DEUXIÈME

MISSION FLATTERS

 

Avertissement

Afin de respecter les limites de texte accordées, nous mettrons l'accent sur l'aspect humain de ce récit, en délaissant son caractère technique et économique.

 

Ce qui suit est l'histoire - la longue et véridique histoire - d'un groupe d'hommes isolés dans un désert immense, guettés par des adversaires fourbes et implacables qui vont organiser leur trépas.

C'est jour après jour que va se mettre en place le mouvement de cette tragédie.

 

Préambule

En 1879, le gouvernement français décidait, pour des raisons économiques et politiques, de relier l'Algérie au Soudan français (le Mali actuel) par une ligne de chemin de fer. M. de Freycinet, alors ministre des Travaux publics, nommait aussitôt une commission d'étude.

Cette commission dont les membres ne s'accordaient pas sur la manière de procéder à l'égard d`une entreprise aux incidences imprévisibles se déchargea des décisions à prendre sur une sous-commission. Celle-ci conclut, sous la pression du gouvernement, à la mise en œuvre immédiate du projet sans en fixer précisément les modalités.

Le lieutenant-colonel Flatters, en raison de l'expérience qu'il aurait acquise en sa qualité d'administrateur du secteur de Laghouat, fut désigné comme chef d'une mission ayant pour objet de rechercher le parcours le plus favorable à l'établissement de la voie ferrée et d'en établir le relevé topographique.

Les difficultés auxquelles le colonel et ses adjoints vont être confrontés se présenteront sous plusieurs aspects.

La première concernait l'infrastructure. La voie ferrée devait être posée sur un terrain horizontal ou à faible pente, évitant en les contournant les obstacles naturels. On ne pouvait envisager de percer des tunnels ou de lancer des ponts en acheminant des équipements lourds vers des zones difficiles d'accès et au climat rude

La seconde se rapportait au ravitaillement en eau des locomotives. Le tracé de la voie devait nécessairement suivre la ligne des puits dont il n'était pas certain que les réserves seraient suffisantes pour alimenter les chaudières.

La troisième tenait à l'absence de combustible, bois ou charbon, que le convoi devrait transporter sur des wagons réservés à cet effet.

La quatrième difficulté et non la moins importante se rapportait à l'absence de tout document géographique couvrant le Sahara entre l'Algérie et le Soudan. Les guides chaamba ne pouvaient fournir que des indications fragmentaires relatives aux différentes routes possibles.

Au départ de Ouargla, deux parcours seulement étaient praticables. En effet il fallait en exclure, a priori un troisième, celui qui passant par El Goléa, Timimoun et In Salah aboutissait au Tanezrouft, le pays de la soif, un désert dans le désert.

Le choix devait donc s'exercer entre la route sud-sud-est par la vallée morte de l'oued lgharghar, qui séparait les dunes du grand Erg Oriental et celle du sud-sud-ouest par le cours à sec de l'oued Mya longeant le bord oriental du plateau du Tadémait.

Ces deux voies d'accès, en raison de leurs topographies tourmentées et de l'instabilité des sols sablonneux, ne se présentaient pas comme des supports modèles pour l'établissement d'une voie ferrée mais il n'y avait pas d'autre alternative.

A ces obstacles matériels s'ajoutaient les risques d'un affrontement avec les tribus touareg peu nombreuses mais belliqueuses et dont on savait qu'elles étaient fermement opposées au passage d'étrangers sur leurs territoires.

Leur aménokal (1), Ahïtaghel, n'avait pas caché, au cours de plusieurs correspondances qu'il avait échangées avec le colonel Flatters, son opposition au passage d'une troupe nombreuse et fortement armée sur son domaine.

I1 lui avait même écrit,"Restez chez vous, cela vaudra mieux. Si vous faites autrement, ne vous en prenez qu'à vous même."

Le refus était sans équivoque

Questionnés par le colonel, les chaamba ennemis héréditaires des touareg, avaient attiré son attention sur les risques que comportaient la traversée de terres soumises à leur autorité.

La somme de ces obstacles faisait de cette entreprise une opération vouée à un échec probable.

