DEUXIÈME

MISSION FLATTERS (Suite)

 

Débute maintenant l'interminable calvaire des survivants. Ils doivent rejoindre l'oasis d'Ouargla qui représente le salut et la fin de leur martyre.

Mille sept cent kilomètres de désert hostile les en séparent.

Dans la nuit du 17 février, moins de vingt quatre heures après le massacre de Bir-el-Garama la colonne des survivants s'apprête à partir. Elle se compose de cinq français, le lieutenant de Dianous, le maréchal des logis Pobéguin, l'ingénieur Santin, les deux soldats Marjolet et Brame, et de quarante six tirailleurs ou convoyeurs.

Ce sont cinquante et un survivants qui vont entreprendre la marche la plus extraordinaire et la plus pénible que jamais hommes aient faite.

Elle va se poursuivre pendant plus de deux mois.

Le cadre restreint imposé à ce récit ne permet pas de rapporter de façon détaillée la chronologie des événements plus ou moins graves qui vont marquer l'interminable retraite.

C'est pourquoi il est malaisé d'exercer un choix parmi les épreuves tragiques que le destin impose à ces hommes.

Quoi qu'il en soit l'accumulation, jour après jour des tribulations qui vont marquer ce long parcours, entraînera immanquablement le délabrement physique et moral de la colonne.

Nous mettrons l'accent sur les moments les plus poignants du drame, sans pour autant passer entièrement sous silence ceux qui, en d'autres situations, eussent paru moins importants.

Parmi les différentes solutions examinées, le Lieutenant de Dianous, qui s'est prononcé pour le repli, décide qu'on se mettra en route après que le matériel aura été brisé, les sacs de provisions éventrés et gâchés et les cartouches délaissées rendues inutilisables.

Les musettes sont remplies à craquer de café, de thé, de riz, de paquets de pansements et d'un supplément de munitions.

L'argent et l'eau sont répartis entre les hommes. Si l'on y ajoute le poids des armes et des cartouchières, le chargement de chacun atteint un poids excessif.

La colonne se met en route - direction nord-est - vers vingt trois heures le 17 février.

Marchant sans relâche vers un horizon qui ne cesse de reculer, les djenoun malfaisants du désert, ceux de la soif, de la faim, de l'épuisement et du découragement vont s'attacher à sa perte avec la complicité de tenaces et perfides adversaires.

Rien de particulier n'est à signaler durant les premiers jours mais à l'issue du cinquième les vivres commencent à s'épuiser.

Le vingt trois les vivres font presque complètement défaut et le découragement commence à s'emparer de tous, d'autant que débute l'effrayante plaine de l'Amadghor, immense plate-forme désertique, qu'il faut nécessairement traverser dans toute sa longueur.

Au passage d'un oued l'un des chaamba découvre les traces de foulées de quatre chameaux. Le lieutenant envoie quelques hommes qui les trouvent et les ramènent au campement. Cette capture inattendue fait renaître un peu d'espoir.

Le vingt six février un tirailleur placé en sentinelle signale un parti ennemi et chacun se prépare à soutenir un combat.

Mais les touareg qui apparaissent au nombre de six élèvent un drapeau au bout d'une lance et s'étant approchés se disent propriétaires des chameaux trouvés par la colonne.

Ils réclament les animaux ou leur valeur en argent.

Le lieutenant de Dianous les paie deux mille francs. Ils feignent d'ignorer ce qui est arrivé à la mission.

L'intention du lieutenant était de faire cerner les touareg, de les abattre et de s'emparer de leurs méhara mais méfiants ils restent à distance.

Après le départ de la colonne ils disparaissent.

La marche se poursuit dans la plaine de l'Amadghor pour tenter d'atteindre un puits car la provision d'eau est presque épuisée.

Trois hommes prennent les devants pour arriver les premiers, les touareg s'en emparent et on ne les reverra plus.

La fatigue est telle que la décision est prise de se reposer le lendemain. La colonne avait parcouru en cinq jours le trajet que la mission avait mis sept jours à franchir à l'aller.

