Mur
des Disparus : recueillement à Perpignan
Le coeur serré par l'émotion, les plus proches parents
de ceux dont le nom a été gravé dans le marbre
du Mur des disparus ont laissé libre cours à leur
détresse. Après 45 ans de silence, entre pudeur
et cri du coeur, ils ont laissé leurs larmes dire ce que
les mots sont impuissants à exprimer.
Cher papa. Je me souviendrai toujours de cette journée
du 20 juin 1962. J'avais dix ans, tu en avais quarante..."
Cher papa : deux mots simples brisent le silence. Restent suspendus
dans l'air, malgré les efforts d'une tramontane prête
à les emporter au loin. ƒbranlent ces corps jusque-là
drapés dans une dignité douloureuse. Et finissent
par distordre ces visages, qui s'étaient pourtant promis
de rester forts.
L'histoire de ce petit garçon, écrivant à cette
ombre qui a pour nom papa, c'est la leur. Celle de leur propre
père, de leur mère. De leur grand-père ou
de leur femme. De leur oncle, cousine, ami, fiancé. L'histoire
de ce bout de leur vie dont ils se sentent amputés...
"Nous ne saurons jamais si tu es mort, où, et comment,
et si tu as souffert !" La voix se brise derrière
le micro. Les larmes débordent des lunettes noires. Et
même sous les couvertures de survie, seules taches d'or
dans un océan de grisaille, on distingue clairement les
reliefs que forment ces mains qui se serrent.
"Je m'étais promis de ne pas pleurer"
"Juin 1962... novembre 1956... avril 1962... printemps 1957...
juillet 1962..." La litanie semble ne pas avoir de fin. Noms.
Lieux. Dates. åges. Pris au hasard d'une liste tissée de
drames. Évocation de fantômes qui font tressaillir
ceux qui n'ont cessé de penser à eux depuis quarante-cinq
ans.
Il est temps, semblent dire les sanglots silencieux. Il est temps
de pouvoir dire au revoir à autre chose qu'à un
souvenir.
Sur son fauteuil, poussé doucement par sa femme, Boris répète,
inlassablement. "Pour rien au monde... Pour rien au monde...". Pour rien au monde,
il n'aurait manqué ce rendez-vous. Depuis que la maladie
lui a fait élire ce fauteuil pour assise permanente, c'est
son premier voyage. Un voyage de Lyon à Perpignan, dit-il.
Ce qu'il ne dit pas, c'est que son voyage, il le poursuit jusqu'en
Algérie, sur la route du souvenir. Ë l'époque où
Boris courait sur d'autres rivages. "Aujourd'hui, j'aurais
voulu être sur mes deux jambes. J'aurais dû être
sur mes deux jambes", assène-t-il,
comme pour dire qu'il s'est passé trop de temps. Josette
a passé son doigt sur ce nom. Martinez. Comme pour le graver
dans sa chair. Et son doigt s'est mis à trembler. Le tremblement
a gagné tout son corps. "Je m'étais promis
de ne pas pleurer", articule sa bouche derrière un rideau de larmes. Son père
avait l'intention de rester. On lui avait dit qu'il pouvait rester.
"Mais ils n'ont pas voulu de lui..." "Aujourd'hui,
j'enterre mon père..."
Viviane est pétrifiée. Viviane n'est que larmes. Elle
avait 17 ans, le jour où elle a vu son père pour
la dernière fois. "Aujourd'hui, j'assiste enfin
à son enterrement". Elle voudrait dire autre chose, Viviane la
Marseillaise. Elle voudrait dire l'indicible. Et c'est dans un
seul souffle qu'elle finit par dire comment sa quête de
quarante-deux années a brutalement pris fin : "Le
quai d'Orsay a fini par m'envoyer le rapport de la Croix-Rouge,
sans un mot d'explication, sans précautions. Froidement.
Disant que mon père a été égorgé
et jeté dans le four d'un hammam..." Viviane s'écroule
dans les bras d'ƒlise. Des larmes plein les yeux, Elise n'est
pas seulement venue soutenir une amie. ƒlise est venue, comme
elle dit, reprendre son identité. "J'avais quatre
ans. Avec mon père, c'est mon enfance qu'on a volée.
C'est mon identité qu'on a enterrée, pendant quarante-cinq
ans ".
ƒlise, elle aussi, a reçu le rapport de la Croix-Rouge.
Son père aurait été vu vivant, un mois après
sa disparition. "Et qu'est-ce qu'elle a fait pour lui, l'armée
? Hein, qu'est-ce qu'elle a fait ?" Dans ce petit bout de
Perpignan, les yeux rougis par trop de larmes le disputent aux
colonnes vertébrales raides de trop de pudeur.
Une pudeur que partagent Mohamed et Kader, venus simplement dire
merci au nom de tous les harkis sans nom et sans sépulture.
"Il ne faut pas oublier qu'on a été oubliés, disent-ils. Les harkis qui ont été
honteusement abandonnés, c'étaient nos frères
et nos soeurs".
Leurs frères et leurs soeurs. Les pères de Josette,
de Viviane, d'ƒlise. L'oncle de Christiane, qui a disparu en revenant
de l'enterrement de sa propre soeur. Les enfants sans parents,
et les parents sans passé.
Hier, à Perpignan, les chemins de la douleur ont fini par
croiser la longue route du souvenir.
Barbara Gorrand
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