le drapeau s'est approché du bord, et M. Trélat, président de la commission, a pris la parole :

« Citoyens, c'est aujourd'hui la huitième fois que cette Population immense de notre cher Paris vient assister à ce glorieux adieu, oui, glorieux : car, si nous vous le disons avec tristesse, nous vous le disons aussi avec la fierté virile qui s'attache à tout ce qui est grand.

« Vous aurez beaucoup de peine, beaucoup de travail ; car, en nous livrant les trésors de la terre, Dieu nous à imposé les difficultés et le sacrifice pour en mériter la conquête. Votre bien-être à venir, celui de votre famille, l'honneur et la gloire que le pays en recueillera, tout est dans votre âme et dans vos bras. Soyez infatigables, n'oubliez jamais qu'il est quelque chose de plus fort que toutes les résistances, de plus puissant que toutes les lenteurs, de plus invincible que tous les obstacles les plus opiniâtres, c'est la patience, c'est la fermeté qui sont au fond du coeur de l'homme pour qu'il soit véritableblement homme, et qui, quand il sait ne jamais désespérer de lui-même, le font supérieur à toutes les épreuves. L'homme qui succombe dans la lutte est celui qui laisse inactives les ressources qu'il a reçues et qui ne sait pas les employer avec assez de foi.

« Vous êtes ce que vous devez être pour une si sublime entreprise. Réalisez-la donc, et quand vous aurez assuré le bien de la famille, quand vous aurez élevé vos enfants dans l'amour du pays et dans les vertus publiques et privées que vous portez au sein de la barbarie, vos noms, et plus tard le culte de votre souvenir, seront bénis par vos enfants et vos petits-fils pour les bienfaits qu'ils devront à votre courage,

« Courage donc, citoyens! vous êtes dignes de votre mission. Voyez sous quels auspices elle commence! Par vous elle sera dans son cours et dans ses fruits ce qu'elle se montre à son principe. Tous ceux qui sont là pour vous voir partir vous suivent de leurs vœux et vous fortifient de leurs encouragements. De part et d'autre, c'est ce qu'il y a de meilleur, de plus fraternel et de plus religieux au fond du cœur de l'homme. Vous n'oublierez jamais ce magnifique spectacle et cette intelligence parfaite de regrets et d'espérances qui rendront votre âme et vos bras toujours jeunes et toujours infatigables.

« Amis, quand vous aurez achevé la première partie de votre route, quand vous quitterez ce fleuve pour entrer en mer, saluez d'un regard d'attendrissement la mère-patrie; puis, quand vous prendrez possession du sol d'Afrique, envoyez-lui encore vos pensées et vos vœux. Vous ne pourrez jamais songer plus à ceux qui restent qu'ils ne songent à ceux qui partent. La France entière et le monde ont les yeux sur vous.

« Tandis que nous sommes encore ici tous ensemble sur ces quais, sur ces ports, sur ces ponts et dans vos maisons flottantes, unissons notre prière pour l'avenir de notre glorieux pays. Dieu du peuple, Dieu de la justice, Dieu qui protégez la France, entendez cette grande voix populaire dont les accents montent jusqu'à vous. Eclairez nos esprits et faites que, dans l'imposant travail qui se prépare, en Algérie comme en France, tous ne nous trompions pas. Vous tenez nos destinées dans vos mains. Accordez-nous à tous de porter nos suffrages sur le citoyen le plus digne, sur celui dont le bras est suffisamment ferme, et surtout le cœur sans autre ambition que celle de tout sacrifier au bien de son pays! Faites qu'aucune erreur, aucun prestige ne nous égare, et que notre choix soit vertueusement républicain . Que ce voeu soit entendu avec la puissance que doit lui assurer la présence de cette foule majestueuse!

« Citoyens, votre commune sera celle de Montenotte, nom glorieux, qui rappelle le temps où le jeune républicain Bonaparte (que n'est-il resté toujours sincèrement dévoué à la sainte République!) entrait en Italie, en montrant à son armée une terre promise. Vous aussi, mes amis, vous aurez votre terre promise, dont vous allez vous assurer la propriété par votre travail. Après la peine de chaque jour, reposez-vous le soir autour de votre drapeau, et retrouvez-y tous vos souvenirs. Apprenez à vos enfants à bégayer d'abord, et plus tard à répéter avec puissance les cris immortels d'amour national :

« Vive la République! vive la colonie/ »

Ces cris ont été mille fois répétés sur les bateau, et sur les deux rives, M. le grand vicaire de la Bouillerie, assiste de M. le curé et du clergé de Saint-Séverin, a prononcé le discours suivant :

« Mes amis et mes frères,

« Ce n'est pas sans une émotion profonde que nous assistons à ce départ. Ce long voyage, entrepris avec l'aide et sous les auspices du Gouvernement français, vous fait concevoir, il est vrai, de grandes et légitime; espérances ; Mais aujourd'hui c'est plutôt pour vous le moment d'une séparation douloureuse, l'heure des regrets et des adieux, et voilà pourquoi vous ne serez pas surpris que la religion chrétienne paraisse au milieu de vous avec ses emblèmes et ses ministres. Habituée qu'elle est à consoler toutes les douleurs, à calmer toutes les infortunes, elle avait droit de réclamer sa part dans la scène touchante de ce jour.

