Le Piège de Gassi Touil

Armée de l'Air

Camp de Baraki près d'Alger.

Depuis trois mois avec mon ami Philippe Coulombel nous suivons, depuis notre incorporation au mois de novembre 1939, les cours préparatoires au statut d'élève-officier de l'Armée de l'Air.

En ce 15 avril 1940. on nous annonce, au rapport de onze heures, qu'une permission de dix jours nous est accordée. A ces dix jours s'ajoutaient des délais de route d'une durée non limitée.

L'occasion est inattendue, inespérée et nous ne pouvons la laisser échapper.

Nous décidons de concert avec un autre ami, Robert Martel, qui n'est pas encore mobilisable, d'en bénéficier pour aller au Sahara dont nous avions, déjà, les uns et les autres goûté l'attrait si particulier et nous choisissons comme but de notre voyage Fort-Flatters distant de mille quatre cents kilomètres d'Alger.

Le choix de cette minuscule oasis d'un accès difficile, isolée au sud du Grand Erg Oriental, en dehors des grands axes de pénétration sahariens, n'était pas l'effet d'une simple foucade. Nous avions estimé que compte tenu de l'éloignement de notre but, cinq ou six jours de délais de route, pour l'aller et le retour, viendraient s'ajouter à la durée de notre permission.

De surcroît le nom de Flatters, curieusement donné à ce fortin et rappelant le désastre, en 1881 de cette mission, avait probablement et inconsciemment motivé notre intérêt pour ce lieu perdu.

En deux jours nous équipons le cabriolet Ford de Robert Martel. Cette voiture reconnue pour sa robustesse était dotée d'un moteur puissant, d'une relative sobriété en essence, à la mécanique simple entraînant des roues chaussées de pneus à large section qui permettraient de limiter les inévitables et futurs ensablements.

Dans le vaste spider nous entassons le guesh (1) composé d'un fut de 50 litres d'essence, de quelques boites de conserves, d'outillage, de couvertures, et sans oublier, une boite de Lithinés du docteur Gustin. Dans notre esprit ce produit médicamenteux (2) avait pour objet de déguiser le goût détestable de l'eau des deux guerbas traitées pour les imperméabiliser, soit au beurre rance soit au goudron et que nous devions acheter dès notre arrivée dans le sud.

Outre quelques chambres à air et pneus d'occasion nous emportions deux rouleaux de grillage métallique en guise de kreshba (3) C'est tout ce que permettaient nos modestes ressources financières. Nos vêtements se composaient de boubous, de sarouels, d'un burnous et horreur, nous avons choisi un casque colonial, sans savoir qu'une tradition bien établie au Sahara proscrit ce couvre-chef qui est réservé aux troupes coloniales avec lesquels les militaires sahariens entretiennent les plus mauvaises relations.

Après avoir rassuré nos parents qui voyaient d'un mauvais oeil cette équipée saharienne et nous être efforcés de les convaincre que ce voyage ne présentait aucun caractère aventureux et qu'il était, en tous cas exempt de risques majeurs, nous quittons Alger pour Ouargla que nous gagnons en deux étapes.

Nous y couchons à l'Hôtel Transat.

Le lendemain matin, après avoir fait les pleins d'essence et d'eau nous quittons Ouargla en milieu de matinée pour atteindre Fort Lallemand, notre prochaine étape, distante de 170 kilomètres.

Quelques dizaines de kilomètres après avoir quitté l'oasis aux innombrables palmiers, la route goudronnée s'arrête brusquement et fait place à une piste très chaotique qui met à l'épreuve les ressorts de suspension de la voiture.

La piste est si peu roulante que nous ne pouvons dépasser 30 kmh ce qui a pour conséquence de provoquer une surchauffe du moteur qui est aggravée par un importun vent arrière, nous contraignant à plusieurs reprises à nous arrêter, à faire demi tour pour placer le radiateur face au vent afin de réduire la température de l'eau de refroidissement chaque fois qu'elle commence à se vaporiser.

Au début de l'après midi, seule rencontre humaine, nous passons près d'un chantier de réparation de la piste où travaillent des "Joyeux" (4) aux mines inquiétantes. Ils sont surveillés par des tirailleurs sénégalais fusils mitrailleurs en batterie.