Malgré les difficultés matérielles, le refus catégorique exprimé par Aïtaghel et les observations des chaamba, le colonel pressé par sa hiérarchie décidait de passer outre et de donner l'ordre de départ.

 

Première mission: l'échec

Une première mission quittait Ouargla le 5 mars l880 empruntant le lit mort de l'oued Igharghar qui traversait les dunes infranchissables du Grand Erg oriental.

Après avoir atteint le Lac Menthough, au sud de Temassinin, elle faisait demi-tour quelques semaines plus tard et rejoignait sa base de départ après que des tiraillements et divers incidents eurent rendu ce retour inévitable.

Ce premier échec laissait mal augurer de la réussite d'une seconde tentative

 

Deuxième mission: le désastre

C'est le cours à sec de l'oued Mya, au sud-sud-ouest de Ouargla qui fut retenu pour ce second départ.

En vue de cette nouvelle campagne, le colonel Flatters avait décidé d'augmenter le nombre des membres du personnel scientifique auquel il adjoignait deux nouvelles recrues.

La mission comprenait désormais outre son chef, sept membres scientifiques et militaires: MM. Béringer, Roche, Santin, le médecin major Guyard, le capitaine Masson, le lieutenant de Dianous de la Perrotine deux sous-officiers MM. Dennery et Pobéguin, deux ordonnances Brame et Marjolet, quarante sept tirailleurs indigènes et trente et un arabes des tribus, sept guides Chaamba et Iforas, le mokadem de l'ordre des Tidjani. Soit un total de quatre vingt dix sept personnes.

Lé cheptel était composé de trois juments destinées à être offertes à des notabilités du Soudan, de quatre vingt dix sept chameaux de monture auxquels s'ajoutaient les chameaux de bât transportant quatre mois de vivres et huit jours d'eau. Soit un total de deux cent quatre vingts animaux.

La mission emportait également dans ses bagages une importante somme en pièces d'or destinées à acheter d'opportunes complaisances.

Il est à noter que le capitaine d'artillerie Bernard qui avait fait partie de la première mission avait refusé de participer à la seconde, estimant que sa composition inadaptée à ce genre d'entreprise rendait problématique et périlleuse la réussite de cette nouvelle expédition transsaharienne.

Cette lucidité prémonitoire devait lui sauver la vie.

Quittant Ouargla le dimanche 5 décembre 1880 la colonne avait suivi la vallée de l'oued Mya jusqu'à Hassi Inifel, puis longeant le bord oriental du plateau du Tadémaït elle avait rejoint la vallée de l'oued Igharghar. Lançant un dernier courrier vers Ouargla, elle était désormais sans liaison avec le nord.

Pendant les deux premiers mois la vie de la colonne se déroula sans incident notable, respectant un rythme de marche régulier: progression plus ou moins rapide dans la journée en fonction de la nature du sol, ravitaillement en eau à chaque puits rencontré, bivouac le soir après que le camp soit mis en état de défense et protégé contre une attaque surprise par plusieurs sentinelles.

Depuis quelques étapes le terrain était moins accidenté et les chameaux foulaient un reg fin qui les reposait des sols pierreux rencontrés les jours précédents.

Le colonel Flatters, partait souvent en avant garde, sans protection, avec les seuls guides, donnant ainsi un fâcheux exemple d'imprudence et de légèreté.

Les ingénieurs, levant l'itinéraire à la boussole, marchaient sur les flancs de la colonne sous la garde de sections armées.

L'arrière garde était assurée par les maréchaux des logis Dennery et Pobéguin avec une section de tirailleurs.

Les deux sous-officiers en contact direct avec les hommes, recevaient leurs confidences et les craintes qu'ils ne pouvaient exprimer à un plus haut échelon pour d'évidentes raisons de hiérarchie.

Depuis quelques jours les convoyeurs chuchotaient que par l'intermédiaire d'émissaires adroitement accrédités auprès du colonel, le chef Hoggar Aitaghel avait suggéré de faire congédier tous les guides Iforas et de leur substituer des guides affidés.

