Huitième départ des colons de l'Algérie.
Même
affluence, mêmes sympathies, mêmes voeux et mêmes adieux de la population
parisienne; du côté des colons, toujours une expression touchante
de confiance et de fermeté. Comment le succès ne couronnerait-il
pas une entreprise commencée sous de pareils auspices? Rien ne saurait
rendre l'effet produit par la présence solennelle de cette foule,
par ces embarcations rapides qui sillonnent le fleuve en tous sens,
par la voix de la religion qui se mêle à la voix de la patrie pour
saluer et bénir les premiers efforts des colons et l'avenir qui
les attend.
Un
ciel magnifique éclairait cet immense tableau. Nous n'avions jamais
rien vu d'aussi beau, rien qui ouvrit à la fois l'âme aux sentiments
les plus tendres et les plus mâles. Famille et patrie, ces deux
mots circulaient dans là foule à l'aspect de toutes ces femmes,
de tous ces enfants et de ces courageux travailleurs qui vont fonder,
à force de sueurs, une France nouvelle.
Ë
dix heures, le drapeau s'est approché du bord, et M. Trélat, président
de la commission, a pris la parole :
«
Citoyens, c'est aujourd'hui la huitième fois que cette Population
immense de notre cher Paris vient assister à ce glorieux
adieu, oui, glorieux : car, si nous vous le disons avec tristesse,
nous vous le disons aussi avec la fierté virile qui s'attache
à tout ce qui est grand.
«
Vous aurez beaucoup de peine, beaucoup de travail ; car, en nous
livrant les trésors de la terre, Dieu nous à imposé
les difficultés et le sacrifice pour en mériter la
conquête. Votre bien-être à venir, celui de votre
famille, l'honneur et la gloire que le pays
en recueillera, tout est dans votre âme et dans vos
bras. Soyez infatigables, n'oubliez jamais qu'il est quelque chose
de plus fort que toutes les résistances, de plus puissant
que toutes les lenteurs, de plus invincible que tous les obstacles
les plus opiniâtres, c'est la patience, c'est la fermeté
qui sont au fond du coeur de l'homme pour qu'il soit véritableblement
homme, et qui, quand il sait ne jamais désespérer
de lui-même, le font supérieur à toutes les
épreuves. L'homme qui succombe dans la lutte est celui qui
laisse inactives les ressources qu'il a reçues et qui ne
sait pas les employer avec assez de foi.
«
Vous êtes ce que vous devez être pour une si sublime
entreprise. Réalisez-la donc, et quand vous aurez assuré
le bien de la famille, quand vous aurez élevé vos
enfants dans l'amour du pays et dans les vertus publiques et privées
que vous portez au sein de la barbarie, vos noms, et plus tard le
culte de votre souvenir, seront bénis par vos enfants et
vos petits-fils pour les bienfaits qu'ils devront à votre
courage,
«
Courage donc, citoyens! vous êtes dignes de votre mission.
Voyez sous quels auspices elle commence! Par vous elle sera dans
son cours et dans ses fruits ce qu'elle se montre à son principe.
Tous ceux qui sont là pour vous voir partir vous suivent
de leurs vux et vous fortifient de leurs encouragements. De
part et d'autre, c'est ce qu'il y a de meilleur, de plus fraternel
et de plus religieux au fond du cur de l'homme. Vous n'oublierez
jamais ce magnifique spectacle et cette intelligence parfaite de
regrets et d'espérances qui rendront votre âme et vos
bras toujours jeunes et toujours infatigables.
«
Amis, quand vous aurez achevé la première partie de votre route,
quand vous quitterez ce fleuve pour entrer en mer, saluez d'un regard
d'attendrissement la mère-patrie; puis, quand vous prendrez
possession du sol d'Afrique, envoyez-lui encore vos pensées
et vos vux. Vous ne pourrez jamais songer plus à ceux qui restent
qu'ils ne songent à ceux qui partent. La France entière et le monde
ont les yeux sur vous.
«
Tandis que nous sommes encore ici tous ensemble sur ces quais, sur
ces ports, sur ces ponts et dans vos maisons flottantes, unissons
notre prière pour l'avenir de notre glorieux pays. Dieu du
peuple, Dieu de la justice, Dieu qui protégez la France,
entendez cette grande voix populaire dont les accents montent jusqu'à
vous. Eclairez nos esprits et faites que, dans l'imposant travail
qui se prépare, en Algérie comme en France, tous ne
nous trompions pas. Vous tenez nos destinées dans vos mains.
Accordez-nous à tous de porter nos suffrages sur le citoyen
le plus digne, sur celui dont le bras est suffisamment ferme, et
surtout le cur sans autre ambition que celle de tout sacrifier
au bien de son pays! Faites qu'aucune erreur, aucun prestige ne
nous égare, et que notre choix soit vertueusement républicain
. Que ce voeu soit entendu avec la puissance que doit lui assurer
la présence de cette foule majestueuse!