Après avoir laissé "Hassi Bila" (5) derrière nous, le mauvais état de la piste s'accentue et nous roulons tantôt sur de volumineux parpaings tantôt sur des reliefs semblables à de la tôle ondulée, dont les amplitudes hautes et espacées, ne permettent pas d'atteindre une vitesse suffisante pour, en quelque sorte, surfer sur les sommets de ces vaguelettes caillouteuses.

La suspension de la voiture souffre beaucoup et nous craignons que la carrosserie n'envisage de se séparer du châssis. Elle n'en fait heureusement rien et nous adressons une courte prière de gratitude aux usines Ford.

Par endroit l'état de la piste se détériore davantage encore et trop souvent nous sommes contraints de rouler en première ce qui entraîne un important surcroît de consommation d'essence, alors qu'il nous est impossible d'envisager un quelconque ravitaillement avant Fort Flatters, dont 380 kilomètres nous déparent.

En fin de soirée nous atteignons enfin Fort Lallemand, après sept heures de piste pour parcourir 170 kilomètres à la moyenne de 25 kilomètres à l'heure. Le fort est occupé par une unité de la Légion ƒtrangère. Excipant de notre qualité de militaires en permission nous demandons l'autorisation de coucher dans le bordj (6).

Autorisation refusée. Inutile d'insister, nous passons la nuit sur la moelleuse couche de sable accumulée par le vent sur l'un des murs du Fort.

Le clairon de la Légion qui sonne la diane dans le froid du petit matin nous engage à prendre la piste aussitôt pour parcourir la longue distance qui nous sépare de Flatters.

Quelques dizaines de kilomètres après avoir quitté Fort Lallemand et ses légionnaires si peu hospitaliers, nous abordons le Gassi Touil. Ce long passage formé par le lit à sec du fleuve Igharghar sépare en deux parties de largeur très inégale les hautes dunes du Grand Erg Oriental et permet de le traverser.

Le lit du fleuve où l'eau n'a plus coulé depuis des temps immémoriaux, S'élargit ou se resserre au hasard des déplacements des dunes poussées par les vents. Sa largeur varie de quelques centaines de mètres à une dizaine de kilomètres. Ainsi deux véhicules se déplaçant au flanc de chaque rive peuvent se croiser sans s'apercevoir.

Le sol à la structure irrégulière est constitué de parties caillouteuses ou sablonneuses, de traîtresses plaques de fech-fech (7) et de redoutables merkoubas (8).

Cette extrême diversité des sols rend la conduite particulièrement difficile et en l'absence de piste aménagée chacun choisit sa route comme bon lui semble afin de éviter les ensablements et de percuter les merkoubas.

Le seul balisage permettant de se repérer tant bien que mal est constitué de fûts d'essence remplis de sable ou de cailloux, distants les uns des autres d'environ un kilomètre. Ce balisage sommaire, mais précieux, prenait fin au lieu dit "la Dune 200." Après quoi il n'y avait plus aucun repère sinon les traces confuses, entrecroisées, parsemées de creux laissées par de précédents véhicules qui s'étaient ensablés.

Nous ignorions que l'indispensable balisage prenait fin à la hauteur de la Dune 200 !

Quelques ensablement inévitables éprouvent l'embrayage de la Ford et nous contraignent pour aider le moteur à pousser la voiture qui extraite à grand peine du sable y replonge aussitôt que les roues ont quitté le grillage qui tient heu de kreschba.

Vers 11 heures nous rencontrons un convoi de camions militaires à l'arrêt.

Certains camions remorquaient des canons de 75 destinés à la défense de Fort Polignac. Nous nous arrêtons pour échanger quelques propos avec les convoyeurs dont certains nous disent qu'ils faisaient ce parcours pour la première fois.

Le convoi avait quitté Ouargla depuis plusieurs jours et n'avançait qu'au prix d'un nombre incalculable d'ensablements et de pannes de toutes sortes. Daprès leurs réflexions désabusées exprimées avec la verdeur du langage militaire on sentait que leur moral était au plus bas tant la fin de leur calvaire leur semblait encore éloigné.