Préoccupé par cette rumeur qui courait le long de la colonne, le tirailleur Mohamed ben Abdelkader, collant son méhari contre celui de Pobéguin lui dit: '`le mauvais sort de la colonne est marqué, aucun de ses hommes n'arrivera au Soudan, le colonel s'est débarrassé de ses bons guides, ceux qui restent sont des traîtres, ils sont vendus aux touareg. Je le sais: Hama le guide Ifora me l'a dit avant de quitter le camp".

Après Mohamed ben Abdelkader, un convoyeur Sassi ben Chaib ajouta qu'on ne pouvait faire confiance aux touareg qui sont de mauvais adeptes de l'lslam, n'observent pas le jeûne, laissent leurs femmes dévoilées et sont persuadés que leur ancêtre est un lézard.

Au surplus il affirma que lorsqu'ils avaient côtoyé le grand Erg, il avait entendu les hurlements de l'ange de la mort et les rires des djenoun qui annoncent que la mort plane sur le désert.

Un autre convoyeur surenchérit en disant que le colonel, ayant renvoyé les guides chaamba, puis les guides iforas, les nouveaux guides envoyés par Aïtaghel. étaient désormais maîtres de notre destinée.

L'inquiétude manifestée par ces hommes qui savaient la duplicité des touareg ne semblait pas sans fondement. C'est pourquoi les deux sous-officiers se décidèrent à interroger un de leurs hommes de confiance, un vieux soldat, le tirailleur El Madani.

Dennery lui demanda s'il redoutait le renvoi des guides Iforas.

El Madani lui déclara: "Notre colonne passe pour être très riche et dans tout le Sahara on doit penser que nous transportons d'innombrables caisses d'or, sans compter les cadeaux, les vêtements et les vivres. Nous sommes une proie attrayante et les guides auraient dû prévenir le colonel que la route par Assiou était à éviter".

Il devenait manifeste que les deux guides envoyés par Aïtaghel, Cheikh ben Bou Djemaa et Seghir ben Cheik entraînaient la caravane vers la route de l'Est la plus pénible et la moins pourvue en eau.

La caravane avait abreuvé pour la dernière fois à Temassint le dix février. Le treize et le quatorze la progression était devenue particulièrement pénible à travers un réseau compliqué de rochers et de ravins.

Les arabes, chameliers ou soldats flairaient quelque chose d'anormal, mais le colonel affectait le plus grand calme à moins qu'il ne sût garder pour lui ses inquiétudes.

Le seize février la mission quitte le pays accidenté pour avancer un peu plus vers le sud-est, foulant une plaine de reg légèrement sablonneuse.

Vers dix heures du matin les guides touareg disent au colonel qu'ils ne savent pas exactement où se trouve le puits vers lequel on doit se diriger.

Mais, curieusement, au bout d'un moment l'un des guides retrouve la mémoire et dit que l'eau se trouve dans la direction du nord-ouest, c'est à dire dans la montagne.

Il ajoute qu'il semble préférable de déposer les bagages à l'endroit où l'on se trouve, d'autant qu'il n'y a pas de pâturages autour du puits et que les montagnes sont intéressantes à visiter.

Désireux de camper près de l'eau le colonel est vivement contrarié, mais se décide finalement à faire déposer les bagages à l'endroit où s'est arrêtée la caravane. Il désigne le lieutenant de Dianous assisté du maréchal des logis Pobéguin comme commandant du camp, dont la protection est assurée par une quarantaine d'hommes, l'ingénieur Santin, les deux ordonnances français et le mokadem des tidjani.

Le colonel part alors vers la montagne accompagné du capitaine Masson, tous deux à cheval, de MM. Béringer, Roche et Guyard montés sur leur méhari.

Quatre guides marchent à cinquante pas devant eux.

Le maréchal des logis Denery qui a été désigné pour assurer la corvée d'eau prend la tête des convoyeurs qui se dirigent vers le puits, les chameaux ne portant que des guerbas (2) vides.

