LHistoire
comme on la raconte
La presse
algérienne, dont la lecture est souvent divertissante, nous
fournit ces temps ci un exemple intéressant de la façon
dassaisonner lHistoire. Il sagit cette fois de Beaux
Arts et dArchéologie
comment peut on mentir en pareille
matière, direz vous ? oyez plutôt !
Le titre
dabord : " La villa du centenaire
/ un butin de guerre à préserver " ! le "
butin de guerre " en question est un édifice bien connu
des algérois, dont on voit mal pourquoi il serait plus un "
butin " que lensemble du patrimoine abandonné par
la France là-bas
le reflexe mental des pirates est toujours
vivace, et on imagine les nouveaux Raïs du FLN se disputant lobjet
sur le marché du Badestan !
Suit une
brève description de ce monument, attribué demblée
à Leon Claro, donné comme pensionnaire de la villa Abd-el-Tif
et ancien (sic) professeur à la première (sic) Ecole
nationale des beaux-Arts dAlger. Or, si Leon Claro fut effectivement
lauteur du projet, il ne pouvait être ancien Abd-el-Tif,
puisquarchitecte et non peintre
.
De mieux
en mieux : " Cet édifice colonial (sic) a été
inauguré en 1930 par lempereur français Napoléon
Bonaparte, à loccasion de son premier voyage en Algérie
" nous dit M.Benmedour, chargé des études historiques
à lAgence nationale dArchéologie
.
Evidemment
le fait que lempereur soit déjà mort depuis cent
neuf ans peut prêter à chicaya, dautant que son
neveu Napoléon III, le seul à être venu dans le
pays, avait eu aussi le mauvais goût de mourir cinquante sept
ans avant la cérémonie
détail ! et puis
lédifice qualifié de " colonial " est
la reconstitution dun Bordj turc du Fahs
autre détail
!
La suite
est du même tonneau : " la villa du centenaire repose sur
les décombres dun ilôt de sept somptueuses douerates
qui datent de la deuxième médina de la civilisation
ottomane. La villa est un condensé de matériaux demprunt
de fragments des maisons détruites par le génie militaire
français, lors de la malheureuse percée de la ville
".En réalité, la villa fut bâtie en 1929
sur un programme du Gouvernement Général en vue des
fêtes du centenaire, et lemplacement choisi, au dessus
de la prison Barberousse, était un site vide, dégagé
à lextérieur de lancienne enceinte de la
Kasbah. Si la percée de la ville fut bien réelle après
1830, vite limitée par les efforts dun colonel du Génie
dont une place dAlger portait le nom, Lemercier, il y avait
bien longtemps, en 1930, que les vestiges en avaient été
dispersés ; les éléments darchitecture
réutilisés avec talent par larchitecte avaient
une toute autre origine, liée à leffondrement
partiel mais inéluctable du quartier de la Marine, la partie
basse de la ville turque. La vétusté des constructions
avait contraint les autorités à prendre des arrêtés
durgence et à les démolir, les faïences,
chapiteaux, colonnettes etc. étant soigneusement récupérés
et réutilisés.
Mais continuons
: " Cétait la démonstration de la preéminence
de la doctrine très cavalière de lenvahisseur,
doublée du sombre dessein intentionnel de dénigrer la
qualité de vie qui prévalait au cours du XVII°
siècle de lère ottomane ( note :lauteur
veut sans doute dire de lère chrétienne, puisque
lère ottomane cest lère islamique
qui nen est encore quau XIV° pour l'instant
détail ! ) <
> afin de célébrer
le succès et la consécration de lempire colonialiste
français " ! or, larchitecture de la villa exprime
par tout son plan lart de vivre bien réel de lhabitat
turc des Raïs, que Leon Claro connaissait et admirait mieux que
personne, et quil a retranscrit dans ce projet avec une science
et un respect tels que presque personne ne savait quil était
une reconstitution et non un édifice dépoque .
Dailleurs, de nos jours, les guides faisant visiter les lieux
aux rares touristes ne signalent jamais le fait quils sont luvre
des Français et ils lignorent eux mêmes
mais
il est tout de même passionnant dapprendre que l
hommage rendu à lart turc dAlger par un architecte
français est un acte de mépris colonialiste !
La suite
de larticle sempêtre dans une confusion entre larchitecture
néo mauresque prônée par le gouverneur Jonnart,
très antérieure, et cette architecture de reconstitution
archéologique dont la démarche est totalement différente
.la
conclusion du texte est dailleurs assez piquante, qui nous expose
candidement que " cet antre de mémoire abrite à
juste titre le siège de la direction de la culture de la wilaya
dAlger et est ouvert gracieusement au public "
la
culture algérienne dans un édifice " colonial "
on
en frémit !
On reste
pantois devant tant de confusion mentale, dignorance crasse,
de puérile malveillance, et darrogante prétention.
Et pourtant, à y bien regarder, cest avec ce savant mélange
quon nous fabrique lHistoire. Et pas seulement la Presse
algérienne
et pas seulement dans le domaine de larchéologie
.
Que ce
morceau danthologie nous donne au moins loccasion de rendre
hommage ici à Leon Claro, ce très grand monsieur, et
il aura servi à quelque chose ! Ajoutons quil existe
dans les hauts fonctionnaires algériens quelques noms très
compétents qui doivent rougir de ce genre de déjections
.apparemment ce ne sont pas ceux-là qui écrivent
lHistoire !
Ref. :
El Watan, 9 septembre 2004
M.
LAGROT Responsable CVR... et accessoirement
ancien élève de Leon Claro
04/10/04