Nous interrogeons un des convoyeurs qui paraissait connaître le parcours jusqu'à Flatters et lui demandons quelques précisions concernant le trajet jusqu'au Hassi Bel Guebbour. Il nous dit en substance : "Ce n'est pas difficile, vous ne pouvez pas vous tromper, il vous suffit de longer sans les quitter les dunes de la rive droite, vous arriverez ainsi au Hassi Belguebbour puis au Hassi Tanezrouft et vous n'aurez aucune peine à trouver sur votre gauche l'embranchement qui vous mènera à Fort Flatters. "

Après les remerciements d'usage et les souhaits réciproques de bon voyage nous reprenons la piste bien déterminés à suivre les indications de ce convoyeur expérimenté et rassurant.

Il était 11 h30 environ.

Vers 13 heures nous suivons toujours fidèlement le cordon de dunes de la rive droite et constatons soudain que toutes les traces de roues des véhicules s'incurvent brusquement vers la gauche en un fouillis inextricable, à l'exception de deux traces bien visibles qui s'enfoncent dans un couloir de droite de l'Erg.

Si nous avions été plus avisés nous nous serions interrogés sur les raisons ayant entraîné ces soudains et multiples changements de cap. Faute d'expérience et manquant de jugeote nous ne nous sommes pas posés de questions.

Nous n'allions pas tarder à le regretter.

Quoi qu'il en soit, persuadés que nous suivons la bonne voie nous enfilons ce couloir bordé de dunes, marqué par des traces de pneus assez nettes.

Pendant plus de trois heures nous roulons sur un sol tantôt sablonneux tantôt rocailleux où nous perdons par instant les traces de roues que nous suivons comme un fil d'Ariane, dans l'attente de voir apparaître les supports de poulie et la margelle du Hassi Bel Guebbour.

En effet vers 16h30 nous apercevons dans le lointain un tertre qui pourrait être le puits attendu.

Arrivant sur les lieux quelques minutes plus tard nous constatons avec étonnement qu'il ne s'agit pas d'un puits mais d'un simple poteau supportant une pancarte aux lettres à demi effacées sur laquelle était inscrite la mention (tant que je m'en souvienne précisément) "Ci-gît le sergent-chef X... chef de mission topographique, mort de soif en 193..."

Passé le premier moment de stupeur provoqué par cette lugubre découverte nous examinons cet endroit sinistre de plus près pour rechercher une voie de sortie différente de celle par laquelle nous sommes arrivés et par laquelle nous pourrions rejoindre la piste principale. Nous avons maintenant la certitude que nous sommes égarés et comprenons, tardivement les raisons pour lesquelles, à un endroit donné, les traces de roues se séparaient et nous réalisons que, abusés par les renseignements du convoyeur militaire, nous avons choisi la mauvaise piste.

Mais nous constatons rapidement que le couloir de dunes de referme sur lui-même sans laisser aucune issue. D'ailleurs les traces de roues qui nous ont conduits jusqu'ici forment une succession de cercles concentriques qui laissent supposer que le conducteur, enfermé comme nous le sommes dans cette souricière, avait vainement recherché un corridor de sortie.

Cette situation inattendue nous laisse perplexes et, à dire vrai, passablement inquiets. Nous nous concertons et concluons qu'il n'est d'autre solution que de faire rapidement demi-tour pour profiter de la lumière du jour et de suivre nos propres traces pour tenter de rejoindre notre point de départ de la Dune 200 avant la nuit.

D'après les indications données par le compteur kilométrique, dont nous avions heureusement relevé les chiffres, nous devions parcourir environ 120 kilomètres pour revenir à l'endroit où nous avions rencontré le convoi militaire.

La question qui se pose aussitôt à nous est celle du carburant. Aurons nous assez d'essence pour effectuer ces 120 kilomètres ?

Les difficultés de roulage que nous avions rencontrées avant de parvenir à Fort Lallemand, ainsi que plusieurs ensablements dans le Gassi Touil avaient fortement augmenté la consommation et nous n'avions plus aucune réserve d'essence.