Au départ du mardi 1er mars l'ingénieur Santin, très affaibli monte sur un des chameaux.

Les premiers jours de cette décade de mars vont débuter par des événements assez encourageants: deux onagres ont pu être abattus et leur viande distribuée aux hommes affaiblis par la fatigue et le manque de nourriture.

Mais les touareg ne lâchent pas leur proie et bientôt se manifestent. Ils proposent, après avoir hissé le drapeau blanc, deux vieilles chamelles que le lieutenant paie 750 francs.

Ils lui conseillent de venir les rencontrer en lui promettant de lui donner tout ce dont il aura besoin. Le lieutenant refuse bien que les touareg fassent serment de tenir leur promesse de lui amener trente chameaux, huit charges de dattes sous trois jours. Mais à la condition qu'on leur confie, pour ramener animaux et provisions, une vingtaine d'hommes qui d'ailleurs refusent sagement de partir.

Pobéguin et plusieurs hommes voyant que les touareg ont lâché leurs chameaux au pâturage, non loin de là forment le projet de s'en emparer.

Mais de Dianous s'y oppose en disant qu'on doit respecter la foi jurée et finit par accepter de laisser partir cinq hommes chez les touareg qui les prennent en croupe et disparaissent.

Dans le courant de la nuit un grand nombre de touareg rejoignent les premiers et le lendemain ils sont environ une centaine.

Le lieutenant leur fait dire de s'éloigner - ils vont camper sur un mamelon au dessus de la source et laissent paître leurs chameaux en liberté.

Pobéguin et quelques hommes voulaient profiter de l'occasion pour s'en emparer; le lieutenant s'y oppose de nouveau.

Dans l'après midi le camp est levé et se transporte quelques kilomètres plus loin.

Les touareg s'installent dans le voisinage et font des signes en agitant les pans de leurs vêtements. Ils font dire, par un chaambi qui s'est rendu auprès d'eux, qu'ils sont disposés à leur envoyer deux charges de dattes pilées qu'ils destinent, disent-ils, surtout aux français.

De Dianous distribue les dattes aux hommes dans la soirée et chacun se met à en manger, à l'exception des chaamba qui craignaient qu'elles ne fussent empoisonnées.

Ils avaient vu juste.

Bientôt on vit tous ceux qui avaient absorbé de cette nourriture être frappés de vertige - les uns tombent sans pouvoir se relever, d'autres atteints d'une sorte d'ivresse prononcent des paroles incohérentes, d'autres encore qui n'ont plus conscience de leurs actes tirent des coups de feu en l'air.

Les français aussi sont atteints mais ont la présence d'esprit de boire de l'eau tiède qui leur fait rejeter la plus grande partie du poison dont l'effet redoutable persistera longuement.

La confusion est grande dans le camp, plusieurs d'hommes cherchent à s'enfuir et les sentinelles qui heureusement n'avaient pas mangé de dattes ont le plus grand mal à les ramener. Pendant la nuit quatre tirailleurs partent sans armes et deux d'entre eux ne reparaissent plus.

Les chaamba reconnurent les effets bien connu du poison, une plante appelée bettina (5) en arabe, que les touareg dans leur perfidie avaient mélangé aux dattes.

Le lendemain matin l'effet du poison s'étant en partie dissipé les hommes se trouvent mieux.

Sur les conseils du mokadem, dont on ne sait pour quelle raison le lieutenant prend avis, il envoie un émissaire au chef touareg Tissi ould Chikat pour lui dire qu'il désire la paix, il lui fait remettre 300 francs et un burnous en acompte de la livraison de dix moutons.

Dès ce moment va avoir lieu un chassé croisé d'hommes de la colonne qui vont se rendre, à sa demande, chez Tissi qui à chaque fois ne se dit pas satisfait.

Les uns reviennent pour être remplacés par d'autres plus nombreux le chef touareg exigeant, chaque fois pour conclure le marché, un plus grand nombre d'hommes et les meilleurs d'entre eux, dont le mokadem.

Cette prétention n'étant que partiellement satisfaite, Tissi soudain découvre son jeu.

