Le diable porte pierre

   Nos anciens, pas bêtes, employaient cette expression pour dire que l’oeuvre de Dieu passe parfois par l’entremise du malin.

   C’est ce que je me disais en lisant le livre de Jean-Jacques Jordi : Ç Un silence d’Žtat È.

   Je ne sais si en défendant la mémoire des tués et disparus de l’Algérie Française, depuis quelques trente années, j’ai fait avec bien d’autres, œuvre plus ou moins divine, en tous cas œuvre pour la vérité sinon œuvre de vérité.

   Je connais le travail appliqué, sourcilleux de Jean-Jacques Jordi et, je l’avoue, sa façon d’envisager la colonisation et la décolonisation ne fut pas toujours ma tasse de thé. Non que je croie que l’une fut tout miel et l’autre tout fiel, mais enfin toute une gamme de nuances me semblent de mise en cette matière. Sans doute le poète que je suis pratique l’octave du cœur plus que l’aride solfège et la rude chromatique. On ne se refait pas.

   Or, Jean-Jacques Jordi navigue en professionnel dans les cartons d’archives, en extrait la substantifique moelle, et, j’en suis sûre, à sa profonde surprise, il y découvre les preuves formelles de ce que nous disons, écrivons et crions à longueur d’années depuis cinquante ans.

   Evidemment le reproche qu’on nous fait toujours est l’inflation des chiffres. Etait-ce évitable ? Non, naturellement. La rumeur enfle les chiffres de tout temps et en toutes circonstances, et le secret imposé favorise le gonflement de la bulle.

   Fut-ce nocif ? Eh ! Bien, je ne le crois pas. Evidemment les chiffres assénés sans preuve ont fait se récrier : Vous exagérez ! Bon, d’accord, alors dites-nous la vérité, ouvrez les archives, croisez les témoignages. Ce ne sera peut-être pas autant, mais au moins ce sera vrai.

   Mais justement, on ne voulait pas que ce fût vrai, incontestable. Un flou artistique permettait de nier, de qualifier de fantasmes les récits. C’était un voile opaque, une burqua posée sur l’Histoire.

   Lorsque j’écrivais qu’au lendemain du massacre du 5 juillet 1962  à Oran, le Père De la Parre racontait qu’on parlait de 3000 morts et disparus, on me disait : ce n’est pas possible ! Et je répondais : « alors, dites moi combien ! » Mais nul ne prenait le risque de donner un chiffre précis. C’est fait, enfin. Du moins peut-on estimer correcte l’évaluation de Jordi : 50 ans après, c’est tout de même temps, non ?

   Il a fallu que cette approche scientifique soit faite non par une réac dans mon genre (Je n’en eu pas les moyens, d’ailleurs, ni la capacité) ni par un membre connu de l’OAS qu’on suspecterait aussitôt, ni même par une personne directement concernée par ce drame, mais par un homme dont les idées de gauche sont connues, qui n’en fit jamais mystère et que cette sensibilité lui ait permis d’accéder à la marmite du diable, les archives fermées, c’est signe, n’est-ce pas, que lorsque la vérité veut bien sortir toute nue de son puits, elle se sert de l’instrument adéquat.

   La Comtesse de Ségur parlait d’un bon petit diable, notre compatriote est un grand gentil diable ! Merci à lui.

                                              Geneviève de Ternant

Mis en page le 28/11/2011 par RP