D'après les indications données par la jauge, nous ne disposions que d'une quantité probablement insuffisante pour rejoindre la Dune 200 et la zone de passage des véhicules. A la condition toutefois de ne pas nous égarer à nouveau et de ne pas nous ensabler.

Nous tenons un conseil de guerre afin de rechercher le moyen de réduire coûte que coûte cette consommation, faute de quoi la panne sèche nous attendait alors que nous serions encore en dehors de la piste principale, attendant de tardifs secours.

En effet nous avions omis, alors que nous en avions l'obligation, de signaler notre départ de Ouargla au chef de poste de Flatters et nous risquions de sécher sur place avant que nos parents, laissés sans nouvelles pendant plusieurs jours, ne saisissent les autorités militaires pour les informer de notre disparition.

Cette éventualité ne manquait pas de nous rendre soucieux et nous nous demandons dès lors quelle solution adopter pour nous sortir du mauvais pas où nous avait mis notre inexpérience.

Mettant en commun nos modestes connaissances mécaniques nous estimons qu'en diminuant le diamètre du gicleur de marche du carburateur nous diminuerions la consommation d'essence. Nous ne sommes pas intimement persuadés de la pertinence de ce raisonnement simpliste mais faisons mine d'y croire à défaut d'imaginer une autre solution susceptible de nous rassurer.

Passant à l'exécution, sous les yeux dubitatifs de mes deux compagnons, j'introduis quelques fins torons d'un fil électrique dénudé dans le gicleur et je les cale tant bien que mal. en le revissant.

Malgré ce remède peu orthodoxe le moteur part au premier coup de démarreur.

Nous faisons aussitôt demi-tour en direction du nord en prenant bien soin de ne pas nous écarter de nos foulées encore bien visibles.

Le moteur semble s'accomoder de la ration de misère que nous lui imposons et ne proteste pas.

Tout va bien lorsque nous roulons sur un sol sablonneux qui a conservé nos traces, mais dès que le rocher le remplace elles disparaissent et notre inquiétude s'accroît proportionnellement à la durée de ces disparitions.

Le soleil qui commence à décliner, nous éblouit et rend de plus en plus difficile la détection de nos foulées. Alors que je conduis mes deux amis se mettent debout dans la voiture pour avoir une meilleur vision des lieux et me guident de leurs conseils. Un coup de vent emporte le casque de Robert et je me refuse à m'arrêter pour le récupérer, malgré ses protestations, pour ne pas consommer en allés et venues quelques centilitres de notre précieuse essence.

La fin du jour approche et bientôt nous devrons nous arrêter faute de pouvoir suivre nos irremplaçables traces, lorsque notre attention est attirée par une sorte de point sombre dans le lointain, qui tranche sur la pénombre du couchant et vers lequel nous nous dirigeons à défaut d'autre point de repère.

Quelques instants plus tard nous distinguons un redjem (9) formé de deux fûts d'essence superposés. Nous voilà par miracle revenus à la Dune 200, miracle dont la connaissance nous sera révélée plus tard.

Le réservoir ne contient plus que deux ou trois litres d'essence.

Chacun de nous remercie en silence les dieux bienfaisants du Sahara qui nous ont sortis de cette fâcheuse situation.

Nous établissons un campement de fortune pour la nuit en tendant quelques couvertures entre la voiture et le fût de 50 litres qui sonne creux depuis bien longtemps.

Nous ouvrons quelques boites de conserves pour un dîner frugal, en nous efforçant de chasser d'insolentes gerboises (10) qui, sorties du néant, insistent pour lier connaissance et partager notre repas.

ƒpuisés par de longues heures de piste et les émotions d'une journée éprouvante mes deux amis s'endorment enroulés dans leur burnous. Quant à moi également fourbu, plié en chien de fusil, je me recroqueville dans la voiture et m'endors jusqu'au matin.

Réveillé par le lever du jour et quelque peu courbatu je m'étire et ma surprise est grande de voir dans le lointain danser une fumée noire. J'appelle aussitôt Robert et Philippe et nous avons la joie de voir apparaître quelques minutes plus tard un camion citerne de la S.A.T.T. (11) qui s'arrête à notre hauteur.