A l'arrivée de deux chaamba et d'un tirailleur il les interpelle vivement, les insulte et en renvoie deux pour qu'ils en ramènent d'autres.

Mais avant d'avoir rejoint le camp ils sont poursuivis et atteints par les touareg sans qu'il soit possible de leur porter secours. Après une courte résistance ils sont abattus.

Pendant que ces hommes sont lâchement assassinés, le mokadem et trois chaamba sont emmenés à l'écart hors la vue du camp. Ils sont aussitôt dépouillés de leurs vêtements et massacrés à coup de sabre. Seul le chaambi Mohamed ben Aïssa y échappe car il s'est réfugié sous les pans du burnous de Tissi qui ordonne qu'on l'épargne.

Les nobles touareg se font, dit-on, un devoir sacré de couvrir de leur protection l'ennemi qui se réfugie sous leurs vêtements.

Aussitôt après les graves incidents qui précèdent la colonne se remet en marche et se dirige vers Amguid à une dizaine de kilomètres au nord d'Aïn-el-Kerma.

Les touareg prennent les devants pour bloquer le chemin qui mène à l'eau, ce qui provoque la fureur des nôtres décidés malgré leur infériorité numérique à livrer combat à Amguid.

Mais les français n'ont pas repris tous leurs sens. Le lieutenant monté à chameau se ressent encore des effets du poison, Pobéguin qui s'est profondément blessé au pied sur un caillou tranchant ne peut marcher, M. Santin très affaibli est dans un piètre état.

Plusieurs tirailleurs incapables de suivre sont abandonnés en queue de colonne

Le combat va s'engager sans le soutien et l'autorité des français.

Un peu avant d'arriver à Amguid les touareg s'étaient divisés en deux groupes, l'un précédant et l'autre suivant la colonne. Ils se réunissent et vont prendre position en haut du ravin qui conduit à l'eau, après avoir mis leurs méhara à l'abri.

Le lieutenant, Pobéguin et les hommes qui sont hors d'état de combattre sont laissés en arrière. Les autres qui connaissent la disposition des lieux s'avancent divisés en deux groupes contre les touareg dissimulés derrière les rochers.

La colonne fait un feu de salve sur les touareg qui sortant de leurs abris se précipitent vers les nôtres en s'excitant de la voix.

Ils attaquent par trois fois et sont chaque fois repoussés, éprouvant des pertes sensibles.

Changeant de tactique ils s'embusquent à nouveau dans les rochers bien décidés à ne pas livrer le passage donnant accès au puits.

Commence alors un combat d'un genre différent. Nos hommes se divisent en petits groupes et font converger leurs tirs sur les touareg qui se découvrent. Toute tête qui se montre est le point de mire de plusieurs tireurs et chaque fois l'ennemi est atteint.

Pendant les diverses phases du combat qui dure depuis le milieu du jour jusqu'au coucher du soleil les touareg tentent à plusieurs reprises des attaques de flanc qui sont chaque fois repoussées.

Dirigés par El Madani et Mohamed ben Abdelkader, du ler tirailleurs, tous font preuve de beaucoup de sang froid et de bravoure.

Au début de l'action un tirailleur est tué d'une balle en pleine poitrine. Quelques instants après le soldat Brame, ordonnance du colonel, qui se trouve au milieu des combattants s'avance à découvert en face des touareg, il est frappé d'un coup de lance et tombe mortellement blessé par l'un d'eux caché derrière un rocher. Ce faisant le touareg se découvre, une balle de 74 l'abat, il en est de même d'un autre ennemi qui vient chercher son compagnon qu'il croit seulement blessé.

Le soldat Marjolet malade et exténué était resté en arrière. Entendant la fusillade il veut se mêler au combat et comme Brame il s'avance au devant de l'ennemi ne paraissant pas subir les séquelles du poison et avoir conscience du danger.

Il tombe aussitôt frappé d'une balle. Le touareg qui l'a tué se précipite sur lui pour le dépouiller mais il est atteint au même moment par le tir de Mohamed ben Abdelkader et tombe sur le cadavre de Marjolet.