« Citoyens, votre commune sera
celle de Montenotte, nom glorieux,
qui rappelle le temps où le jeune républicain Bonaparte
(que n'est-il resté toujours sincèrement dévoué
à la sainte République!) entrait en Italie, en montrant
à son armée une terre promise. Vous aussi, mes amis,
vous aurez votre terre promise, dont vous allez vous assurer la
propriété par votre travail. Après la peine
de chaque jour, reposez-vous le soir autour de votre drapeau, et
retrouvez-y tous vos souvenirs. Apprenez à vos enfants à
bégayer d'abord, et plus tard à répéter
avec puissance les cris immortels d'amour national :
« Vive la République! vive
la colonie/ »
Ces
cris ont été mille fois répétés
sur les bateau, et sur les deux rives, M. le grand vicaire de la
Bouillerie, assiste de M. le curé et du clergé de
Saint-Séverin, a prononcé le discours suivant :
« Mes amis et mes frères,
«
Ce n'est pas sans une émotion profonde que nous assistons à ce départ.
Ce long voyage, entrepris avec l'aide et sous les auspices du Gouvernement
français, vous fait concevoir, il est vrai, de grandes et légitime;
espérances ; Mais aujourd'hui c'est plutôt pour vous le moment d'une
séparation douloureuse, l'heure des regrets et des adieux, et voilà
pourquoi vous ne serez pas surpris que la religion chrétienne paraisse
au milieu de vous avec ses emblèmes et ses ministres. Habituée qu'elle
est à consoler toutes les douleurs, à calmer toutes les infortunes,
elle avait droit de réclamer sa part dans la scène touchante de
ce jour.
« Toutefois, si la religion vous console
au départ, si, ensuite, elle fait des vux ardents pour que
votre voyage soit prospère, si elle supplie la Dieu d l'Océan de
commander pour vous aux vents et à la tempête et de courber les
vagues dociles sous les maisons flottantes qui vous emportent, rappelez-vous-le
bien, mes amis, c'est surtout à votre arrivée, sur les bords lointains
où tendent vos efforts, que la religion compte sur vous, qu'elle
vous attend, qu'elle vous ouvre les bras, qu'elle vous demande de
présider elle-même à vos nobles et sublimes destinées.
«
En définitive, qu'allez-vous donc faire sur cette terre d'Afrique?
Allez-vous simplement lui demander une existence matérielle
meilleure, et à ces champs nouveaux votre pain de chaque
jour? Ah ! sans doute, cela est bien juste, que ce sol si abondamment
arrosé du sang de vos frères devienne au moins fécond
pour vous ; la France n'étend ses conquêtes que pour
en doter ses enfants et les rendre plus riches et plus heureux !
Mais ce n'est pas là toute votre pensée : votre mission
est plus haute, votre destinée plus grande; vous allez, ainsi
qu'on vous le disait éloquemment tout à l'heure,
vous allez porter en Afrique la civilisation française.
Mais qu'est-ce à dire la civilisation française, sinon
la civilisation chrétienne ?
«
Vous allez jeter sur ce terrain barbare les
précieuses semences de la liberté, de l'égalité,
de la fraternité ! Mais ces semences, de qui les avons-nous
tous reçus, sinon d'abord de celui qui a dit : « A
ce signe, on reconnaîtra que vous êtes mes disciples,
si vous vous aimez les uns les autres. » (Joann.)
«
Ah croyez-le bien, mes amis, sans le secours de celui qui a prononcé
cette divine parole, vous ne pouvez rien. Vous ne pouvez rien pour
la liberté sans la vertu, qui fait qu'on est libre; vous
ne pouvez rien pour la fraternité sans la charité,
qui fait qu'on est frères; vous ne pouvez rien pour l'égalité
sans l'accomplissement du devoir, devant lequcl tous sont égaux
; et cette vertu persévérante et forte que je vous
demande, cette charité aimante, ce culte sacré du
devoir, c'est le christianismié surtout qui les apprend à
l'homme.
«
On vous disait encore, il n'y a qu'un instant -. Vous allez implanter
sur le soi d'Afrique les murs françaises, les habitudes
françaises, les arts francais. Et moi, j'ajoute : N'oubliez
pas d'y implanter également
la religion de la France,
la religion de vos pères et de vos mères, la religion
de vos jeunes années; vous y déploierez, comme signe
de conquête, le drapeau aux trois couleurs; mais, à
côté de ce drapeau, ne dédaignez pas d'arborer
la croix. La croix est aussi un drapeau français, car la
France montre avec autant de fierté, et l'étendard
qui flotte à la tète de ses camps, et la croix qui
surmonte tous les clochers de ses villages et toutes les tours de
ses vieilles basiliques.
« Adieu, mes amis et mes frères! adieu!
Cet adieu, dans la bouche du prêtre, a quelque chose de plus
solennel et de plus sacré ! ... .. Adieu, c'est-à-dire
je remets entre les mains de Dieu vos destinées et votre
avenir!. . . . . Adieu, je confie à Dieu vos femmes, vos
enfants, vos intérêts les plus chers!... . . Mais cet
adieu ne sera point entre nous un brisement absolu. Malgré
cette longue séparation, nous nous retrouverons encore unis,
et dans un même patriotisme, et dans une mémé
prière!É..;Pour moi, je ne vous oublierai pas, car je prierai
souvent pour vous ! .......... De votre côté, mes frères,
pensez quelquefois au prêtre dont la main vous bénit
en partant, et dont le cur vous suivra après le départ
! »