Trois tirailleurs par section en assurent la protection rapprochée

Les sokhars (3) étaient inquiets d'avoir à abreuver dans le djebel. Ils appréhendaient la marche en terrain accidenté, les sentiers tortueux et les défilés abrupts où la surprise est aisée en raison de la configuration du terrain qui rend impossible le regroupement en défense ou le repliement.

Un des chameliers à l'esprit chagrin mais clairvoyant, Sassi ben Chaib, avait fait remarquer qu'il était déjà onze heures, que le puits n'était pas encore en vue et que l'abreuvage, de deux cent soixante cinq bêtes, absorbant quatre vingts litres d'eau chacune, ne serait pas terminé avant le milieu de la nuit

Il ajouta qu'il n'aurait pas fallu suivre les guides vers un lieu où on ne savait pas ce qui attendait la colonne.

S'il l'avait commandée, dit-il, il aurait fait lier les guides aux poignets, encadrés par quatre hommes chargés de les fusiller si le point d'eau n'avait pas été atteint au bout d'une heure.

Plus d'une heure après le départ du camp la caravane n'abordait pas encore la montagne. Quand elle fut parvenue à un ou deux milliers de mètres plus avant, les premiers contreforts du relief apparurent plus nettement, sombres et désolés.

Il émanait de cet enchevêtrement de rocs de basalte noir aux formes étranges et formidables une atmosphère sinistre et angoissante qui provoquait chez les hommes une sourde inquiétude.

Un guide détaché du peloton du colonel survint pour transmettre l'ordre de dépêcher vers l'avant six puisatiers afin de procéder au curage du puits avant l'arrivée du gros de la caravane. Le colonel et le capitaine Masson tous deux à cheval, MM. Béringer, Roche et le major Guyard montés sur leur méhari y sont presque arrivés.

Cinq des guides dont le chaambi Seghir ben Cheikh les précèdent. Deux chaamba Cheikh ben Boudjemaa et Mohammed ben Belghitz n'ont pas rejoint et ont poursuivi une gazelle qu'ils ont vue pendant la route.

Les chameaux porteurs des outres vides, escortés par sept hommes, suivent immédiatement le colonel. Le maréchal des logis Dennery et sa section sont derrière eux à deux ou trois kilomètres. Les autres sections se mettent en marche, les unes après les autres, séparées par des intervalles irréguliers.

Le chemin conduisant au puits devient maintenant si étroit et malaisé que les chameaux ne peuvent avancer qu'avec grande difficulté; il en résulte un allongement considérable de la colonne dont le tirailleur El-Madani est le serre file.

Après une marche hésitante sur ce chemin de chèvres bordé par la muraille rocheuse où les chameaux s'écorchent les flancs, le convoi entre dans une seconde gorge encore plus resserrée que la première.

Les bêtes sont contraintes d'y pénétrer une à une, suivies par les hommes qui ne pouvaient progresser que les uns derrière les autres.

Plus loin le chemin s'élargissait mais de nombreux blocs de pierres obstruaient parfois le passage sur toute sa largeur, et rendait la marche pénible et dangereuse.

Après cette rude progression de plus d'une heure la caravane déboucha dans une grande échancrure de la montagne au fond de laquelle apparut le lit d'un oued garni de tamaris où des hommes travaillaient au curage du puits. Le colonel, ayant auprès de lui le Capitaine Masson, surveillait la tâche tandis que les ingénieurs et le major Guyard, un peu plus loin, se tenaient à l'ombre des tamaris.

Dennery qui arrivait en tête du convoi mais était encore à deux cents mètres du puits, remarqua que les guides s'éloignaient en emmenant les juments.

Ce détail le frappa. il ressentit une sorte d'inquiétude et se retourna pour voir si les convoyeurs et les tirailleurs d'escorte le suivaient de près.

Mais les passages étroits ou en corniche avaient entraîné un étirement considérable du convoi provoquant un important retard.

Dennery se sentit seul et instinctivement il arma son mousqueton. A cet instant, à cinquante foulées en avant Cheikh ben bou Djemaâ sur un méhari, sortant d'un ravin faisait irruption dans l'oued et au lieu de se diriger vers lui. à son appel, s'engouffrait entre deux falaises.