Outre le chauffeur et son graisseur il y a deux sous-officiers qui rejoignent leur unité et deux femmes des Ouled Nails (12) qui vont de poste en poste apporter le réconfort d'une présence féminine et tarifée aux esseulés des bordjs.

Nous exposons rapidement les raisons de notre présence et de notre campement de fortune dans ce lieu insolite et demandons au chauffeur de la S.A.T.T. de nous faire l'avance du carburant nécessaire pour rejoindre Fort Flatters. Il accepterait bien volontiers de nous ravitailler, mais nous fait remarquer que son camion roule au gas-oil et que sa citerne est remplie de ce même carburant.

Il est alors décidé que je prendrai place à bord du camion pour rejoindre Flatters et ramener de l'essence pour nous dépanner. On se serre un peu plus dans la cabine et nous reprenons la piste en direction de Flatters.

Vers midi nous nous arrêtons et tandis que nous buvons le café qui succède au casse-croûte offert par le chauffeur de la S.A.T.T. nous entendons des coups de klaxon : ce sont nos deux amis qui nous rejoignent et nous expliquent la raison de leur arrivée.

En effet quelques heures après mon départ, un second camion citerne de la S.A.T.T. était arrivé à la dune 200. Et ce camion citerne transportait de l'essence. Le chauffeur qui se nommait Darrieux (un nom que l'on ne peut oublier) dépannait Robert et Philippe en leur fournissant le carburant nécessaire pour atteindre notre destination.

C'est un lieu commun de dire que la vie est souvent faite de singuliers hasards, en voici pourtant une nouvelle illustration

Monsieur Darrieux avait écouté avec intérêt le récit de notre erreur de parcours et de notre mésaventure que nous affections de considérer maintenant, avec quelque forfanterie, comme un incident sans gravité.

A son tour il nous racontait ce qui lui était arrivé au mois de juin de l'année précédente.

Alors qu'il conduisait un camion de marchandises à destination de Fort Flatters il s'était enfilé, par erreur., dans ce même couloir de dunes pour parvenir à ce même rond-point sinistre et sans issue. Mais confiant dans sa longue expérience de chauffeur saharien il avait, plusieurs heures durant, cherché une issue pour sortir de ce piège jusqu'au moment où, réservoir vide, le moteur s'était arrêté.

Et c'est son graisseur indigène qui traversant courageusement d'ouest en est, 30 ou 40 kilomètres de dunes surchauffées pour retrouver la piste principale, avait eu la chance de rencontrer un chantier de réparation de la piste du Gassi Touil qui avait donné l'alerte.

Lorsque Monsieur Darrieux fut retrouvé plusieurs jours plus tard, il était sur le point de boire l'eau du radiateur de son camion, ayant épuisé celle des guerbas qu'il avait partagée avec son graisseur.

On sait la quantité d'eau nécessaire pour survivre, dans l'Erg Oriental, pendant la fournaise d'un mois de juin. 10 litres par jour sont un minimum pour compenser l'intense évaporation du corps

Nous remercions chaleureusement nos sauveurs et filons en direction de Flatters que nous atteignons en fin de soirée. Nous y arrivons assez penauds car nous imaginions, sans peine, l'accueil que ne manquerait de nous réserver le chef de poste.

Notre attente fut comblée.

La réception que nous ménageait le Capitaine, chef de poste du Bordj, fut à la mesure de l'inquiètude qu'il avait éprouvée à notre propos. Je préfère oublier les épithètes dont il qualifiait notre conduite, bien que notre responsabilité ne fut pas totalement engagée en raison des renseignements erronés que nous avait donnés le convoyeur militaire.

Philippe et moi reçûmes dans un garde-à-vous approximatif mais néanmoins respectueux, cette volée de bois vert pour notre impéritie probablement aggravée par notre tenue néo-saharienne et le port du casque colonial.

Voici ce qui s'était passé : le chauffeur du camion militaire qui nous avait donné des renseignements erronés sur la route à suivre s'était rendu compte peu après notre départ que nous allions nécessairement nous égarer par sa faute.

