N° 306 - Septembre-octobre 2006

UNE HONTEUSE CAPTATION D'HERITAGE

Aux heures les plus dures - mais aussi les plus héroïques - de la résistance des Oranais, aux sbires de De Gaulle et de Katz, le Chant des Africains jaillissait, ici et là, comme une provocation lancée à la face des gardes-mobiles - les rouges - ou des barbouzes vietnamiennes. Il retentissait à Oran, à la Marine, à la Place d'Armes, sur la Place des Victoires, comme il avait retenti à Alger, au Forum et sur les barricades, rue d'Isly et rue Michelet, comme il avait retenti dans Bab-el-Oued assiégée, rue Mizon et place des Trois Horloges, comme il avait retenti d'un bout à l'autre de l'Algérie, dans les manifestations et les soubresauts angoissés d'une malheureuse population qui ne voulait pas abandonner sa terre natale. A la télévision, cet air martial martelait l'introduction et ponctuait la conclusion des émissions clandestines de l'Algérie française - émissions « pirates » disaient ses ennemis - et les Oranais attendaient les premières mesures de ce chant, dans l'impatience et dans l'enthousiasme.

Le Chant des Africains s'élevait alors comme une clameur d'anxiété, d'amertume et d'angoisse, celle d'un peuple qui se sentait abandonné de celui et de ceux à qui il avait voué une confiance absolue. Il montait comme l'affirmation de l'espérance d'une population qui avait cru pouvoir, jusqu'à la dernière minute, envers et contre tous, changer son destin. Il claquait comme le défi permanent de ceux qui luttaient encore et toujours contre un sort inexorable. Il était enfin la fierté du peuple pied-noir qui avait envoyé, à ses accents, ses fils se faire tuer à Monte Cassino, sur les plages de Provence, dans les Vosges et en Alsace, pour libérer la mère patrie.

De Gaulle exécrait cet hymne. Il n'en voulait à aucun prix. Sans doute parce qu'il lui rappelait la résistance farouche de ceux qui ne voulurent jamais courber l'échine devant lui ; sans doute encore parce qu'il lui rappelait trop le « Vive l'Algérie française ! » de son discours en Oranie et son manquement à la parole donnée ; sans doute enfin parce qu'il n'avait jamais eu l'honneur de servir dans cette glorieuse armée d'Afrique qu'il ne portait pas dans son cœur, car elle avait préparé la libération de la France, hors de ses directives et de son influence et qu'elle s'était choisi un chef, le général Giraud, qui n'était pas : « Moi, général De Gaulle ».

Ce que De Gaulle ne voulait pas, les godillots qui le suivaient, n'en voulaient pas non plus. Et le Chant des Africains, accablé de tous les défauts, de toutes les critiques possible, fut frappé d'excommunication majeure. Ce n'était qu'un air séditieux disaient les élus, de tous bords mais toujours « politiquement corrects », et les media et les intellectuels - ceux qui, merci mon Dieu, pensent pour nous - surenchérissaient, taxant notre hymne de chant de l'O.A.S., de chant fasciste. Notre compatriote de Béni-Saf - peut-être veut-il l'oublier ? - le philosophe Bernard Henri Lévy apportait la cerise sur le gâteau, qualifiant le Chant des Africains de « fétide » et d' « inexcusablement vulgaire ».

C'est pourquoi, personne ne s'était étonné quand, après le rapatriement, le Chant avait été interdit de droit de cité et s'était trouvé banni du répertoire des fanfares militaires. Pendant des décennies, le Chant des Africains accomplissait sa traversée du désert. Seuls, les PiedsNoirs le gardaient  dans leur cœur. On ne l'entendait plus que dans la nostalgie des premières réunions de retrouvailles, dans les premiers rassemblements de ceux qui étaient nés là-bas ou lors du dernier voyage de tel ou tel de nos anciens. On ne le chantait que dans l'intimité familiale - les autres ne pouvaient pas comprendre - on l'apprenait à nos petits-enfants et on s'attendrissait de penser que ce chant resterait encore vivace dans la et les générations à venir...