De Dianous et Pobéguin ont repris leurs sens mais sont encore partiellement sous les effets du poison.

Le lieutenant, malgré les efforts faits pour le retenir, marche en chancelant vers le lieu du combat. Il reçoit une première blessure légère et continue à se battre mais il est mortellement atteint d'une balle en plein front.

Le prix du combat d'Amguid est lourd, quatre morts, six blessés outre la disparition de M. Santin et de quatre hommes rendus fous par la jusquiame.

Les touareg perdirent environ trente des leurs et bon nombre de blessés dont l'infâme Tissi ould Chikkat, instigateur de l'empoisonnement par les dattes, grièvement atteint au ventre.

Il ne restait plus à le colonne que trente quatre hommes sur les cinquante et un qu'elle comptait au départ, vingt et un jours plus tôt.

Vendredi 11 mars.

La marche vers le nord reprend. Un tirailleur, blessé le 26 février et qui malgré ses plaies affreuses avait eu l'énergie de suivre ses compagnons, ne pouvant plus marcher, est abandonné, une guerba laissée auprès de lui suivant la coutume.

Dans la matinée la colonne trouve une guelta dans la montagne dont l'accès difficile peut être aisément défendu. Un des quatre chameaux est égorge.

Le soir venu un homme placé en sentinelle signale des touareg et tous se préparent à un nouveau combat mais ils restent dans la plaine et partent ensuite. On ne les reverra plus.

Pobéguin, seul survivant des français, pense que les guides chaamba ont été victimes des touareg et qu'à Ouargla on ignore le désastre de la mission. Il se décide à y faire porter la nouvelle et demande à son homme de confiance le soldat Mohamed ben Abdelkader, du ler tirailleurs, s'il se sent en mesure de partir pour aller chercher du secours.

Celui-ci accepte mais veut se faire accompagner de trois hommes qu'il choisira. Pobéguin, dans l'éventualité d'une nouvelle attaque, refuse.

Dans la nuit le tirailleur et trois hommes quittent le camp sans autorisation.

Après ce grave manquement à la discipline, durement ressenti par Pobéguin, le camp est levé dans l'après midi. Les hommes ont de la peine à marcher, plusieurs d'entre eux ont la plante des pieds presque entièrement emportée, les souliers ou les naï1 (6) réduits en lambeaux par l'interminable trajet. Quelques uns utilisent leurs chéchias en guise de chaussure.

Des indices de désunion se manifestent et se développent de façon inquiétante. Les hommes commencent à se scinder en deux groupes, d'un côté les Ouled Naï1s sous la direction d'El Madani et de l'autre les tirailleurs.

Lundi 14 mars

Vers le milieu du jour la colonne arrive au puits de Tilmas-Iraouen.

Pendant la marche les Ouled Naïls vont d'un côté, les tirailleurs de l'autre, ils campent séparément.

Po béguin abattu et souffrant beaucoup de son pied qui s'est infecté n'est pas en état d'imposer sa volonté. Peu à peu des faits significatifs d'insubordination et d'anarchie s'installent parmi la petite troupe des survivants.

Alors qu'une main ferme s'impose, les hommes sont presque abandonnés à eux-mêmes.

Un des trois derniers chameaux est égorgé. Des désordres se produisent au sujet du sang de l'animal dont les Ouled Naïls veulent s'approprier la plus grande part. Certains cherchent à soustraire des quartiers de viande.

La marche reprend le soir pour camper au delà de Tilmas-Iraouen.

Un désaccord s'instaure sur le moment où il convient d'égorger les chameaux que plusieurs veulent conserver le plus longtemps possible, ne serait-ce que pour transporter la provision d'eau.

Les tirailleurs s'emparent de celui sur lequel est monté Pobéguin qui porte leurs effets et leur argent.

Les Ouled- Naïls pour les mêmes raisons s'approprient le deuxième chameau.

Mardi 15 mars.

La marche reprend au cours de la matinée, entrecoupée de nombreuses pauses dues à la fatigue provoquée par la marche prolongée et la sous-alimentation.

