Comme l'autre fois, c'est à l8 heures que tout a commencé.
Comme le 13 mai. Sur le Forum où leurs camions bâchés
se sont rangés, les gendarmes se forment en carré. "
Ils s'apprêtent à descendre, constate notre envoyé
spécial Jack Chargelègue qui est témoin des événements.
Nous prenons quelques photos paisiblement, n'imaginant pas une seconde
qu'ils puissent charger. Soudain, on entend un cri: " Ils chargent !
" Tous les jeunes gens qui dépavaient la rue se précipitent!
ramassent un bout de bois ou une pierre. Je vois une jeune fille faire
la même chose. Ils courent vers les gendarmes; je cours aussi
"
Les gendarmes, en effet,
sont sortis de leurs barbelés et descendent en coulées
par les escaliers vers les grandes artères parallèles
à la mer, rue Berthezene, avenue Pasteur, rue Péguy. Pour
la circonstance, 4 000 gendarmes mobiles ont été ramenés
du bled où ils étaient en opérations. L'objectif
des escadrons qui s'engagent dans les escaliers en file indienne est
le plateau des Glières, vaste terre-plein promenade où
les manifestants se sont concentrés, devant le port. L'heure
H " le top ", en langage militaire est 18 heures.
Ils n'atteindront jamais cet objectif. Ils descendent calmement. Leurs
officiers les ont rassurés: " Les paras vous couvrent. "
La coulée de gauche côté Kasbah chargée
d'un mouvement tournant, descend plus vite. A la première traverse:
l'avenue Pasteur. elle reçoit une avalanche de bouteilles, de
cailloux, de planches venant surtout d'une petite barricade. Mais c'est
dans celle de droite que le drame va se produire.
Un coup de feu éclate. N'est-ce
pas plutôt une grenade ? Est-ce une grenade lacrymogène
? Et si l'on a tiré, qui a tiré ? Pendant toute la semaine,
les deux camps vont se bombarder de paroles d'honneur de communiqués
pour dégager leur responsabilité. Lagaillarde ira même
jusqu'à faire constater par l'autopsie des gendarmes qu'ils avaient
été dopés. Une énigme de l' histoire est
en place. On ne saura jamais d'où est partie l'étincelle
qui a mis le feu aux poudres. Peu importe, d'ailleurs l'étincelle
aurait jailli à un autre endroit et autre heure, mais elle aurait
jailli. Car, dans le climat du moment le face à face des forces
de l'ordre et des manifestants armés était infailliblement
générateur de drame.
Que sont ces U.T. qui attendaient
les gendarmes derrière leurs barricades; de planches et de pavés?
Ce ne sont pas des manifestants, ce sont des soldats. Les unités
territoriales sont supplétives des unités régulières
de l'armée. Ceux de nos compatriotes d'Algérie qui ont
accompli leur service militaire consacrent chaque semaine un ou deux
jours, une ou deux nuits à assurer des services de sécurité
en ville ou dans le bled. Ils partent même parfois en opérations
contre les fellagha. Ils disposent d'une tenue kaki et d'un armement
individuel fourni par l'armée. Ils portent leurs galons. Ce sont
en un mot des mobilisés d'un jour. Il y a même une Unité
Territoriale blindée. Il y a 4 000 U.T. à Alger.
Ce sont donc des militaires,
décorés, galonnés, armés, qui font face
aux gendarme mobiles. Cet affreux quart d'heure qui commence est, hélas,
à verser au dossier depuis longtemps fermé en France de
la guerre civile.
Un observateur expérimenté
nous a dit qu'il n'avait jamais, dans une échauffourée
de rue, entendu un feu pareillement nourri: revolvers automatiques,
fusils de chasse, carabines Garant, P.M. 38, mitraillettes Thomson,
et même un F.M. qui ouvrira et fermera le combat Tout le monde
tire de partout, des arbres, des balcons. Sur celui d'Ortiz, trois tireurs;
couchés opèrent calmement.