Dennery stupéfait arrêta Sa monture pour se donner le temps de s'interroger sur cette attitude.

Il perçut alors venant du fond de la vallée un bruissement étrange, d'une amplitude surprenante dans ce lieu désert, accompagné du piétinement d'une troupe de cavaliers lancés au galop.

Les deux officiers dirigeant la besogne des puisatiers n'entendaient pas la rumeur de la chevauchée que couvrait le bruit des coups de pioches et ne s'apercevaient pas que les guides s'échappaient à vive allure.

Dennery comprit alors de quelle trahison la mission était victime.

Et soudain, avec brutalité, éclatèrent les cris de rage et les vociférations en langue tamahaq des combattants du Hoggar dévalant au galop des méhara en une charge furieuse, les lances hautes, les sabres à bout de bras, les fusils braqués.

Le médecin-major Guyard est frappé le premier avant qu'il ait pu saisir son arme.

Roche et Béringer, n'ayant pas eu le temps de sortir leurs revolvers, tombent près du corps de Guyard et ils sont égorgés.

Le colonel et le capitaine Masson, décidés à combattre à cheval, cherchent des yeux les juments - elles avaient disparu. Comprenant enfin la trahison des guides ils firent face à la horde qui arrivait sur eux.

Le colonel et Masson tirent les six coups du barillet de leur arme. Chaque balle touche un homme ou une bête. Pendant quelques instants le colonel et le capitaine réussissent à arrêter l'élan des touareg mais presque aussitôt, submergés par le nombre ils sont atteints l'un et l'autre.

Le colonel tombe frappé d'un coup de sabre à l'épaule en même temps que Masson est atteint de plusieurs coups au visage et à la poitrine. Ils sont aussitôt percés de coups de lances.

Dennery fait baraquer son méhari et derrière ce rempart vivant il commence un tir précipité. Un instant il arrête la ruée, les premiers rangs des touareg semblent hésiter mais l'élan venu de l'arrière les pousse et l'assaut reprend plus enragé encore. Dennery voit monter vers lui la vague vociférante des escadrons furieux.

La charge est maintenant si près qu'il peut apercevoir sur les poitrines les sachets d'amulettes de cuir rouge et dans la fente des

taguelmoust (4) briller les regards haineux .

Tandis qu'il rechargeait son arme il voit surgir sur sa droite un groupe de méharistes touareg qui n'étaient plus qu'à trente pas.

Il allait vivre sa dernière minute. Se dressant d'un bond il saisit son mousqueton par le canon brûlant et la crosse haute il attendit le choc.

Une balle lui traversa le cou, un flot de sang l'étouffa, il ne distingua plus rien que le ciel qui tournait. Il s'affaissa percé de cent coups de lances barbelées où des lambeaux de son corps restèrent accrochés.

Les hommes des autres groupes qui étaient encore éloignés du puits avaient cru aux premiers coups de feu que les officiers chassaient mais la fusillade répétée les détrompa vite.

Les convoyeurs qui s'apprêtaient à descendre vers l'oued avaient aussitôt battu en retraite, après s'être vainement efforcés de ramener les chameaux en arrière.

Mais les animaux qui sentaient l'eau toute proche, ne voulant pas se laisser détourner, dévalèrent vers le puits.

Le premier soin des touareg fut de s'en emparer et de les diriger vers le fond de la vallée.

El Madani qui avait pour consigne de se tenir en serre file hésitait à se porter en tête lorsque qu'un chamelier arrivant hors d'haleine lui annonça que les touareg avaient tué les français et attaquaient le convoi.

Il comprit tout de suite la portée du désastre si on perdait les chameaux. C'est pourquoi se précipitant vers l'avant il cria de les ramener. Avec les tirailleurs et les chameliers ils se mirent à les frapper pour les contraindre à faire demi-tour. Chacun sait qu'au désert les voyageurs sans chameaux sont voués à la mort.