Peu avant le coucher du soleil un tirailleur, Dendani Abdelkader, qui s'était attardé ne rejoint pas la colonne. Il était porteur d'une grande quantité d'or dont malgré le poids et l'encombrement il n'avait pas voulu se défaire.

Deux hommes envoyés à sa recherche par Pobéguin pour le secourir rencontrent les dénommés Belkacem ben Zebla et Mohamed ben Abdelkader qui les dissuadent de poursuivre leur chemin car, disent-ils, Dendani est trop loin.

Le soir les camarades de Belkacem constatent que sa provision d'or a augmenté et qu'il détient le kheit (7) de Dendani. Ils le soupçonnent de l'avoir assommé, ou tué pour le dépouiller. Ce fait est rapporté à Pobéguin qui se contente d'en prendre note et le consigne dans le journal de marche qu'il tient depuis la mort du lieutenant de Dianous.

Du 16 au 18 mars la marche épuisante reprend entrecoupée de pauses de plus en plus fréquentes tant la fatigue est immense.

Dans la matinée du 18 on trouve dans l'ancien campement de la mission le cadavre d'un chameau dont la peau qui n'est pas complètement corrompue est grillée. Certains en font leur nourriture.

D'autres mangent les os après les avoir brisés et pilés.

Un homme trouve une vipère à corne, la tue et la mange.

Le 19 un des deux chameaux restant est égorgé.

Des hommes se précipitent sur la viande. Belkacem ben Zebla, qui dépèce l'animal avec le sabre du colonel se sert de cette arme pour éloigner les plus affamés mais ne peut empêcher le vol de la part de Pobéguin.

Le dimanche 20 mars est consacré au repos non loin d'un puits.

Lundi 21 mars

Comme il ne reste qu'un chameau Pobéguin décide que les bagages seront abandonnés afin qu'il puisse gagner le puits en se servant de l'animal qu'il renverra aussitôt pour les transporter.

Arrivés au puits le tirailleur El Moktar ben Ghezal est désigné pour ramener le chameau auprès de ses compagnons qui l'attendent pour le charger. Ne le voyant pas revenir ils se mettent en marche et en arrivant font reproche à leurs camarades d'avoir tarder à leur renvoyer l'animal comme convenu.

Ces derniers affirment qu'ils l'ont confié à ben Ghezal pour le ramener.

On s'aperçoit alors que le tirailleur ben Gorieb a disparu et l'on comprend que tous les deux sont partis en emmenant le dernier chameau.

Pobéguin envoie les deux hommes les moins fatigués pour tenter de rejoindre les fugitifs et leur ordonne de tuer les coupables s'ils les rejoignent et de ramener l'animal.

Du mardi 22 au jeudi 24 mars

Les deux hommes envoyés à la poursuite des fuyards rentrent au coucher du soleil sans les avoir rejoints. Le plus profond désespoir s'abat sur la colonne privée d'une dernière chance de rejoindre Hassi-el-Messeguem où, probablement, doivent se trouver les tentes de Radja.

Et la fin de leur calvaire.

Vendredi 25 mars

Dans l'après midi la colonne reprend son cheminement. Neuf hommes tellement faibles et ne pouvant plus se tenir debout sont laissés près du puits; promesse leur est faite qu'aussitôt arrivés à Messeguem on leur enverra du secours.

Les seize autres, après avoir enfoui leur argent se mettent en route et parviennent à faire environ trois kilomètres. Dans le courant de la nuit on entend plusieurs coups de fusil qui font penser à une nouvelle attaque des touareg contre les hommes laissés au puits.

E)eux hommes sont envoyés vers le puits pour reconnaître la cause des coups de feu.

A leur retour ils racontent que le nommé Djedid ben Mohammed avait eu une vive discussion avec ses camarades et en avait tué deux.

Les autres hommes restés au puits avaient mangé de la chair de leurs camarades et qu'eux mêmes, atrocement affamés, avaient pris de cette nourriture.

Deux autres sont morts pendant le nuit.