Les gendarmes de la coulée
de gauche, surpris par le F.M. qui tire en enfilade ont trois tués.
Ils remontent, se réfugient dans les rues avoisinantes, les maisons,
ou se jettent à plat ventre. Notre correspondant Gabriel Conessa
raconte ce dont lui aussi a été témoin:
" Les gendarmes se mettent
à l'abri dans la poste, dans les locaux du journal le Bled, dans
l'imprimerie de la S.N.E.P. Ils sont en larmes, affolés; ils
ne comprennent pas. Ils ont l'impression d'avoir été victimes
d'un traquenard. Du Bled, leur officier proteste véhémentement
contre les ordres qu'il a reçus. Où est la protection
promise ? Où sont les paras ? "
Dehors la fusillade continue malgré
les exhortations des haut-parleurs, celui du Bled et celui d'Ortiz qui
parle debout sur le balcon au milieu des balles. Debout derrière
la barricade, également impavide, Lagaillarde organise le combat
et fait sonner la charge par un clairon. Au milieu de la place déserte,
un homme dont on ne saura jamais le nom ouvre les bras pour demander
en vain l'arrêt de la fusillade. Le décrochage des gendarmes
et l'arrivée de colonnes de paras en tenaille met fin à
l'affaire. Il y a par terre 150 corps dont 27 cadavres.
Aussitôt que les armes se
sont tues, ceux-là mêmes qui se battaient s'unissent pour
relever les blessés, sans distinction: " C'était
un spectacle poignant dit Conessa et ce n'est pas de la
littérature, j'étais là, un spectacle qui doit
vous donner une idée du déchirement de chacun, au fond
de soi. Les uns et les autres, les larmes aux yeux, avaient jusqu'au
fond de l'âme conscience d'un funeste malentendu et certitude
d'avoir commis une immense folie. "
Les premiers morts relevés
étaient un lieutenant de la. 2e D.B., Bevillacqua, tombé
devant les barricades, un sous-officier de la gendarmerie, Jean Franiatte,
un jeune gendarme de Verdun, Claude Chesnau, et un employé originaire
de Bab-el-Oued, au nom célèbre, Roger Hernandez.
Il est assez curieux de voir l'indifférence
dans laquelle ont vécu les pouvoirs publics de ces événements.
A 18 h 12, sur les télétypes des ministères quasi
déserts, tombaient dans un crépitement douloureux les
premiers flashes qui ouvraient cette semaine: " Des coups de feu
ont été tirés à Alger dans le secteur de
la Grande Poste."
...
Revenons à Alger, vingt-quatre
heures plus tôt, le samedi matin. Entrons dans deux petits bureaux
d'un immeuble du square Laferrière en face de la Grande Poste,
avec vue sur la place où va se dérouler le drame. Les
élus algériens sont là. Ils siègent presque
sans désemparer depuis le rappel de Massu. Ce matin, ils sont
allés chez Delouvrier. Ils viennent de rédiger une motion
explosive contre le chef de l'Etat. " Ne la publiez pas ",
a supplié Delouvrier. Et ils ont donné leur parole d'honneur
de ne pas le faire.
La porte claque. Voici Lagaillarde.
Il prend sur une table un double de la motion, la lit. La motion dit:
" Nous lutterons de toutes nos forces contre la politique illégale
et illégitime du Président de la République. "
Ça lui plaît. " Je la prends à mon compte "
dit-il, et il sort en criant: " Je la porte à l'A.F.P. "
A grandes enjambées, il
va à l'Otomatic, le bar des étudiants, où assis
à une petite table, il corrige le texte, remplaçant les
" nous " par des " je ". Il fait signe à un jeune étudiant:
" Va la porter à l'A.F.P. " Tenez-vous en alerte pour cet
après-midi, dit-il à ceux qui l'entourent, même
si Ortiz n'est pas prêt, nous commencerons. "
Jean FERRAN
Paris-Match 6 février 1960