Homélie prononcée
par Mgr Henri VERDIER, Vicaire épiscopal,
pendant la messe célébrée
en l'honneur de
Notre Dame d'Afrique à Théoule, le
1er mai 2007.
En découvrant il y a quelques
jours le magnifique mémorial que vous avez
édifié - grâce à la ténacité
et l'énergie d'un petit groupes de bénévoles
- à la mémoire de ceux et celles - de
tout âge, de toutes conditions, de toutes races,
et de toutes religions dont le souvenir brûle
encore votre cur, j'ai pu lire cette phrase
: « le pardon n'est pas l'oubli ».
Certes, et même, soyons sincères
: pour nous, chrétiens, l'exigence évangélique
du pardon - «pardonnez à vos ennemis
», « pardonne-nous nos offenses comme
nous pardonnons... » - si nous y prêtons
attention, nous paraît bien souvent utopique,
voire révoltante. Pourquoi ? Trois raisons
sont souvent avancées. Pour beaucoup de gens,
le pardon est opposé à la justice, -
telle du moins que nous la comprenons - ; pour certains,
le pardon est signe de faiblesse ; et pour d'autres
il est un encouragement au mal. Nous ne pouvons ignorer
ces objections, mais - chrétiens - nous devons
les éclairer à la lumière de
l'Évangile.
Le pardon et la justice
Il est vrai que le pardon et la justice
semblent au premier abord opposés l'un à
l'autre; du moins si nous admettons la définition
de la justice comme celle qui demande de «
ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait
pas qu'on nous fasse à nous-mêmes ».
L'idéal de la justice humaine est en effet
le retour au statu quo ante ; rétablir
la situation dans l'état où elle était
avant que les événements ne se produisent.
Mais nous savons combien ce rêve est utopique
: on ne peut pas faire que ce qui a été,
l'ait été et l'on ne peut ni remonter
le temps ni l'arrêter. « Tout coule,
disait déjà Héraclite, voici
2.400 ans, tout est dans un perpétuel courant,
rien ne reste semblable à soi-même ».
Pourtant, la sagesse populaire le dit bien et
vous avez eu raison de l'inscrire au sommet de ce
mémorial : « pardonner, n'est
pas oublier ». Est-ce à dire que
la justice et le pardon sont inconciliables ?
Pour sortir de l'impasse, nous devons
regarder la justice divine qui, non seulement retourne
la consigne en disant : « fais à
autrui ce que tu voudrais qu'on te fasse à
toi-même », mais qui, devant la faute,
ouvre sans cesse une porte à l'avenir: celle
de l'amour. Parce que l'homme est image de Dieu, ce
dernier ne peut réduire sa créature
à n'être que ce qu'elle a fait. Et c'est
pourquoi le Seigneur ne cesse d'inviter l'homme à
se convertir, c'est-à-dire à ouvrir
sa porte à l'amour.
Le pardon est signe de faiblesse, diront
certains Bien au contraire, à regarder de près,
pardonner c'est se montrer supérieur au mal
subi, en sachant le dominer, en ouvrant les chemins
de l'avenir. Dans les cas les plus extrêmes,
il est vrai qu'il y a des blessures qui ne peuvent
cicatriser, et que vouloir parler trop vite de pardon
laisserait supposer qu'on minimise l'offense subie
; à la limite cela friserait l'insulte. Chacun
et chacune d'entre vous ce matin peut - en fermant
quelques secondes les yeux - revoir de ces images
qui nous brûlent à jamais
Pour ma part, moi qui n'ai aucune attache
familiale avec l'Afrique du Nord, ces images se sont
gravées dans ma mémoire le jour où,
jeune vicaire, j'ai été appelé
pour confesser et donner le sacrement des malades
à une vieille dame qui était en fin
de vie. Ayant très calmement et lucidement
dit dans sa confession ce qu'elle avait à dire,
elle ajouta : « Mais M. l'abbé,
je dois vous dire quelque chose : même à
quelques heures de ma mort, je ne pourrais jamais
pardonner à certaines personnes ». et
au bout de quelques secondes de silence, elle ajoutait
: « Quand on a vu son mari mort, son
fils et sa fille égorgés devant soi,
on ne peut pas pardonner ! » A l'instant
même, c'est comme si une chape de glace était
tombé sur mes épaules ! Que lui
dire ? Comment ne pas comprendre son désarroi
? Et pourtant, l'exigence évangélique
était là, et je devais en conscience
la rappeler. C'est alors que je lui ai demandé
« Que vous n'ayez pas la force de pardonner,
je ne peux que le comprendre. Mais si, quand vous
allez vous retrouver devant le Seigneur, lui vous
donne cette force, la lui refuserez-vous ? »
- Après quelques secondes - elles
sont longues dans ce genre de cas - elle finit par
me dire « S'il me la donne, je ne la
lui refuserai pas ». Avec conviction,
je pus alors lui dire « Alors, allez
en paix »
Alors, savoir pardonner relève
de l'héroïsme, dira-t-on. Non, mais cela
relève de la sainteté, c'est-à-dire
de l'abandon entre les mains de Dieu : « Père
pardonne-leur », dira Jésus
sur la croix. Devant le rappel des épreuves
qui nous ont frappées, nous ne pourrons trouver
la force de pardonner qu'en contemplant l'amour de
Dieu manifesté par le Crucifié qui ne
cesse de nous offrir le don suprême du pardon.
Et c'est là que résident la spécificité
de l'« a-normalité » du
message chrétien.
Ce serait en effet le cas si le pardon supposait la suppression du châtiment.
Or, ce dernier - s'il ne se défigure pas en
vengeance - est indispensable, dans la mesure où
il doit permettre au responsable de prendre conscience
du mal commis et de lui permettre de se reprendre.
Mais le châtiment est indispensable aussi dans
la mesure où il permet à la personne
offensée de prendre de la distance par rapport
à l'événement, afin de pouvoir
se tourner résolument vers l'avenir.
Le pardon ne serait un encouragement
au mal que s'il « effaçait »
la faute, s'il permettait de faire comme si rien
ne s'était passé. Or, il faut le redire :
le pardon n'est pas l'oubli ; c'est précisément
parce qu'ils sont irréparables que le péché
peut être pardonné, que la faute peut
être absoute. Péché et faute sont
irréparables, parce que le présent de
l'homme contient tout son passé et que d'une
certaine manière le repentir arrive toujours
trop tard : le mal est fait et il n'est pas possible
de revenir en arrière. Mais au lieu d'arrêter
le cours du temps, l'Évangile nous invite à
regarder en avant : l'amour vient de l'avenir.
«
donne ce que tu ordonnes ; et ordonne ce que tu veux
»