A l'énoncé de ces nouvelles trois hommes retournent au puits pendant la nuit L'un d'eux, Belkacem ben Zebla, noir gigantesquc, tue celui qui lui est désigné par les autres comme ayant été complice de la mort des deux premiers. Il dépouille le cadavre, découpe la chair dont il fait repas avec ses camarades et en apporte à la colonne le lendemain matin.

Ceux qui sont déjà allés au puits reçoivent l'ordre de rapportcr de l'eau ainsi que de la chair de ceux qui ont été tués.

Dimanche 27 mars

Les quatre hommes partis la veille rentrent dans la matinée.

Pobéguin à qui on a présenté de la chair humaine manifeste d'abord une grande répugnance, puis en mange comme les autres.

Six hommes partent au puits avec mission de rapporter de l'eau. A leur arrivée ils tuent deux de ceux, qui épuisés, y étaient restés. Ils font repas de leur chair que les uns mangent crue et que d'autres font griller.

Ils rejoignent leurs camarades dans la soirée.

La colonne qui n'a pas bougé de la journée se trouve toujours à trois kilomètres de Hassi el Hadjadj.

Lundi 28 mars

Les survivants prennent le départ vers dix heures et rencontrent Djedid ben Mohamed qui s'étant enfui du puits avait devancé la colonne.

Il est décharné et moribond. Accusé d'avoir tué deux de ses camarades on décide qu'il sera tué à son tour.

Un nouveau degré dans l'horreur est atteint quand quelques hommes veulent l'égorger pour faire cuire son sang. Pobéguin s'y oppose et demande qui veut le fusiller. Personne ne répond.

Un instant après un coup de feu retentit et Djedid tombe. Il est aussitôt dépecé et découpé, ses os broyés et mangés. Pobéguin demande que le foie et le coeur lui soient réservés.

Au milieu du jour se lève une tempête de sable qui dessèche les guerbas. (Par temps de simoun la siccité de l'air au Sahara peut descendre au dessous de 20% d'humidité) (8)

La provision d'eau pour atteindre El-Messeguem ne pouvant suffire, cinq hommes sont, à nouveau, envoyés au puits.

Dans le courant de la nuit un convoyeur, ben Chorah, est tué et mangé. Ce nouveau crime est attribué à ben Zebla.

Mardi 29 mars

Ne voyant pas revenir leurs camarades qui étaient partis pour rapporter de l'eau quelques hommes décident de les rejoindre au puits. Avant d'y parvenir et la provision d'eau étant épuisée certains boivent leur urine ce qui a pour effet d'augmenter leur soif.

Pobéguin déclare qu'il lui est impossible de marcher et recommande qu'on lui rapporte de l'eau dès que possible.

Pendant la nuit ben Zebla fait deux nouvelles victimes. Il inspire une grande terreur à tout le monde. Il s'acquitte de ces tristes fonctions avec un cynisme révoltant.

Mercredi 30 mars

La marche reprend après que trois hommes envoyés au puits aient rapporté de l'eau.

El Madani avec deux compagnons prend les devants pour retrouver Pobéguin à l'endroit où il était resté. En arrivant ils ne voient que son burnous et remontent ses traces.

Jeudi 31 mars

Ils le rejoignent à Hassi el Hadjadj où il avait pris le parti de se traîner en prenant un chemin différent de celui de la colonne. Il est presque mourant de soif et parle avec difficulté.

Ben Zebla fait part à un tirailleur, Mohamed ben Mohamed, de son projet de tuer le sous-officier.

Ce dernier s'y oppose et il s'ensuit une discussion à la suite de laquelle ben Zebla le blesse au bras puis il décharge son arme sur Pobéguin qui, abrité sous un retem (9), est tué sur le coup.

Ils découpent sa chair qui sera distribuée.

Vendredi ler avril

La colonne réduite à onze hommes repart le matin de bonne heure. Certains, épuisés, restent en arrière. L'un d'eux ne peut les rattraper. Il sera récupéré plus tard par un méhari d'El Messeguem.

Un convoyeur ne rejoint pas.