Mais, voici que, le temps passant, à l'étonnement réjoui des Pieds-Noirs présents, au cours de petites fêtes locales, la clique des pompiers ou l'harmonie municipale, autorisées bien sûr par un maire soucieux de récolter les voix de son électorat pied-noir, osaient timidement lancer les notes des Africains...

Voici encore que le 59 ème festival de Cannes attribue collectivement le premier prix d'interprétation masculine aux acteurs du film de Rachid Bouchereb, Les Indigènes, Jamel Debbouze, Samy Naceri, Roschdy Zem, Sami BouaJila, Bernard Blancan, et voici que ceux-ci pour remercier jury et spectateurs entonnent le Chant des Africains.

Dès lors, cet hymne est paré de toutes les vertus et les media, tremblotant d'émotion, saluent ce chant guerrier qui magnifie le courage et le sacrifice des troupes indigènes... Dès lors, là-haut, le Chant des Africains est désormais autorisé et il pourra retentir sur les Champs Elysées pour la parade du 14 juillet 2006, accompagné sur les chaînes de télévision des commentaires émus et larmoyants des crocodiles officiels.

Qu'on ne s'y trompe pas ! Loin de nous l'idée de porter un jugement sur le choix du jury de Cannes, en louant ou en critiquant la valeur artistique et encore moins le thème du film Les Indigènes, ou le talent de ceux qui l'ont interprété - sauf à dire qu'ils chantaient Les Africains horriblement faux - nous n'en avons ni les compétences ni le désir.

Encore plus loin de nous l'idée que ce chant ne puisse être un hommage rendu aux soldats indigènes qui sont tombés aux côtés des Pieds-Noirs de l'année  de libération et ont versé leur

sang pour une mère patrie qui s'est montrée aussi ingrate envers les uns qu'envers les autres...

Mais de grâce, messieurs les censeurs, girouettes que vous êtes au gré du vent qui passe, rendez à César ce qui est à César. Faut-il vous rappeler, comme un de nos lecteurs l'écrit dans l'une des pages de ce numéro, l'historique de « notre » Chant des Africains ?... Faut-il vous répéter, après maints articles de la revue L'Algérianiste (numéros 92 et 100), du magazine Mémoire vive du Centre de documentation sur l'Algérie, ou encore des lignes du site orléansville.free.fr, l'historique de cet hymne ?... Faut-il rappeler que c'est à partir d'une marche militaire créée en 1915 que le capitaine Boyer a orchestré ce chant de gloire des Chantiers de la Jeunesse française d'Afrique du Nord, chant que les jeunes Pieds-Noirs, débordant de patriotisme ont repris avec enthousiasme, en montant au front dès novembre 1942 ?...

Le Chant des Africains appartient à jamais à l'Histoire du peuple Pied-Noir. Il est un legs inaliénable que nous ont laissé nos anciens. Alors, vous les politiques, et vous les journalistes, et vous les intellos, laissez cet hymne aux Français d'Algérie, aux Dupont et aux Durand, aux Sanchez et aux Martinez, aux Cohen et aux Soussan. Ils sont assez généreux pour le partager avec leurs frères harkis, comme avec les Mohamed, les Larbi et les Kaddour qui ont combattu à leurs côtés... Mais, de grâce, n'y touchez pas vous-mêmes... pas plus que nous, nous ne toucherons aux raps et autres hip hop, avec leurs « nique ta mère » et « nique la France », paroles que nous aurons l'élégance de croire, au nom de la sacro-sainte liberté d'expression, ni « fétides », ni d'une « inexcusable vulgarité ».

Toute main mise de votre part sur ce qui est notre légitime patrimoine, quelles qu'en soient les motivations, ne serait alors qu'une honteuse captation d'héritage.

L'Echo de l'Oranie