Dans limpossibilité où il se trouvait de nous joindre, son premier réflexe avait été de mettre en place un nouveau redjem de deux fûts d'essence superposés ceux là même que nous avions aperçus à la fin du jour et qui nous avait permis de retrouver la Dune 200.

Dès son arrivée à Flatters il avait donné l'alerte et les secours étaient sur le point de se mettre en action lorsque nous y sommes arrivés.

Il était temps pour tout le monde.

Nous remercions les sahariens qui nous hébergent pour la nuit, après qu'ils nous aient ravitaillés en eau et en essence.

Assez déconfits nous reprenons la route du nord, sans plus attendre, dès le lendemain matin.

Le Gassi Touil nous réserve encore quelques ensablements qui nous obligent à aider le moteur à qui nous avons rendu sa liberté de consommation.

Nous ne sommes pas très vaillants et nos jambes sont flageolantes, car les Lithinés du Docteur Gustin dont nous avions additionné l'eau des guerbas pour en changer le goût détestable, font leur effet puissamment purgatif et nous contraignent à "prendre la plaine" (13) à plusieurs reprises.

La suite de notre voyage de retour se passe sans histoire.

Seul incident minime, entre Biskra et Bou-Saada, à l'occasion d'un contrôle du niveau d'huile moteur, nous constatons que la jauge affiche presque zéro.

Il n'y a pas de garage en vue et nous versons dans le carter moteur le contenu de deux bouteilles d'huile d'olive que nous achetons à un épicier de Tolga.

Le frugal moteur de la Ford accepte ce condiment huileux inhabituel et nous amène sans broncher jusqu'à Alger.

Ainsi s'est achevée lĠaventure de trois sahariens novices

Epilogue

Nombre d'années, lourdes d'événements cruels et de destins funestes, se sont succédées depuis notre mésaventure dans le Gassi Touil.

Le tourbillon de la guerre a emporté Philippe tué aux commandes de son avion.

Le vent de l'Histoire a fait sombrer l'Empire Français.

Robert a payé d'une longue privation de liberté son attachement à notre terre : l'Algérie.

Fort Flatters s'appelle désormais Bordj Omar Driss.

L'étendard vert a remplacé les trois couleurs.

Ainsi va la vie : celle des hommes et celle des nations.

Nous ne pourrons plus entendre le silence dans la nuit du Désert ou s'illuminent tant d'étoiles qu'elles semblent s'effleurer.

Nous ne connaîtrons plus l'extase incomparable qu'offre la méditation dans la solitude d'espaces infinis.

Ne demeurera que la pénombre des souvenirs lointains que nul ne pourra nous dérober.

Pierre FABIANI

 

Notes

1 - Bardia
2 - Peau de chèvre servant à contenir de l'eau et par évaporation à la rafraichir
3 - D'une manière générale, tout ce qui peut servir à désensabler
4 - Soldats condamnés pour fautes graves. Ils étaient expédiés dans le sud tunisien ou le Sahara pour y purger leu peine. L'unité dont ils dépendaient se nommait : Bataillon d(Infanterie légère d'Afrique. (BILA )
5 - Hassi : puits, point d'eau
6 - Construction destinée à servir d'abri, par extension ; Fort.
7 - Sable pulvérulent semblable à de la farine, dans lequel les voitures s'enlisent jusqu'au chassis.
8 - Touffes d'herbe et de sable agglomérés.
9 - Redjem : A l'origine un tas de sable ou de pierres élevé en bordure d'une piste pour la jalonner. Par extension tout ce qui sert de repère.
10 - Gerboise : petit rongeur à pattes antérieures très courtes, à pattes postérieures et queue très longues qui lui permettent de se tenir debout comme un Kangourou et de faire des bonds.
11 - Société Algérienne des Transports Tropicaux.
12 - Ouled Naïls : Tribu des Hauts Plateaux Algériens dont les femmes se prostituaient, quelques fois, avant leur mariage pour se constituer une dot.
13 - Prendre la plaine : expression pudique employée par les Touareg pour signifier qu'ils s'éloignent afin de satifaire un besoin naturel

Mis en page le 31/03/2007 par RP