Les touareg se divisèrent en deux groupes pour couper la retraite à la caravane. El Madani s'apercevant de la manœuvre fit marcher sa section, en toute hâte, vers un mamelon où ils entourèrent les chameaux. Comptant ses hommes, ils étaient vingt et un, il les divisa en trois fractions et commanda un feu de salves à longue distance sur les touareg qui toujours en selle avançaient en bataille.

Aux premières décharges de nombreux méhara tombèrent. La portée et le pouvoir de pénétration des fusils Gras mod.74 font hésiter les hommes d'Aïtaghel.

A plusieurs reprises ils reviennent cependant à l'attaque, mais chaque fois reculent. Voyant qu'une action directe ne leur livrerait pas la position ils mettent pied à terre et poursuivent le combat par petits groupes, rampant derrière les blocs rocheux, profitant du moindre accident de terrain pour se camoufler et ouvrir le feu.

La position de la section, fusillée de toutes parts, se battant presque à découvert devenait intenable. En quelques minutes elle perdit plusieurs hommes et fut réduite à l'effectif d'une escouade de combattants, les mains noires de poudre, presque à court de munitions, assoiffés et affamés.

El Madani comprit qu'il fallait en finir au plus vite et se replier sur la plaine où les quarante fusils du camp entreraient en action.

Pour y parvenir ils devaient franchir le barrage de lances, de sabres et subir le tir des longs fusils à pierre des Hoggar Kel Rela dont ils savaient la détermination et la cruauté.

El Madani ordonna de faire lever les chameaux et de les diriger vers l'est pendant que les meilleurs tireurs couvriraient la retraite.

Mais une fois debout les chameaux, attirés par l'odeur de l'eau s'échappèrent vers le puits où les touareg s'en emparèrent et les mirent aussitôt à l'abri.

Les douze survivants résolus à traverser le barrage s'avancèrent au pas de charge et arrivés à bonne portée tirèrent tous ensemble.

Le feu fut si meurtrier que les touareg se dispersèrent en désordre mais deux hommes de l'escouade étaient tombés tués par balles.

Les dix autres profitant du trouble que leur tir avait provoqué gagnèrent les hauteurs et purent achever leur retraite.

Il ne restait plus un seul chameau.

Dès lors El Madani n'avait qu'une seule préoccupation: arriver très vite au camp et repartir avec du renfort pour reprendre les bêtes.

Vers quinze heures, après une marche épuisante, menée à vive allure, ils furent en vue du camp où visiblement l'alerte avait été donnée, les tentes abattues et la défense organisée.

Le lieutenant de Dianous savait le désastre qui lui avait été rapporté par deux convoyeurs échappés au massacre.

Avant de boire, malgré la soif qui le torturait, El Madani raconta brièvement le combat et sa tentative sans succès pour sauver les soixante bêtes de charge. Puis il bût longuement les lèvres collées à une guerba. Reprenant souffle, il assura que les touareg occupés à partager le butin ne donneraient pas l'assaut, d'ailleurs dit-il, ils n'ignorent pas que sans les animaux qui portent l'eau nous sommes des condamnés à mort et qu'il n'est même pas besoin de nous attaquer.

Il ajouta: d'un autre côté nous ne sommes pas assez nombreux pour poursuivre les Hoggar avec quelques chances de succès. Mieux vaut abandonner cette idée.

Mais les hommes très excités demandaient à aller au combat.

Le lieutenant de Dianous était d'avis de passer la nuit au camp et d'aller le lendemain au puits pour tenter de reprendre les chameaux, s'ils s'y trouvaient encore. Mais le mokkadem des Tidjani insista pour que l'on partît le soir même sans songer à aller attaquer l'ennemi.

De toutes les suggestions exprimées celle du mokkadem fut retenue et l'officier décida de lever le camp pour battre en retraite vers le nord.

Le désastre est consommé sur le puits, à jamais maudit, de Bir-el-Garama.


Suite

 

1- Amenokal : chef d'un groupe de tribus

2 - Guerbas: outres en pcau dc chèvre.

3 - Sokhars: convoyeurs

4 - Taguelmoust: voile qui couvre presque entièrement le visage et les épaules des touareg.