   « Toutefois, si la religion vous console au départ, si, en­suite, elle fait des vœux ardents pour que votre voyage soit prospère, si elle supplie la Dieu d l'Océan de commander pour vous aux vents et à la tempête et de courber les vagues dociles sous les maisons flottantes qui vous emportent, rappe­lez-vous-le bien, mes amis, c'est surtout à votre arrivée, sur les bords lointains où tendent vos efforts, que la religion compte sur vous, qu'elle vous attend, qu'elle vous ouvre les bras, qu'elle vous demande de présider elle-même à vos nobles et sublimes destinées.

« En définitive, qu'allez-vous donc faire sur cette terre d'Afrique? Allez-vous simplement lui demander une existence matérielle meilleure, et à ces champs nouveaux votre pain de chaque jour? Ah ! sans doute, cela est bien juste, que ce sol si abondamment arrosé du sang de vos frères devienne au moins fécond pour vous ; la France n'étend ses conquêtes que pour en doter ses enfants et les rendre plus riches et plus heureux ! Mais ce n'est pas là toute votre pensée : votre mission est plus haute, votre destinée plus grande; vous allez, ainsi qu'on vous le disait éloquemment tout à l'heure, vous allez porter en Afrique la civilisation française. Mais qu'est-ce à dire la civilisation française, sinon la civilisation chrétienne ?

« Vous allez jeter sur ce terrain barbare les précieuses semences de la liberté, de l'égalité, de la fraternité ! Mais ces semences, de qui les avons-nous tous reçus, sinon d'abord de celui qui a dit : « A ce signe, on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres. » (Joann.)

« Ah croyez-le bien, mes amis, sans le secours de celui qui a prononcé cette divine parole, vous ne pouvez rien. Vous ne pouvez rien pour la liberté sans la vertu, qui fait qu'on est libre; vous ne pouvez rien pour la fraternité sans la charité, qui fait qu'on est frères; vous ne pouvez rien pour l'égalité sans l'accomplissement du devoir, devant lequcl tous sont égaux ; et cette vertu persévérante et forte que je vous demande, cette charité aimante, ce culte sacré du devoir, c'est le christianismié surtout qui les apprend à l'homme.

« On vous disait encore, il n'y a qu'un instant -. Vous allez implanter sur le soi d'Afrique les mœurs françaises, les habitudes françaises, les arts francais. Et moi, j'ajoute : N'oubliez pas d'y implanter également la religion de la France, la religion de vos pères et de vos mères, la religion de vos jeunes années; vous y déploierez, comme signe de conquête, le drapeau aux trois couleurs; mais, à côté de ce drapeau, ne dédaignez pas d'arborer la croix. La croix est aussi un drapeau français, car la France montre avec autant de fierté, et l'étendard qui flotte à la tète de ses camps, et la croix qui surmonte tous les clochers de ses villages et toutes les tours de ses vieilles basiliques.

« Adieu, mes amis et mes frères! adieu! Cet adieu, dans la bouche du prêtre, a quelque chose de plus solennel et de plus sacré ! ... .. Adieu, c'est-à-dire je remets entre les mains de Dieu vos destinées et votre avenir!. . . . . Adieu, je confie à Dieu vos femmes, vos enfants, vos intérêts les plus chers!... . . Mais cet adieu ne sera point entre nous un brisement absolu. Malgré cette longue séparation, nous nous retrouverons encore unis, et dans un même patriotisme, et dans une mémé prière!É..;Pour moi, je ne vous oublierai pas, car je prierai souvent pour vous ! .......... De votre côté, mes frères, pensez quelquefois au prêtre dont la main vous bénit en partant, et dont le cœur vous suivra après le départ ! »


Après cette allocution, M. l'abbé de la Bouillerie a béni le drapeau. Puis le convoi s'est mis en marche sous les yeux et en recevant les saluts et les vivats de toute la foute émue. Les spectateurs du pont d'Austerlitz ont jeté sur le convoi une pluie de petits drapeaux sur lesquels étaient écrits ces mots : Vivent les colons ! L'Orphéon attendait le convoi à son passage, et lui a fait cortège en chantant en chœur jusqu'au Port-à-l'Anglais. C'était une surprise que rien n'avait trahie, et que les ouvriers orphéonistes ont voulu faire à leurs frères partant pour l'Algérie.

Après huit départs, il y a quelque chose de si majestueux dans tout ce qui touche cette grande entreprise, que ceux-là même qui ont toujours assisté à ces adieux y retrouvent chaque fois des émotions nouvelles et toujours plus profondes.

Tous les membres de la commission ; MM. les représentants Ferdinand de Lasteyrie, Paver, Peupin, Alcan , Emile Lenglet, Carlos Fore), Girerd, Repellin, Crépu, Renaud (de l'Isère), Duplau, Alfred Lécuyer; M. Edmond Adam, secrétaire général de la Seine ; M. Cruveilher, sous-préfet de Saint-Denis, et des maires et adjoints de toutes les municipalités de Paris, d'Auteuil et de plusieurs communes rurales, assistaient au départ de ce convoi.