Après avoir marché la plus grande partie de la nuit la colonne rencontre un berger gardant un troupeau de chameaux qui leur apprend que les tentes de Radja sont à El-Messegguem distant de quelques kilomètres. Ils y sont enfin recueillis et reçoivent les premiers soins que réclame leur pitoyable état.

Deux jours après leur arrivée les survivants demandent à Radja de leur confier des chameaux pour aller à Hassi-el-Hadjadj chercher leurs affaires.

Malgré leur désir exprimé de s'y rendre seuls, Radja les accompagne et voit les traces évidentes des horribles faits qui s'y sont passés.

Un tirailleur se trouvait encore près du puits et sans la présence de Radja il aurait probablement été tué pour éviter qu'il ne parlât.

En rentrant à El Messeguem ils trouvèrent quatorze cavaliers du maghzen d'Ouargla qui les emmenèrent à Inifel puis à Ouargla où ils arrivèrent le 28 avril.

Soixante et onze jours après le calvaire qui débuta après le massacre de Bir-el-Garama.

 

Conclusion

L'anéantissement quasi total de la mission, dont aucun français ne réchappa, eut dans le monde musulman un retentissement considérable et porta un coup d'arrêt à la pénétration française au Sahara.

Elle ne devait reprendre que vingt années plus tard par la prise d'In-Salah en 1900 et la victoire de Tit (10) en 1902 qui nous ouvrirent la route du Hoggar et entraînèrent la soumission des tribus touareg.

Le temps est maintenant venu de rechercher les causes de ce désastre et d'en distinguer les responsables.

Pour mesurer l'amplitude de la défaite rappelons qu'au départ d'Ouargla, le cinq décembre 1880, l'expédition comptait quatre vingt dix sept hommes bien équipés en vivres, armes et animaux de monture et de charge.

Le vingt avril 1881, les survivants: onze hommes, haves, décharnés, couverts d'une croûte de terre agglutinée par la sueur et la crasse, les pieds saignants, viennent s'effondrer, devant les premières tentes du campement de Radja, à El-Messeguem, qu'une dune leur avait caché jusqu'au dernier moment.

Tout le campement comprît l'étendue du désastre et les pleureuses entamèrent le tempo des lamentations rituelles et se lacérèrent le visage pour exprimer le deuil.

En recherchant les responsabilités on notera que le fardeau doit en être reparti, de façon très inégale, sur les deux chefs qui n'auront pas su mesurer, certes dans des circonstances différentes, la particularité des situations auxquelles ils seront confrontés.

En ce qui concerne le colonel Flatters, on peut écrire que sa responsabilité est double, elle est de fond en sa qualité d'organisateur et de commandant en chef qui accumule les fautes, et de circonstance lorsqu'il commet la tragique bévue qui aura pour corollaire le drame de Bir-el-Garama.

En premier lieu il n'a pas su résister aux pressions d'une hiérarchie civile, lointaine et incompétente, qui mésestimait les exigences particulières d'une expédition aussi importante en pays inconnu et qui le pressait d'agir.

Il n'a tenu compte ni du veto sans ambiguïté que lui a signifié le chef Hoggar Aïtaghel, ni des mises en garde des chaamba qui lui dénonçaient la perfidie des touareg.

Faisant preuve d'une incroyable naïveté il n'hésitera pas à remplacer ses guides chaamba et iforas par ceux qu'Aïtaghel lui a insidieusement envoyés.

A cette accumulation d'erreurs il ajoute, faute inexcusable pour un militaire, la dispersion de ses forces pour se rendre à Bir-el-Garama, alors que les feintes hésitations des guides et la configuration des lieux propres à un traquenard auraient dû l'alarmer.

Avec lui, une partie de la mission tombe dans le piège qu'Aïtaghel a mis en place depuis plusieurs mois et qui s'est refermé au moment choisi.

Quant au lieutenant de Dianous sa responsabilité bien que circonstancielle sera déterminante dans la lente agonie de la colonne. Alors qu'à deux reprises il avait, comme le lui avait suggéré le maréchal des logis Pobéguin, la possibilité de s'emparer des chameaux des touareg, il renoncera à saisir la chance inattendue de sauver sa propre vie et celle de ses hommes. Pour justifier cette attitude négative, aux conséquences dramatiques, il invoquera le respect de la parole donnée.

Sa méprise sera à la mesure de son ingénuité: fatale.

Il est des comportements généreux qui ne s'exportent pas.

Ainsi prend fin la tragique histoire de la deuxième mission Flatters.

Certains des survivants seront interrogés par une commission d'enquête et leurs dépositions souvent inexactes, contradictoires ou volontairement tronquées seront rapportées, in extenso, dans le document officiel établi à la demande du Gouvernement Général de l'Algérie, et intitulé "Deuxième Mission Flatters, Historique & Rapport Rédigés au Service Central des Affaires Indigènes" (11)

Ce rapport comporte plus de trois cents pages.

On retire de sa lecture un sentiment de grande confusion et l'on constate que bien des faits importants sont passés sous silence, sans doute par pudeur administrative. C'est pourquoi il serait vain de prétendre retracer, avec exactitude, la chronologie et le mouvement des événements, uniquement en s'en inspirant .

Nous avons donc puisé dans l'ouvrage de M. Longobardi "L'Agonie d'une Mission" de nombreux éléments permettant de rétablir la matérialité des faits et particulièrement ceux qui ont trait aux nombreux et affreux actes d'anthropophagie sur lesquels le rapport officiel ne s'est pas étendu.

Il semble que la cause essentielle de la destruction de la mission ait eu pour fondement la crainte ressentie par les commerçants de Ghadamès de voir disparaître la source des profits retirée du négoce des marchandises transportées par caravanes en provenance du Soudan, au bénéfice d'un nouveau moyen de transport qui menacerait leur monopole.

Ils auraient donc alerté les touareg Hoggar en leur faisant observer, que la mise en service d'un nouveau moyen d'acheminement des hommes et des marchandises, les priverait des droits de péage qu'ils prélèvent sur les caravaniers lorsqu'ils traversent les terres dont ils ont le contrôle.

A cet aspect purement économique s'ajoutait un parfum de djihad qui n'était pas pour déplaire aux musulmans.

On aurait souhaité que le drame de la mission Flatters eut rejoint, dans les archives de la longue et tumultueuse histoire de la France, les cartons ensevelis sous la cendre de nos défaites.

En effet, n'est-il pas plus sain de louer nos victoires que de perpétuer le souvenir de nos malheurs. (mieux vaut se rappeler Cassino que juin 40).

Il n'en est pas toujours ainsi.

C'est dans cet esprit d'incompréhensible masochisme qu'une petite oasis à la lisière de l'oued Igharghar a perdu son nom chantant de Temassinin pour celui de Fort Flatters.

Le monde musulman qui ne respecte que le vainqueur, n'a pas compris.

Nous non plus.

Qu'importe.

Les bouleversements de l'histoire ont fait que Fort Flatters s'appelle aujourd'hui Bordj Omar Driss.

Allah ou Akbar (12)

 

Pierre Fabiani

Roumi Honoraire

début

5 - Bettina : en français jusquiame, plante herbacée à propriétés toxiques et narcotiques

6 - Naïls: sandale formée d'une semelle de cuir retenue au pied par une lanière en V passant entre les deux premiers doigts de pieds. N'a rien à voir avec les Ouled Naïls tribu nomade des Hauts plateaux Algériens.

7 - Khelt: cordelière en poils de chameaux maintenant le halik sur la coiffure.

8 - A In Salah, un des endroits les plus chauds du Globe, la température atteint ou dépasse quelquefois 60°. La ration journalière de survie, l'été, est au minimum de 12 litres d'eau .

9 - Retem : sorte de genêt

l0 - Au cours du combat de Tit plus d'une centaine des guerriers Hoggar furent tués. La légende veut que, pour compenser ces pertes, les femmes eurent des enfants avec les morts.

11 - Rapport édité à Alger 1882 Adolphe Jourdan, Libraire Editeur, 4 Place du Gouvernement.

12 - Dieu est le plus grand.